"La vie sociale oscille entre ses extrêmes, la propriété et la communauté, cherchant, à ce qu'il paraît, un troisième terme, aussi éloigné du socialisme que de l'économie politique."
Proudhon
Système des contradictions économiques 1846



3.3. Le troisième angle: ergonisme


A la base du schéma bipolaire de la doctrine socialiste se trouve l'axiome de dualité de la propriété: elle, dit-on, ne peut être que privée ou collective. Etre socialiste, c'est lutter pour la collectivisation de la propriété privée - action fondamentale qui transforme le capitalisme en socialisme. Tous les courants de la gauche s'accordent sur ce point, se reconnaissent sur ce critère. Assurer l'abondance et libérer l'homme, disent les prosocialistes, c'est de le débarrasser de la propriété privée (sur les moyens de production), ce véritable poison, et de lui faire avaler, en doses massives, le vrai remède - la propriété collective de dimension nationale.
Or, nous venons de prouver que, même en admettant cette vision bipolaire sur la propriété, on n'assure nullement, du côté collectif, ni liberté ni abondance, mais plutôt le contraire. On découvre que le poison "de droite" arrive, petit à petit, à guérir certains maux, tandis que le médicament-de-gauche fait des dégâts terribles, quand il ne tue pas net le malade...
Pour comprendre ces effets inattendus, faisons l'analyse chimique des deux produits, nés de l'axiome qui classe les formes de propriété en privées et collectives.
Propriété privée... Qu'est-ce? Un enfant peut constater qu'il en existe de toutes les couleurs et que la classification socialiste en noir et blanc ne s'y applique pas. Patron d'une usine, banquier ou gros propriétaire terrien - voilà les clichés noirs du dogme socialiste dans le domaine du privé. Mais un cordonnier indépendant dans son atelier, un plombier avec sa voiture utilitaire, un paysan travaillant sur son champ, un médecin dans son cabinet, un commerçant dans sa boutique, sont aussi des propriétaires privés! Un baron Empain, propriétaire d'un empire industriel et un petit actionnaire de General Motors (propriété collective de millions d'actionnaires...) sont l'un et l'autre des propriétaires privés... Comment mettre dans le même panier des propriétaires si dissemblables? Et où classer un copropriétaire d'une coopérative ou d'une société mutuelle, avec sa part du capital, ses traits d'actionnaire privé et son statut d'associé collectif? Les théoriciens de gauche y perdent leur latin: les uns vilipendent les coopératives comme nids d'élitisme, d'égo‹sme et de profit capitaliste, d'autres les glorifient comme avant-postes collectivistes de transition vers le socialisme...
Essayons de débrouiller la question. La doctrine socialiste lie la nature de la propriété à un critère quantitatif. Elle dit qu'en passant de la propriété d'un individu vers celle d'un grand nombre, on passe de l'exploitation-domination vers l'émancipation, de l'enfer capitaliste vers le paradis socialiste... Or, la réalité infirme cette thèse. Dans nos précédentes publications, nous avons proposé un critère de classement qualitatif. Peu importe si le propriétaire est isolé ou associé. Si, dans une cellule de propriété, les détenteurs du capital et les travailleurs sont les mêmes personnes, l'exploitation et la domination n'ont pas lieu à l'intérieur de cette forme de propriété. Ces tares peuvent apparaître là où le détenteur du capital, individuel ou collectif, et le travailleur ne co‹ncident pas.
Nous avons baptisé formes ergonistes (du mot grec ergon, travail) les formes de propriété où les travailleurs sont maîtres du capital. Une sous-division quantitative distingue trois variantes des formes ergonistes:
- individuelle (forme monoergoniste - artisans, paysans, et autres indépendants);
- de groupe (forme multiergoniste - coopératives, mutuelles, etc.) ou, théoriquement,
- de classe entière (forme panergoniste - un secteur commun dans une société où prédomineraient les deux autres formes ergonistes).
Analogiquement, nous appelons formes doministes celles où les maîtres du capital nécessairement dominent les travailleurs ne possèdant pas le capital et n'ayant pas la responsabilité des propriétaires. Là aussi, nous distinguons trois sous-groupes quantitatifs de propriété:
- monodoministe (patron isolé, jadis féodal ou maître d'esclaves);
- multidoministe (groupe de patrons: sociétés d'actions);
- pandoministe (secteur nationalisé dans le capitalisme, ou économie socialiste - propriété collective de la classe d'hégémones).
Autrement dit, il existe deux types qualitatifs du capital: ergoniste et doministe, dont chacun se divise en trois variantes, suivant un critère quantitatif - appartenance à un individu, un groupe ou une classe entière. On voit que les formes privées et collectives se trouvent mêlées dans les deux trinités de nature différente. Il est donc impossible d'extirper les fléaux d'exploitation et de domination en pourchassant la propriété privée, car ces fléaux sont parfaitement bien nichés dans les deux formes collectives, surtout dans la forme pandoministe - celle justement que le socialisme exalte le plus... Tout amateur de justice devrait, au contraire, chérir une forme typiquement privée (monoergoniste) et une autre, semi-privée (multiergoniste), bien plus proche du privé que du collectif-national (pour ne pas dire national-socialiste...). Une société sans dominateurs serait donc une société basée avant tout sur ces deux formes de propriété ergoniste. Une telle société, pourrait donc prendre le nom ergonisme.
Le principe ergoniste - "autopropriété" des travailleurs - est un principe tout à fait distinct des principes de propriété patronale et étatique, y compris du principe "mixte" de l'autoGESTION, suivant lequel les travailleurs gérent une propriété qui ne leur appartient pas, comme, par exemple, dans le socialisme yougoslave. Aucun des trois principes n'étant un mélange des deux autres, nous nous trouvons ainsi, théoriquement, devant un choix triangulaire: socialisme, capitalisme ou ergonisme. Choix bien concret, car, dans la réalité, pour les entreprises, on ne peut avoir que trois types de maîtres. Une usine, une rédaction, un grand magasin, etc. ne peut appartenir qu'aux patrons (variante capitaliste), à l'Etat (variante socialiste) ou à son personnel (variante ergoniste).
On devrait donc trouver, théoriquement, en face et hors du bipole "gauche - droite" une troisième force qui représenterait l'idée ergoniste, tel un troisième angle d'un triangle. Nous avons baptisé cette force "tréade" et nous démontrerons qu'elle existait depuis longtemps, tout en se croyant appartenir tantôt à la gauche, tantôt à la droite.
L'ergonisme n'est pas une invention, mais une pratique aussi vieille que l'humanité. L'homme des cavernes était ergonaire, comme on pourrait désigner le travailleur-propriétaire (par analogie au mot prolétaire désignant un ouvrier sans propriété). Avec sa famille ou sa tribu, il était propriétaire d'un habitat, d'un outillage, d'un territoire jalousement défendu. Les artisans, les commerçants des premières villes étaient ergonaires. Les médecins, les peintres, les maçons, les marins, les pécheurs, les paysans libres - maints métiers appartenaient à cette classe indépendante qui existait à toutes les époques, dans tous les systèmes sociaux et qui existe toujours (sauf dans le socialisme, à quelques exceptions près...). La vieille commune villageoise, le mouvement coopératif né au 19e siècle, c'est de l'ergonisme. De nos jours, dans le monde libre, surtout aux Etats-Unis qui sont une "locomotive" des innovations, le personnel des entreprises est de plus en plus souvent associé au capital, aux bénéfices, à la gestion, c'est-à-dire il se transforme graduellement en copropriétaire - voilà le progrès de l'esprit ergoniste. De plus en plus d'entreprises sont fondées comme copropriété du personnel. Fréquemment, les entreprises patronales en faillite sont reprises par le personnel. L'esprit ergoniste ("prendre ses affaires entre ses mains") se manifeste dans le mouvement des consommateurs, des usagers, des habitants, des défenseurs de l'environnement, dans l'expansion des associations, dans la libération mentale de la tutelle étatique. Cet esprit empreignait les événements de Mai 1968 à Paris et à Prague, puis l'éclosion de Solidarnosc en Pologne de 1980. Plus le niveau intellectuel, culturel, professionel des salariés monte, plus grande est leur part dans la gestion, moins ils supportent la tutelle des détenteurs du capital, aussi bien dans le système libéral que socialiste. Etre maître chez soi, c'est une vieille aspiration, mais ce qui est nouveau, c'est la croissance du nombre des salariés possédant assez de savoir pour en être capables. La principale mutation de nos sociétés vient de là, et non pas, comme dit le marxisme, d'une concentration du capital industriel ou financier, concentration qui d'ailleurs ne s'est pas produite. La cause d'une mutation profonde, on peut dire d'une révolution lente qui est en cours, c'est l'accumulation et la diffusion du capital intellectuel. Ce capital est bien concret. On peut le mesurer en nombre d'heures d'étude, d'apprentissage, de formation, d'instruction par habitant ou par pays. Il a une valeur réelle, il se transmet d'une génération à l'autre, il est stocké dans les cerveaux, dans la mémoire des bibliothèques, des archives, des ordinateurs, il est investi dans les machines et les institutions.
La révolution intellectuelle dont nous sommes les acteurs et les temoins, c'est le processus qui transforme les sociétés où le dominateur omniscient - patron ou bureaucrate - règne sur une masse de salariés ignorants, en sociétés où les salariés exercent la quasi-totalité du travail intellectuel. C'est le processus tout à fait inverse des prédictions marxistes annonçant la pauperisation-prolétarisation croissante sur un pôle, la concentration du capital entre quelques mains sur l'autre pôle.
La "déprolétarisation" de la classe des salariés est une conséquence, autant qu'une cause, de deux autres mutations. D'abord, il faut moins des travailleurs pour produire les biens matériels indispensables, donc la part de la production industrielle dans le travail de la nation diminue au détriment des services et des métiers intellectuels, comme l'enseignement, la recherche pure, la culture, etc. Par exemple, aux Etats-unis, les emplois industriels ne représentent que 18% de l'ensemble d'emplois, chiffre qui doit descendre à 15% (28 millions d'emplois) à la fin du siècle (Le Monde du 6 mai 1986), et le secteur des services qui y représente 72% des emplois (59% en France) est pratiquement le seul à créer des emplois nouveaux: 24,5 millions sur 25,4 millions créés en 15 ans (Note n° 4814 de la Documentation Française, 1986). Puis, dans le secteur de production déjà diminué, il faut moins de bras et plus de cerveaux, car la part du travail physique dans la fabrication des objets diminue, grâce au progrès technique, et aussi en raison du caractère plus complexe de nombreux produits, - changement qui s'accentue dans la mesure où les pays avancés sont obligés d'abandonner la production des objets simples aux pays moins évolués, ayant des moindres frais de main-d'oeuvre. Le travail physique dans les services étant plutôt réduit, généralement associé (comme dans les métiers indépendants) avec un travail plus ou moins intellectuel, toute la classe des salariés se "déprolétarise". Si au 19e siècle un salarié était habituellement un prolétaire avec un bas niveau d'instruction, de nos jours un salarié est le plus souvent un travailleur cérébral, en tout cas un homme instruit, ayant fait au minimum l'école secondaire. Un patron seul, ou même avec une petite élite de cadres, est incapable de gérer une entreprise moderne, avec ses tâches et relations complexes, avec sa nécessité d'assembler et de traiter une énorme masse d'informations. Il est obligé de déléguer une bonne partie de ses pouvoirs à un nombre d'employés compétents, responsables. De nos jours, même un ouvrier s'intellectualise, car, de plus en plus souvent, il conduit ou entretient des machines complexes.
Là est la cause de la révolution intellectuelle que nous vivons. Elle se manifeste dans l'exigence accrue de dignité, d'indépendance, d'information, de participation aux affaires de l'entreprise, de la commune et du pays. Le temps des pions s'achève. Vient l'époque des hommes responsables, informés, capables de juger et de décider des affaires qui les concernent. Michel Debré, homme d'Etat, gaulliste ancien, libéral de tendance jacobine, est forcé d'admettre:

"Le coeur du problème, c'est que le citoyen de 1984 n'est pas le citoyen d'il y a cent ans. Il se sent plus apte, plus capable de choix que le citoyen du temps jadis, et il a de nouvelles exigences."
(Le Point du 31 décembre 1984)

Les hommes instruits ne veulent plus s'en remettre aveuglément ni à l'Etat-patron (d'où le recul de l'idée socialiste dans le monde) ni à l'arbitraire des patrons (d'où la crise de l'idée libérale). La question cardinale de notre époque est celle que Proudhon avait formulée en 1849:

"Le problème n'est pas de savoir comment nous serons le mieux gouvernés, mais comment nous serons le plus libres."
(PROU 4, p.62)

On vient à l'idée que, pour être le plus libre, le moins dominé, on est obligé de prendre ses affaires dans ses propres mains, être maître chez soi. C'est l'idée ergoniste. Certes, sa formulation se rencontre dans les discours oratoires socialistes, mais la partie opératoire du socialisme - abolition de la propriété individuelle - anéantit toute possibilité de sa réalisation, en rendant l'Etat maître de l'individu. L'idée de rendre tout travailleur propriétaire, c'est le contraire du socialisme, c'est aussi le dépassement du libéralisme, c'est l'idée qui prend un essort hors des deux idéologies dominantes, hors de toute idéologie. En 1865, dans son livre De la capacité des classes ouvrières, Proudhon dit:

"Toute société se forme, se réforme ou se transforme à l'aide d'une idée." (PROU 9, p.127)


Proudhon
évoque l'idée de paternité, puis de fraternité qu'il récuse comme chimère. En fait, beaucoup d'idées différentes agitent la société, chaque pas du progrès technique et culturel se fait sous l'impulsion d'une idée. Mais c'est l'idée sur la façon d'assurer le bonheur qui préside. Jadis, on cherchait le bonheur plutôt au ciel, dans les mains de Dieu, en se résignant aux souffrances sur terre. Depuis un ou deux siècles, on s'égare dans l'idée socialiste ou national-socialiste que l'Etat peut faire le bonheur de chacun, en organisant le paradis collectif. L'humanité avait payé, et paye encore un prix terrible pour ce fourvoiement de certains peuples dans les solutions globales, par définition forcées, car collectives, obligatoires pour tous. Actuellement les masses penchent vers l'idée que l'homme est, finalement, le meilleur forgeron de son propre bonheur terrestre. Car le bonheur, comme le vêtement, se fait sur mesure. Et cette mesure dépasse rarement celle d'un groupe. Il n'y a pas de bonheur collectif, généralisé.
L'idée est ancienne, mais la majorité des hommes n'avaient ni capacité ni moyens de la réaliser. Avec la diffusion du capital intellectuel et matériel, l'aspiration à l'autonomie devient réalisable pour un nombre grandissant d'hommes, ce qui explique la renaissance et la plus large diffusion de cette idée.
L'idée ergoniste n'a rien à voir avec une idéologie, c'est-à-dire avec un système d'idées expliquant l'ensemble de la société ou du monde. C'est tout simplement un principe de liberté, l'idée que, pour être libre, il faut être maître des conditions de sa vie. Nous n'inventons que le nom de cette idée, pas l'idée elle-même qui était toujours présente dans le débat d'idées, ce que nous allons démontrer. Notre tâche à présent est de prouver deux choses:
- le principe ergoniste existe et se distingue du principe socialiste, comme du principe capitaliste;
- c'est le principe qui progresse et transforme les sociétés développés.

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D'abord, repérons les traces de l'idée ergoniste dans les débats d'idées. Retrouver ses traces dans toute l'histoire humaine serait un travail immense. Nous nous limiterons à quelques exemples de l'époque contemporaine.

Bien après le démentelement du complot de Babeuf en 1796, un ex-député montagnard de la Convention, Marc-Antoine Baudot analyse le projet babouviste de société communiste où une nomenklatura des "magistrats" fait le bonheur des citoyens, distribue le travail et les produits. Dans les mémoires qu'il laissa après sa mort en 1836, Baudot exprime des idées parfaitement ergonistes, et prophétiques de surcroît. Jaurès les cite avec regret, dans son Histoire socialiste, comme preuve que Baudot est tombé bas, aprés avoir été au sommet de l'intelligence, puisqu'il proposait, en 1793, "un régime collectiviste", "un ordre communiste"... Voilà les propos "honteux" de Baudot-révisionniste, par lesquels il ose "combattre le communisme":

"Il faut que l'homme, pour être libre, puisse diriger à sa volonté son travail, son industrie, son commerce et l'application de son intelligence aux arts et aux sciences, toutes les fois que la loi ne s'y oppose pas. Le magistrat qui forcerait l'homme dans le travail qu'il doit à la société serait un tyran, et l'homme qui subirait cette direction serait un esclave."
(JAUR 2, t.6, p.329)

Dans la cacophonie de l'oeuvre de Charles Fourier, au voisinage des monotones airs socialistes, on entend parfois des mélodies ergonistes. Ce penseur croyait qu'en mêlant le principe socialiste liberticide avec les éléments ergonistes renforçant la liberté, cette dernière gardera toute sa santé. D'où, par exemple, cet étrange éloge de la propriété ergoniste, en 1822, dans le Traité de l'Association domestique et agricole:

"L'esprit de propriété est le plus fort levier qu'on connaisse pour électriser les civilisés; on peut, sans exagération, estimer au double produit le travail du propriétaire, comparé au travail servile ou salarié. On en voit chaque jour les preuves de fait. Les ouvriers, d'une lenteur et d'une maladresse choquante lorsqu'ils étaient à gages, deviennent des phénomènes de diligence lorsqu'ils opèrent pour leur compte.
On devait donc, pour premier problème d'économie politique, s'étudier à transformer tous les salariés en propriétaires co-intéressés ou associés."
(FOUR 2, p.138)

Et, en effet, dans le souci d'efficacité du travail, Fourier accorde le status d'actionnaire aux membres de ses phalanstères. Seulement il oublie l'essentiel: du moment où, suivant le principe ergoniste, les associés sont maîtres dans leur association, ce sont eux qui établissent le but, les règles et la structure interne, et personne ne peut les leur dicter. Pourtant Fourier, en bon socialiste maniaque, avait autoritairement préétabli les moindres détails de la vie du phalanstère, devenue de ce fait vie de caserne. Le mépris envers la faculté de chaque homme de décider de sa vie est un trait typique de la pensée collectiviste. Il découle du principe socialiste de subordination de l'individu à la collectivité, principe suivant lequel chaque penseur-de-gauche, se croyant incarnation de l'intérêt collectif, traite la masse comme un troupeau de moutons obligé de suivre aveuglement les consignes du berger.

La pensée libérale, qui part du principe de la liberté d'entreprendre et s'étend jusqu'au principe de la liberté patronale de dominer, se chevauche, dans sa première zone, avec le principe ergoniste. Toute société libérale est en partie et nécessairement ergoniste - les indépendants, les coopératives, les associations et mille autres formes ergonistes y sont légitimement admises. Sans ce secteur, la société libérale est impensable. C'est pourquoi on trouve chez les penseurs libéraux des accents sincèrement ergonistes. Ainsi, Tocqueville, grand défenseur de la démocratie qui, elle, est le meilleur terreau de l'ergonisme, chérit les associations:

"Ce sont les associations qui, chez les peuples démocratiques, doivent tenir lieu des particuliers puissants que l'égalité des conditions a fait disparaître. (...)
Dans les pays démocratiques, la science de l'association est la science mère; le progrès de toutes les autres dépend des progrès de celle-là.
(...) Pour que les hommes restent civilisés ou le deviennent, il faut que parmi eux l'art de s'associer se développe et se perfectionne dans le même rapport que l'égalité des conditions s'accroît. "
(TOCQ 1, t.1, v.2, pp.116, 117)

Partisan de la décentralisation, de l'autonomie des communes, de l'autoadministration des citoyens, Tocqueville est autant libéral qu'ergoniste. Il mise, visiblement, sur les ergonaires, bien plus nombreux, à l'époque, que les patrons, quand il dit, en 1835, que chez un peuple "éclairé, éveillé sur ses intérêts", "la force collective des citoyens sera toujours plus puissante pour produire le bien-être social que l'autorité du gouvernement" (Id., v.1, p.90). C'est incontestable:

"On ne rencontre jamais, quoi qu'on fasse, de véritable puissance parmi les hommes, que dans le concours libre des volontés."
(Id., p.94)

Cette maxime est plus ergoniste que libérale, puisque "le concours des volontés" est plus libre entre les ergonaires indépendants dont le statut est égal, qu'entre les patrons et leurs salariés dépendants...
Le texte de Tocqueville permet d'établir une corrélation intéressante entre l'augmentation du nombre d'ergonaires (tendance prévisible actuellement) et la réduction de l'excès des dépenses étatiques que la démocratie entraîne, sous forme de faveurs distribuées par les élus à leur électorat, ou sous forme de frais pour "secourir les citoyens indigents". A en croire Tocqueville, le progrès de l'ergonisme aménerait la réduction des impôts:

"Les profusions de la démocratie sont, du reste, moins à craindre à proportion que le peuple devient propriétaire, parce qu'alors, d'une part, le peuple a moins besoin d'argent des riches, et que, de l'autre, il rencontre plus de difficultés à ne pas se frapper lui-même en établissant l'impôt."
(Id., p.218)

Le libéral intelligent, Adolphe Franck, lui aussi admirateur des associations, y compris des syndicats d'ouvriers (quand la gauche s'en méfiait...), remarque, en 1848, que le propriétaire et le travailleur se confondent dans l'ergonaire:

"(...) Bourgeois et ouvriers non-seulement se touchent et se mêlent, mais souvent se confondent. L'ouvrier d'aujourd'hui pourra être bourgeois demain et le bourgeois d'aujourd'hui est un ouvrier d'hier. Le paysan qui laboure son champ lui-même et le propriétaire d'un atelier qui seul, ou avec un certain nombre de compagnons, le met en activité, sont tout à la fois des bourgeois et des ouvriers."
(FRAN 1, p.95)

Frédéric Bastiat
est un autre libéral-ergoniste. En libéral convaincu, il démontre l'utilité du capital et défend, contre Proudhon, la légitimité de l'intérêt sur le capital. Pour Bastiat en 1849, le capital est "le pain des pauvres, l'universel agent de l'égalité, l'instigateur du progrès, le libérateur des classes laborieuses et souffrantes" (BAST 1, t.7, p.249). Il ose écrire, dans la 6e lettre de sa polémique avec Proudhon:

"Marche, marche, capital! Poursuis ta carrière, réalisant du bien pour l'humanité! C'est toi qui as affranchi les esclaves; c'est toi qui as renversé les chateaux forts de la féodalité! Grandis encore; asservis la nature; fait concourir aux jouissances humaines la gravitation, la chaleur, la lumière, l'électricité; prend à ta charge ce qu'il y a de répugnant et d'abrutissant dans le travail mécanique; élève la démocratie, transforme les machines humaines en
hommes, en hommes doués de loisirs, de sentiment et d'espérances!"
(BAST 1, t.5, p.167)

Le capital, c'est aussi cela, surtout quand il est ergoniste... Le problème est non pas "d'abolir" le capital en le rendant étatique, mais de l'ergoniser le plus possible, en transformant les salariés en copropriétaires. Et Bastiat parle comme un ergoniste, quand il prône la diffusion du capital, dans la 4e lettre:

"Le capital est donc l'ami, le bienfaiteur de tous les hommes, et particulièrement des classes souffrantes. Ce qu'elles doivent désirer, ce qu'il s'accumule, se multiplie, se répande sans compte ni mesure. - Et s'il y a un triste spectacle au monde, - spectacle qu'on ne pourrait définir que par ces mots: suicide matériel, moral et collectif, - c'est de voir ces classes, dans leur égarement, faire au capital une guerre acharnée."
(Id., p.145)

Puisque la division du capital en entités autonomes est un principe commun au libéralisme et à l'ergonisme, la liberté est leur valeur commune. Pour Bastiat, c'est la valeur suprême, comme il le dit à l'Assemblée, le 17 novembre 1849, en défendant le droit de grève et l'égalité entre les ouvriers et les patrons:

"La liberté peut réserver aux nations quelques épreuves, mais elle seule les éclaire, les élève et les moralise. Hors de la liberté, il n'y a qu'oppression (...)."
(BAST 1, t.5, p.513)

Fondés sur l'autonomie des individus et des groupes, les deux principes excluent tout monopole comme incompatible avec cette autonomie. Surtout le monopole de l'enseignement, le plus dangereux des monopoles. Le principe ergoniste, dans ce domaine, comme dans d'autres, c'est le principe de la diversité d'initiatives, donc de la variété de formes et de structures. Les écoles, pas Une Ecole. Si l'Etat peut, parfois, jouer le rôle de caissier, de collecteur des fonds, ce n'est pas à lui d'accaparer le rôle de maître d'école. Bastiat est conscient du danger d'un tel accaparement. En 1850, dans l'article Baccalauréat et socialisme, il propose un remède trop radical ("supprimer l'éducation publique"), mais il décrit justement le virus qui peut se propager dans et par l'Ecole publique, surtout quand elle est Unique (rêve de la gauche française, réalité des pays socialistes). L'analyse de Bastiat vise aussi bien les socialistes qu'un bon nombre de libéraux, trouvant un jacobin plaisir à cèder à la pression de la gauche en faveur de l'étatisation totale de l'enseignement:

"S'il y a une éducation confiée au pouvoir, les partis auront un motif de plus pour chercher à s'emparer du pouvoir, puisque, du même coup, ce sera s'emparer de l'enseignement,
le plus grand objet de leur ambition. La soif de gouverner n'inspire-t-elle pas déjà assez de convoitise? Ne provoque-t-elle pas assez de luttes, de révolutions et de désordres? Et est-il sage de l'irriter encore par l'appât d'une si haute influence?
Et pourquoi les partis ambitionnent-ils la direction des études? Parce qu'ils connaissent ce mot de Leibnitz:
"Faites-moi maître de l'enseignement, et je me charge de changer la face du monde". L'enseignement par le pouvoir, c'est donc l'enseignement par un parti, par une secte momentanément triomphante; c'est l'enseignement au profit d'une idée, d'un système exclusif. (...) Eh, quoi! ne verra-t-on jamais le danger de fournir aux partis, à mesure qu'ils s'arrachent le pouvoir, l'occasion d'imposer universellement et uniformément leurs opinions, que dis-je? leur erreurs par la force? Car c'est bien employer la force que d'interdire législativement toute autre idée que celle dont on est soi-même infatué."
(BAST 1, t.4, pp.486-487)

Et Bastiat conclut par ces paroles fières qui, à elles seules, font tout un programme ergoniste:

"S'il y a, dans le monde, un homme (ou une secte) infaillible, remettons-lui non-seulement l'éducation, mais tous les pouvoirs, et que cela finisse. Sinon, éclairons-nous le mieux que nous pourrons, mais n'abdiquons pas."
(p.487)

Le 1er avril 1850, dans son discours à l'Assemblée, Bastiat trace son Credo qui vaut un véritable portrait-robot de l'homme ergonaire, qu'il est impossible de confondre avec celui d'un salarié capitaliste ou socialiste:

"(...) Je voudrais que chaque homme eût, sous sa responsabilité, la libre disposition, administration et contrôle de sa propre personne, de ses actes, de sa famille, de ses transactions, de ses associations, de son intelligence, de ses facultés, de son travail, de son capital et de sa propriété."
(BAST 1, t.5, p.515)

Etre libre, c'est avoir "sous sa responsabilité" les conditions de sa vie, c'est être responsable. Le principe de responsabilité est bien plus ergoniste que libéral, car, dans une société libérale seuls les propriétaires et les chefs qu'ils nomment sont responsables, tandis que l'application du principe ergoniste transforme en propriétaires, donc rend plus ou moins responsables la majorité des personnes actives. En 1850, dans Harmonies économiques, Bastiat écrit ces paroles qui devraient être gravées sur les socles de toutes les statues de la Liberté, car la responsabilité est le socle de la liberté:

"La responsabilité! Mais c'est tout pour l'homme: c'est son moteur, son professeur, son rémunérateur et son vengeur. Sans elle, l'homme n'a plus de libre arbitre, il n'est plus perfectible, il n'est plus un être moral, il n'apprend rien, il n'est rien. Il tombe dans l'inertie, et ne compte plus que comme une unité dans un troupeau."
(BAST 2, p.475)

C'est en transférant la responsabilité de l'individu et des groupes vers l'Etat, que le socialisme creuse la tombe de la liberté et du bien-être. C'est en assurant la responsabilité à certaines couches du peuple, que le principe libéral assure une certaine liberté de tous. C'est en rendant propriétaires, donc responsables, le plus grand nombre des citoyens, que le principe ergoniste élargit le champ de la liberté de chacun. Autrement dit, il y a trois dégré de responsabilité. L'irresponsabilité illimité du socialisme engendre la servitude totale. La responsabilité limitée du liberalisme (c'est-à-dire la responsabilité totale pour une partie du peuple et la responsabilité partielle pour le reste, notamment pour les salariés) produit la liberté incomplète pour beaucoup. La responsabilité illimitée, suivant le principe ergoniste, assure la liberté pour chacun. Pas de liberté sans responsabilité. Liberté et responsabilité ne sont que deux côtés de la même médaille.
Bastiat
condamne aussi bien le socialisme que le jacobinisme par ces paroles qui prolongent la citation précédente:

"Si c'est un malheur que le sens de la responsabilité s'éteigne dans l'individu, c'en est un autre qu'elle se développe exagérément dans l'Etat. A l'homme, même abruti, il reste assez de lumière pour apercevoir d'où lui viennent les biens et les maux; et quand l'Etat se charge de tout, il devient responsable de tout. Sous l'empire de ces arrangements artificiels, un peuple qui souffre ne peut s'en prendre qu'à son gouvernement; et son seul remède comme sa seule politique est de le renverser. De là un inévitable enchaînement de révolutions."
(p.475)

C'est bien pour reconquérir la responsabilité volée que les peuples de maints pays socialistes (y compris de l'URSS, pendant les premières décennies) se soulevaient, et se souleveront encore à la moindre occasion. Dans tous les nouveaux pays socialistes, où le couvercle de la marmite n'est pas encore entièrement boulonné (Afghanistan, Angola, Mozambique, Nicaragua, Surinam, etc.), les guérillas tentent d'abattre l'Etat collectiviste, pilleur de la responsabilité.
Tout Etat tutélaire libéral ou social-démocrate qui n'abolit pas la liberté et ne réussit pas à endormir, à rendre passif le peuple, s'expose aux manifestations de mécontentement populaire contre lui, le principal responsable. Plus cet Etat a des domaines à gérer, plus il s'expose. C'est parce que l'Etat gouverne trop dans un pays aux penchants jacobins, comme la France, que ce pays subit des révoltes et des secousses à répétition. Régulièrement, les grèves paralisent le pays, ou les immenses foules manifestent dans les rues de la capitale contre les décisions de l'Etat, responsable de la pluie et du beau temps. Les trois dernières crises de colère populaire - de mai 1968, de juin 1984 et de décembre 1986 - ont à l'origine le fait que l'Etat français s'occupe trop de l'enseignement, trop étatisé (et que les socialistes au pouvoir tentaient, en 1984, d'étatiser encore davantage...). Le comble: en décembre 1986, le tremblement social avait pour cause la tentative du gouvernement libéral de donner plus d'autonomie au système universitaire sclérosé, et c'est la manière autoritaire d'imposer la réforme, sans consulter les intéressés, qui semble être la plus grande cause de la colère des jeunes.
Propriété aux travailleurs, responsabilité aux intéressés, affaires de la cité aux citoyens - c'est cela le principe ergoniste qui conquiert les esprits à notre époque où l'intelligence n'est plus un privilège d'une élite de droite ou de gauche.

On trouve chez les penseurs libéraux des belles paroles sur l'initiative individuelle, sur la responsabilité personnelle, paroles qui seraient encore plus belles si elles se rapportaient non pas à une couche de propriétaires et de décideurs, mais à tout homme. Avec cette correction ergoniste, on peut admirer cette tirade de Louis Reybaud, dans son Etude sur les réformateurs, de 1843:

"La société a encore beaucoup à stipuler pour l'homme, cela est vrai, mais à condition que l'homme ne s'abandonnera pas. Aucun effort d'ensemble ne pourrait l'élever ni à la grandeur morale, ni au bien-être physique, s'il n'y travaille lui-même constamment et sans relâche. Ici encore, la loi du devoir personnel est la seule qui est feconde et intelligente."
(REYB 1, t.2, p.6)

Nous rencontrons un ergoniste presque parfaît dans l'abbé et journaliste français Félicité de Lamennais (1782-1854), député à l'Assemblée en 1848, soucieux du sort des ouvriers. En 1841, dans son clairvoyant livre Du Passé et de l'Avenir du Peuple, Lamennais expose très précisément le principe ergoniste et avertit, prophétiquement, contre le danger du principe socialiste. Il formule les mêmes idées, encore plus clairement, dans une série d'articles Question du travail, publiée dans son journal Le Peuple constituant en avril 1848. En quelques lignes géniales, il résume sa pensée dans ce domaine:

"Pour être indépendant, maître de soi, pleinement libre enfin, il faut avoir en sa possession ce qui est nécessaire à la vie du corps, et la propriété est la condition matérielle de la liberté.
Pour assurer la vie de chacun et en même temps sa liberté, il ne s'agit donc point d'abolir la propriété, mais, au contraire, de la multiplier, de la rendre accessible à tous. L'abolition de la propriété, transférée de l'individu à l'Etat, aurait pour effet la servitude universelle, et dans cette servitude, la vie matériellement misérable, qui toujours et partout fut celle de l'esclave. L'extension de la propriété personnelle assure la vie de chacun dans l'universelle liberté.
Ainsi le problème du travail, dans son expression la plus générale, consiste à fournir aux ouvriers les moyens d'accumuler à leur profit une portion du produit de leur travail. (...)
Le problème à résoudre est d'arriver à un état tel, que désormais ils travaillent pour eux et non pour autrui. (...)
Nous croyons qu'on peut aisément arriver à cet état si désirable pour les travailleurs, et pour la société entière dont ils forment la plus nombreuse partie; nous croyons que, progressivement, par la croissance naturelle du bien dont on aura déposé le germe dans les institutions et les lois, on atteindra le terme vers lequel on doit tendre; en un mot, que le jour viendra où nul ne moissonera le champ qu'il n'a pas semé, où chacun recueillera le fruit de son travail, moins seulement la portion nécessaire pour subvenir aux charges générales de la société, aux dépenses qu'entrainent forcément l'intérêt commun et la sûreté commune."
(LAME 3, pp.241, 245 ou LAME 1, t.11b)

On est loin du principe socialiste "les-fruits-sont-à-tous" (donc à l'Etat) et du principe libéral "les-fruits-sont-au-patron". Lamennais indique un chemin difficile pour atteindre le but, mais c'est le seul chemin juste vers le but juste:

"Or, que faut-il pour que chaque travailleur, complètement affranchi, recueille tout le fruit de son travail? En d'autres termes, que manque-t-il aux travailleurs pour être pleinement libres(...)? (...)
Deux choses lui manquent encore pour compléter son indépendance, l'instruction et le capital. Sans instruction, il ne pourrait user utilement du capital; sans le capital, l'instruction serait pour lui stérile. Possédant à la fois l'instruction et le capital ou l'instrument de travail, il ne dépend que de soi, ne produit que pour soi, et possède dès lors, dans le fruit de son travail, dont nulle portion ne lui est ravie, tout ce à quoi il a un droit strict."
(pp.246, 247)

Lamennais
appelle à organiser "un vaste système d'enseignement gratuit" (ce qui n'est pas forcément un système étatique). Il conseille aux travailleurs de s'associer, notamment pour obtenir des crédits de l'Etat, sur lequel il compte un peu trop.
Sauf quelques détails de caractère socialiste, Lamennais est un pur représentant de la pensée ergoniste.

Le cas de Pierre-Joseph Proudhon est, comme nous le savons déjà, bien plus tortueux. Certains le nomment Père du socialisme français, d'autres - Père de l'anarchisme mondial, d'autre encore - bâtard petit-bourgeois... On oublie de dire qu'il est certainement papa d'un nombre d'idées ergonistes. Déjà en 1840, il commence à forger l'idée de Mutualité (forme d'échange mutuel des produits et des services entre ergonaires, usagers, etc.) et, sans encore employer ce terme, il l'oppose aussi bien à la Propriété (capitaliste) qu'à la Communauté (socialiste):

"Cette troisième forme de société, synthèse de la communauté et de la propriété, nous la nommerons LIBERTE."
(PROU 1, p.342)

Encore vaguement définie, considérée comme simple synthèse des deux autres principes, l'idée d'une troisième société se précisera plus tard. Mais dès le début, dans sa critique des deux autres principes, Proudhon était assez proche de l'opposition "triangulaire" entre les trois principes: capitaliste, socialiste, ergoniste.
D'abord hostile à toute propriété privée ("la propriété c'est le vol"), Proudhon mettra de l'eau dans son acide. En 1846, comparant la forme individuelle avec les grandes compagnies "rédoutables, avides du butin" et avec la forme collectiviste, Proudhon choisit l'échelle humaine:

"Le propriétaire-individu peut encore se montrer accessible à la pitié, à la justice, à la honte; le propriétaire-corporation est sans entrailles, sans remords. C'est un être fantastique, inflexible, dégagé de toute passion et de tout amour, qui agit dans le cercle de son idée comme la meule dans sa révolution écrase le grain."
(PROU 2, t.2, p.223)

Proudhon
conclut que "la propriété finira par la transformation de son principe, non par une coparticipation indéfinie" et que le "système de la propriété universelle, que quelques hommes, aussi intraitables qu'aveugles, s'obstinent à prêcher au peuple, est impuissant à créer la société".
En 1849, dans l'article Résistance à la Révolution, Proudhon n'a plus de haine contre la propriété, car il devient presque ergoniste:

"La réforme économique consiste (...) à identifier dans tout citoyen et au même degré, la qualité de travailleur et celle de capitaliste."
(PROU 10, t.3, p.7)
En 1851, il semble renoncer à son projet de "fermage universel" (appropriation par l'Etat, puis location des moyens de production), car le fermage est "absolu, irrévocable, contraire aux aspirations les plus certaines de l'époque". Une idée ergoniste lui vient à l'esprit, après dix ans d'égarement:
"Le peuple, même celui du socialisme, veut, quoi qu'il dise, être propriétaire; et si l'on me permet de citer ici mon propre temoignage, je dirai qu'après dix ans d'une critique inflexible, j'ai trouvé sur ce point l'opinion des masses plus dure, plus résistante que sur aucune autre question. J'ai fait violence aux convictions, je n'ai rien obtenu sur les consciences."
(PROU 5, p.271)

En 1856, dans la conclusion qu'il rajoute à son Manuel du spéculateur à la Bourse, Proudhon fait une analyse bien ergoniste des sociétés coopératives qui se multiplient à l'époque:

"Le principe qui y a prévalu, à la place du salariat et de la maîtrise, et après un essai passager du communisme, est la participation, c'est-à-dire la MUTUALITE des services, venant compléter la force de division et la force de collectivité.
Il y a mutualité, en effet, quand, dans une industrie, tous les travailleurs, au lieu de travailler pour un entrepreneur qui les paye et garde leur produit, sont censés travailler les uns pour les autres, et concourent ainsi à un produit commun dont ils partagent le bénéfice.
Or, étendez aux Associations travailleuses prises pour unités, le principe de mutualité qui unit les ouvriers de chaque groupe, et vous aurez créé une forme de civilisation qui, à tous les points de vue, politique, économique, esthétique, différera totalement des civilisations antérieures(...)."
(PROU 6, p.470)

Dans la question de l'enseignement, Proudhon est partisan du pluralisme libéral-ergoniste. Le 5 avril 1848, il note dans ses Carnets:

"(...) Je veux (...) qu'à côté des écoles publiques, il soit facultatif à tout individu, de bonnes vie et moeurs, de donner des leçons de quoi que ce soit. C'est aux citoyens de juger s'ils trouvent l'enseignement libre plus économique, meilleur, etc. que l'enseignement de la république. (...) Le droit du père jusqu'à la majorité me paraît inviolable: l'Etat ne peut pas préjuger quelle est la meilleure éducation, car l'Etat, c'est bien souvent un homme."
(PROU 11, t.3, p.44)

Proudhon
s'approchait assez souvent du principe ergoniste, mais, hélas, il traînait derrière lui quelques casseroles socialistes plutôt qu'anarchistes. Car il n'a pas su se débarrasser de ses idées fixes qu'il voulait imposer à la société et dont la réalisation demanderait des mesures autoritaires, sinon despotiques. Par exemple, l'idée du crédit gratuit, ou celle du ... travail gratuit, les rémunérations devant être remplacées par un troc des produits et des services - idées qui exigeraient la suppression forcée, à la cambodgienne, de la liberté des transactions, de la liberté de travail et de la liberté tout court. L'autoritarisme est le défaut de presque tout grand penseur: se croyant au-dessus des hommes de bon sens, il s'estime autorisé à décider à leur place les détails de leur vie.

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Et Marx-Engels, pouvaient-ils ignorer l'existence des formes de propriété ergonistes, des idées ergonistes? Ils ne les ignoraient pas, puisqu'ils les combattaient, quand ils ne tentaient pas de les mettre au service de leur cause socialiste...
Le jeune Marx, à l'époque où il était encore un marxiste embryonnaire, exprime, par hasard, une pensée ergoniste, dans ses Manuscrits de 1844:

"Un être ne commence à se tenir pour indépendant que dès qu'il est son propre maître, et il n'est son propre maître que lorsqu'il doit son existence à soi-même. Un homme qui vit de la grâce d'un autre se considère comme un être dépendant."
(MAR 7, p.97)

En 1857, dans Le Capital, il est à deux pas de formuler la classification ergoniste de la propriété, puisqu'il distingue deux types du capital privé:

"La propriété privée, comme antithèse de la propriété collective, n'existe que là où les instruments et les autres conditions extérieures du travail appartiennent à des particuliers. Mais selon que ceux-ci sont les travailleurs ou les non-travailleurs, la propriété privée change de face. Les formes infiniment nuancées qu'elle affecte à première vue ne font que réflechir les états intermédiaires entre ces deux extrêmes."
(MAR 18, t.1, p.556)

Marx
touche ici un vrai filon d'or: "la propriété privée change de face" quand elle est ergoniste! Elle a donc une autre nature! Constat extrêmement important: face à la propriété collective, il n'y a pas une forme privée, mais "deux extrêmes", deux types du capital privé opposés: patronal et ergonaire. Cela fait un triangle!.. Aveuglé par sa vision bipolaire, Marx passe à côté d'un trésor d'idées...
Dans le dernier tome du Capital, Marx touche encore au thème ergoniste en établissant le statut du "producteur non capitaliste":

"(...) C'est le cas du petit paysan, de l'artisan, etc., qui donc, en qualité de producteur immédiat, possède ses propres moyens de production; enfin, lorsque le producteur capitaliste lui-même opère sur une si petite échelle qu'il se rapproche de ces producteurs qui travaillent eux-mêmes."
(t.3, p.554)

Le petit patron est donc, selon Marx lui-même, le cousin de l'ergonaire...
Déjà dans le premier tome, Marx (sans crainte de se contredire...) donne, de la forme de propriété monoergoniste, une analyse qui démontre son extrême importance, sa vitalité inébranlable, sa nécessité impérieuse, sa nature libératrice:

"La propriété privée du travailleur sur les moyens de son activité productive est le corollaire de la petite industrie, agricole ou manufacturière, et celle-ci constitue la pépinière de la production sociale, l'école où s'élaborent l'habilité manuelle, l'adresse ingénieuse et la libre individualité du travailleur. Certes, ce mode de production se rencontre au milieu de l'esclavage, du servage et d'autres états de dépendance. Mais il ne prospère, il ne déploie toute son énergie, il ne revêt sa forme intégrale et classique que là où le travailleur est le propriétaire libre des conditions de travail qu'il met lui-même en oeuvre, le paysan, du sol qu'il cultive, l'artisan, de l'outillage qu'il manie, comme le virtuose, de son instrument."
(t.1., p.556)

Il est difficile à croire que cet hymne au travailleur indépendant est chanté par l'homme, dont les idées conduiront à la liquidation de la paysannerie et de l'artisanat par la spoliation, les massacres, la déportation... Pourtant, le verdict est prononcé juste après ces louanges. Puisque "ce régime de petits producteurs indépendants, travaillant à leur compte" ... "exclut la concentration", "la coopération sur une grande échelle", "le machinisme" ... "il n'est compatible qu'avec un état de la production et de la société étroitement borné", selon l'opinion totalement erronée et abusive de Marx. D'où cet arrêt de mort, sans appel, injuste et ignoble:

"L'éterniser, ce serait, comme le dit pertinemment Pecqueur, "décréter la médiocrité en tout"."


Marx n'ordonne pas aux communistes de liquider les paysans et les autres indépendants dans le paradis socialiste, il n'est pas si sanguinaire... Mais puisqu'il est exclu de tolérer la propriété privée, "incompatible" avec le monde indivisible du collectivisme, il faut éliminer les troublions indépendants théoriquement avant de les éliminer physiquement... Comment? En prétendant que le capital les éliminera juste avant l'entrée dans le socialisme. Le sort de ce secteur "de petits producteurs" est déjà réglé, selon Marx:

"Il doit être, il est anéanti. Son mouvement d'élimination transformant les moyens de production individuels et épars en moyens de production socialement concentrés, faisant de la propriété naine du grand nombre la propriété colossale de quelques-uns, cette douloureuse, cette épouvantable expropriation du peuple travailleur, voilà les origines, voilà la genèse du capital. (...)
La propriété privée, fondée sur le travail personnel, cette propriété qui soude pour ainsi dire le travailleur isolé et autonome aux conditions extérieures du travail, va être supplantée par la propriété privée capitaliste, fondée sur l'exploitation du travail d'autrui, sur le salariat."
(pp.556-557)

Présentation fausse, tronquée, démentie par les faits. Les grands capitaux se sont crées généralement par leur propre croissance, rarement comme addition des capitaux nains des indépendants ou par leur élimination systématique. Le secteur ergoniste n'est éliminé dans aucun pays capitaliste le plus avancé. Certes, il s'est transformé (tout se transforme dans la société de concurrence), s'est déplacé davantage vers les services, mais reste vivant, et aucune révolution socialiste n'avait reçu en héritage une société sans ergonaires. Seuls les régimes socialistes ont procédés à la "douloureuse, épouvantable expropriation du peuple travailleur", au nom de l'uniformité collectiviste. Quand Marx dit du secteur ergoniste: "Il doit être anéanti", il ne fait que suivre la logique du socialisme, pas celle du capitalisme qui, lui, par contre, ne peut pas anéantir le secteur ergoniste, car il se suiciderait en l'éliminant.
Plus tard Marx sera embarrassé par un autre obstacle ergoniste à l'uniformité socialiste, - par ces grains de sable que présentent les coopératives, ces enfants du mouvement des travailleurs. Elles se sont multipliées comme des champignons après une pluie, dans la seconde moitié du 19e siècle. Comment s'en débarrasser, puisque le système capitaliste ne les exproprie pas, mais tolère, sinon encourage?.. Puis, leur origine prolétarienne interdisait au Père du prolétariat une attaque frontale. Marx s'est résigné à les récupérer pour mieux étrangler ensuite, en déclarant que les coopératives peuvent présenter une forme "transitoire" du passage au socialisme. Forme transitoire, cela veut dire condamnée à terme. D'ailleurs, les marxistes au pouvoir n'accepteront jamais, dans leur régime, les VRAIES coopératives - autonomes, maîtresses réelles de leur capital. Les hégémones n'utiliseront que le NOM de coopérative pour déguiser leurs latifundias collectives où ils embrigadent, par groupes, leurs esclaves.
Comme cette forme multiergoniste, la forme actionnaire (multidoministe) du capital n'était pas inconnue de Marx. Dans le troisième tome du Capital, paru une dizaine d'années après sa mort en 1883, Marx la définit, en exagérant fortement, comme forme qui cesse d'être privée:

"Le capital, qui repose, par définition, sur le mode de production sociale et présuppose une concentration sociale de moyens de production et de force de travail, revêt ici directement la forme de capital social (capital d'individus directement associés) par opposition au capital privé; ses entreprises se présentent donc comme des entreprises sociales par opposition aux entreprises privées. C'est là la suppression du capital en tant que propriété privée à l'intérieur des limites du mode de production capitaliste lui-même."
(MAR 18, t.3, p.408)

Il a du mal, avec deux seules catégories ("privé - social") à définir la nature de cette forme qui, comme les formes ergonistes, refuse de se caser dans le Bipole marxiste. Marx, au lieu de chercher la contradiction dans sa tête, la trouve dans ces formes de propriété indisciplinées, puis s'en débarrasse, en les envoyant dans le monde des mirages transitoires:

"Il faut considérer les entreprises capitalistes par actions et, au même titre, les usines coopératives comme des formes de transition du mode capitaliste de production au mode collectiviste, avec cette différence que, dans les premières, la contradiction est résolue négativement et dans les secondes positivement."
(p.412)

Le comble de l'incohérence, c'est que Marx, ayant fait de l'abolition de la propriété privée quelle qu'elle soit son cris de guerre, gronde les économistes "bourgeois" qui, semble-t-il, ne distinguent pas le capital privé ergoniste et patronal. Dans le premier tome du Capital, il rouspète:

"L'économie politique cherche, en principe, à entretenir une confusion des plus commodes, entre deux genres de propriété privée bien distincts, la propriété privée fondée sur le travail personnel, et la propriété privée fondée sur le travail d'autrui, oubliant, à dessein, que celle-ci non seulement forme l'antithèse de celle-là, mais qu'elle ne croît que sur sa tombe."
(p.559)

Mis à part la fin, tout est vrai dans cette phrase. Dommage que Marx a décidé de mettre ces deux genres "bien distincts" dans la même tombe, sans distinction. Il est donc adversaire aussi bien du capitalisme que de l'ergonisme. Ayant constaté que "au fond du système capitaliste il y a donc la séparation radicale du producteur d'avec les moyens de production" (p.518), Marx choisit le faux camp, - celui des bâtisseurs du goulag qui se battent non pas pour réduire cette séparation, mais pour l'aggraver par la collectivisation. Car, tout en faisant des grands discours oratoires sur la nécessaire "reconversion du capital en propriété des producteurs", il s'est fait Apôtre de la théorie et de la pratique opératoires de la conversion des capitaux en Capital unique, "non plus comme propriété privée des producteurs particuliers, mais en tant que propriété des producteurs associés, propriété directement sociale" (t.3, p.409). Cela veut dire que Marx n'est pas pour la propriété DIRECTE, concrète des travailleurs, propriété ergoniste, mais pour la propriété étatique ("directement sociale"). Il est contre LES associations, pour L'Association. Contre les travailleurs, pour les hégémones. Contre Walesa, pour Jaruzelski.
Marx
est socialiste, pas ergoniste, bien que dans ses discours on rencontre de temps en temps des paroles ergonistes qui ne servent qu'à égarer les travailleurs sur les fausses routes socialistes, routes de la servitude et de la pénurie.

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Pourtant, dans ses activités, Marx rencontrait beaucoup de gens qui indiquaient clairement une autre voie. C'est la question coopérative qui constituait la pierre de touche servant à faire la distinction entre les hommes de liberté et ceux de servitude. Au congrès de Genève de l'Internationale, en septembre 1866, la délégation de Paris (avec Tolain, Varlin, Benoît Malon), en majorité proudhonienne, avait présenté un Mémoire en guise de programme où on pouvait lire ces lignes étonnantes:

"La coopération est une forme distincte de l'association; elle groupe les hommes pour exalter les forces et l'initiative de chacun; c'est un contact pour lequel plusieurs producteurs se garantissent réciproquement une certaine somme de produits, services, devoirs, etc., se considérant, du reste, comme parfaitement indépendants, soit pour leur production, soit pour leur consommation. (...) Elle (la coopération) diffère radicalement de l'association en ce que celle-ci, en s'universalisant, aboutirait à l'absorption complète de l'individu, au communisme gouvernemental. (...)
La coopération est une forme d'association; on pourrait donc, au premier abord, nier la nécessité d'une expression nouvelle pour désigner ce mode particulier. Mais si la coopération est une des formes d'association, elle en est distincte, tellement distincte qu'il est impossible de les confondre et que, d'ailleurs, le but et les moyens d'action offrent à l'observateur des différences telles qu'un mot nouveau est devenu nécessaire."
(BAK 13, t.1, pp.67-68, 99)

Un mot nouveau est devenu nécessaire, car il s'agit de reconnaissance d'un principe "nouveau", principe ergoniste, dont la coopération n'est qu'une parmi mille incarnations.
Le Mémoire est clairement antisocialiste dans la question de l'enseignement:

"L'instruction par l'Etat, c'est logiquement un programme uniforme ayant pour but de modeler les intelligences d'après un type unique; ce serait la négation de la vie, l'atrophie générale."
(id., p.67)

La présence, dans la même organisation, des marxistes et des presque-ergonistes était le résultat d'un malentendu, de confusion des principes et des mots. Seul le refus commun (mais inégal) du capitalisme les réunissait. L'éclatement de l'Internationale était contenu en germe dans cette incompatibilité.
Il faut dire que l'absence d'une théorie ergoniste, se démarquant clairement du socialisme, faisait, et fait encore, qu'un bon nombre d'adeptes ou de pratiquants du principe ergoniste se croient être socialistes. C'est, par exemple, le cas des participants du mouvement coopératif qui se classent du côté du socialisme, malgré le fait évident que dans les pays socialistes toute organisation coopérative (réellement coopérative, indépendante du pouvoir) est bannie. De l'autre côté, les prosocialistes profitent de la confusion pour transformer les coopératives en leurs vaches à lait, comme le signale, en 1906, Georges Sorel, socialiste indiscipliné:

"Les coopératives ont été longtemps dénoncées comme n'ayant aucune utilité pour les ouvriers; depuis qu'elles prospèrent, plus d'un politicien fait les yeux doux à leur caisse et voudrait obtenir que le Parti vécût sur les revenus de la boulangerie et de l'épicerie, comme les consistoires israélites, dans beaucoup de pays, vivent sur les redevances de la boucherie juive."
(SORE 1, p.188)

Mis à part les vrais ergonistes, égarés dans le camp collectiviste, on trouve dans ce camp les ennemis ouverts des formes coopératives (comme Blanqui, Guesde), les ennemis cachés (comme Marx), et les faux amis (comme Louis Blanc, Jaurès).
En 1867, dans un article du recueil La Critique sociale, Auguste Blanqui avoue qu'en 1848, "il y avait en présence et aux prises deux socialismes: l'un, celui de Proudhon, fondé sur l'individualisme tempéré de mutualité gratuite; l'autre, anonyme, basé sur l'association générale progressive." (BLANQ 1, p.182). (Fait rare: un socialiste avouant l'existence d'un autre principe que la collectivisation "anonyme", étatique; cela mérite d'être noté...). Puis il s'en prend à la coopération, "fille bien élévée du socialisme proudhonien". Ses pêchés: présence du capital, de la concurrence, de l'offre et de le demande, indépendance par rapport à l'Etat. Le plus révoltant pour Blanqui est le conseil de rester indépendants que les amis des coopératives donnent aux masses. Il est fou de rage:

"Comment osent-on leur dire de détourner leurs regards de l'Etat et de ne compter que sur elles-mêmes?"
(p.184)

Pour Blanqui, les sociétés coopératives de consommation, "ce n'est qu'une amusette"; les sociétés de crédit - "un péril pour les ouvriers". "Quant aux sociétés de production, je les tiens pour le piège le plus funeste où puisse tomber le prolétariat" (p.186). Ce putchiste, élitiste, avant-gardiste invétéré craint qu'une "élite intellectuelle" du prolétariat seule s'engage dans cette voie. Ce serait "la négation, le tombeau" du socialisme. Blanqui crie au scandale:

"Ah! l'on prétend émanciper le peuple à l'encontre même de l'action gouvernementale, avec de petites sociétés coopératives! Chimère! Trahison, peut-être! Le peuple ne peut sortir du servage que par l'impulsion de la grande société, de l'Etat, et bien osé qui soutiendrait le contraire. Car l'Etat n'a pas d'autre mission légitime. (...)
La coopération est venue en aide à l'ennemi et s'est mise à démolir la révolution(...)."
(p.187, 190)

Marx
était du même avis, mais, à la place de cette politique de la hache, il a choisi celle du noeud coulant pour étrangler les coopératives après "transition". Sa haine des proudhoniens (partisans des coopératives, mais pas tout à fait ergonistes) perce dans sa lettre à Engels du 11 septembre 1867:

"Au prochain Congrès de Bruxelles, je tordrai moi-même le cou à ces ânes de Proudhoniens. J'ai préparé toute l'affaire de manière diplomatique(...)."
(MAR 21, p.23)

La manière diplomatique de tordre le cou, c'est tout ce qui distingue Marx de ce bourreau Blanqui.
Jules Guesde,
c'est un autre chevalier de la hache. Son argument tranchant, c'est l'inégalité qui apparaîtrait entre les coopératives. Dans l'article Collectivisme et Révolution (1879), il écrit:

"(...) La forme coopérative et la forme collective (...) divisent le parti socialiste sans que l'on puisse s'expliquer comment et pourquoi, tant l'appropriation corporative de la matière et des instruments de travail présente d'inconvénients sous tous les rapports et va contre la justice ou l'égalité dans la liberté que nous poursuivons."
(GUES 2, p.65)

Egalité dans la liberté... Beau programme... Au nom de l'égalité, il faudrait abaisser les meilleurs (hommes et entreprises) au niveau des pires, - action nivelatrice hautement autoritaire, appauvrissante et liberticide... Si l'on préfère la liberté, on est obligé d'accepter l'autonomie des hommes et des groupes, donc consentir à leur libre compétition et à l'inévitable inégalité. Guesde croit que les inconvénients sont uniquement du côté du principe coopératif. Il se trompe. Le choix entre principes de société est un choix entre différents types d'inconvénients.
Puis, il y a les faux amis, les prosocialistes qui choisissent d'étrangler les coopératives en les serrant très très fort dans leurs bras. Louis Blanc, telle une sirène, s'épanche dans les hymnes aux coopératives. Il veut les réunir tellement bien, qu'il n'en resterait qu'une seule... Dans Le Nouveau Monde du 15 février 1850, il se livre:

"De toutes ces associations isolées, éparpillées au hasard, sans liens, sans communications, il faut faire un tout homogène, un corps organisé marchant sympathiquement sous une commune bannière."
(BLAN 3, p.374))

Le 15 juin 1850, il raconte son rêve du "régime de l'association universalisée", créé après la transition où les associations seront poussées fortement à devenir "solidaires les unes des autres" de façon que "sans secousse, et rien qu'en descendant la pente sur laquelle elle aurait été placée, la société se trouverait, au bout de quelques temps, dans un monde nouveau, dans un monde où l'ensemble des instruments de travail appartiendrait à tous comme l'air et le soleil". La pente conduisant à un piège... Marx, en théorie, puis Lénine et Staline, en pratique, utiliseront le brevet... Lénine singera Blanc ainsi, le 28 mars 1918:

"La coopérative, petit îlot dans la société capitaliste, est une boutique. La coopérative, si elle s'étend à toute une société dans laquelle la terre est socialisée, et les usines nationalisées, c'est le socialisme. La tâche du pouvoir des Soviets (...) consiste (...) à étendre les organisations coopératives à l'ensemble de la société pour faire de tous les citoyens sans exception de ce pays, des membres d'une seule coopérative nationale ou, plus exactement, étatique."
(LEN 2, t.27, p.223)

Coopératif égal étatique... Et le socialisme, c'est quand tout est étatisé... C'est clair?..
Jaurès
est de la même tribu d'étrangleurs par étreinte que Blanc. En 1896 à Carmaux, près d'Albi, à la suite d'une longue grève, les ouvriers fondent leur propre verrerie coopérative. La gauche, donc Jaurès, député de la région, soutient l'initiative. La question se pose: à qui doit appartenir la verrerie - aux verriers ou "à la gauche", "à l'ensemble du prolétariat"? Autrement dit, doit-elle être ergoniste ou socialiste? Plus tard, en 1901, dans ses Etudes socialistes, Jaurès, tout fier d'avoir imposé son point de vue collectiviste, raconte:

"Je soutins de toutes mes forces ceux qui voulurent en faire et qui en ont fait la propriété commune de toutes les organisations ouvrières, créant ainsi le type de propriété qui se rapproche le plus, dans la société d'aujourd'hui, du communisme prolétarien. J'étais donc toujours dirigé par ce que Marx a nommé magnifiquement
l'évolution révolutionnaire."
(JAUR 3, p.LXVIII)

Nous savons maintenant distinguer les amis du socialisme qui asservit les travailleurs à l'Etat, et les amis de l'ergonisme qui rend les travailleurs maîtres de leurs instruments de travail. Les premiers tendent à imposer un mode de vie unique, à soumettre tout homme à un choix collectif. Les seconds n'ont qu'un souci: rendre chaque homme maître de ses choix, maître de sa vie. Nous avons exploré les idées du pôle ergoniste. Explorons les habitants de ce pôle inconnu, pourtant habité par des hommes bien connus. Quelle est l'origine, quelle est la nature de ces amis de la liberté, de l'autonomie, de la dignité de l'homme? En quoi leur valeurs se distinguent de celles des promoteurs du socialisme?