Adolphe FRANCK (1809-1893),
auteur du Communisme jugé par l'histoire (1848)



La vraie et la fausse égalité
Conférence populaire faite à l'Asile impérial de Vincennes
1867

(Les termes en gras sont de notre initiative)


Messieurs, je vais traiter devant vous le grand, le brûlant sujet de l'égalité, un brûlant sujet en effet, car il n'y en a pas qui ait excité plus de passions, qui ait causé de plus vives alarmes.
Pour les uns, l'idée de l'égalité, c'est la source de tous les troubles, de tous les maux qui ont affligé la société depuis bientôt un siècle. Pour les autres, au contraire, c'est la cause de tout le bien qui a été effectué durant le même laps de temps, c'est le principe de la délivrance accomplie par l'ordre des choses sous lequel nous vivons, c'est la condition de toute justice, sinon la justice même dans le ciel et sur la terre.
Ces deux manières de juger l'égalité ne se rencontrent qu'en un point. Tous ceux qui ont été mis en demeure d'en parler, l'ont considérée comme une idée nouvelle, introduite dans les habitudes de notre esprit, dans nos lois, dans nos moeurs, dans les relations de la vie privée et les discussions de la vie publique, depuis la veille de la révolution française.
Rien de plus faux, rien de plus contraire à l'histoire. Le principe ou plutôt le sentiment de l'égalité, a de telles racines dans notre âme, des fondements si vivaces dans notre conscience, qu'il s'est échappé comme le cri de la nature, des lèvres des premiers sages, de premiers poëtes, des fondateurs des religions, sous la menace même du despotisme et en regard de l'esclavage.
Du sein de la plus profonde abjection, alors que la servitude étalait aux regards ses plaies et ses chaînes, et que ceux qui profitaient de cet odieux régime ne croyaient même pas possible qu'on le mît en question, des voix éloquentes, des voix inspirées se sont fait entendre, qui ont proclamé le dogme de l'égalité des hommes.
Comment ? Sous quelle forme ?
Un écrivain sacré, dont on fait remonter la vie à trois millions avant notre ère, prononçait ces paroles :
« L'homme est né pour souffrir, comme l'oiseau pour voler ».
Un autre, un poëte dont le nom est confondu avec celui de la poésie elle-même, un païen, sans avoir eu en aucune façon connaissance du livre de Job, car c'est à ce livre que j'ai emprunté la maxime que je viens de citer, s'exprimait à peu près de la même manière : « De tous les êtres qui rampent et vivent sur la terre, l'homme, a dit Homère, est le plus malheureux .»
Que signifient ces deux sentences ? Qu'il n'y a point d'exception parmi les hommes à cette loi commune qui nous condamne à la douleur, à la maladie, à la mort, à l'amertume de perdre ceux que nous aimons le plus au monde, et de voir se détacher de nous ce qui fait notre bonheur et notre orgueil.
Voilà déjà l'égalité introduite dans les esprits sous une première forme, avec une première expression qui ne s'adresse guère qu'à nos sens. c'est ce qu'on pourrait appeler l'égalité devant la souffrance.
Dans une autre contrée, et à peu près vers la même époque, un troisième penseur, un écrivain sacré comme le premier, l'auteur du livre de la Génèse, après avoir déroulé sous nos yeux le sublime récit de la création, nous apprend que nous sommes tous issus d'un même couple, que nous sommes tous les enfants d'un même père et d'une même mère, créés directement par la toute-puissance divine.
C'est une nouvelle expression du sentiment de l'égalité, car elle revient à dire que dans nos veines coule le même sang, que nous sommes tous égaux par notre origine et par notre naissance.
Voyez, Messieurs, quelle a été la puissance de cette antique parole. En vain, l'orgueil de l'homme s'est-il efforcé de mettre sous la protection de l'autorité divine les divisions du genre humain, la division de la société en deux classes, les nobles et les vilains, l'aristocratie et la plèbe, les premiers nés pour jouir et pour commander, les seconds pour travailler et pour obéir, rien n'a pu effacer de la Bible ce précieux enseignement qui représente le genre humain comme une seule famille.
Cela nous apprend, Messieurs, qu'au sentiment de notre dignité personnelle, à l'amour de notre liberté, au respect que nous devons avoir pour nos semblables, vint naturellement s'unir le sentiment religieux.
Otez le sentiment religieux, l'homme se dégrade à ses propres yeux, et ne peut plus avoir ni respect, ni amour pour ses semblables.
Voilà déjà le sentiment de l'égalité exprimé de deux manières différentes. Il y en a une troisième expresssion.
Après le livre de la Génèse, après l'Ancien Testament, l'Evangile a été prêché aux hommes. Or, parmi les maximes de l'Evangile, nous rencontrons celle-ci : « Que celui d'entre vous qui veut être le premier se fasse le serviteur de tous les autres. » Cela veut dire que toutes les distinctions sont vaines, à l'exception d'une seule, celle qui prend son origine dans le charité, dans l'abnégation, dans notre dévouement à nos semblables ; cela veut dire que toutes les distinctions doivent être considérées comme une invention frivole de l'orgueil humain, à l'exception de celle qui consiste à s'oublier soi-même pour se donner tout entier à l'intérêt et à l'amour de son prochain.
Comme complément de ce précepte, l'Evangile ajoute celui d'être humble et de tenir pour un pur néant les besoins et les affections de ce monde, afin de n'aimer que Dieu et, pour l'amour de Dieu, notre prochain.
Nous percevons donc ici une nouvelle conception de l'égalité, Messieurs, et une nouvelle manière de l'exprimer : ce n'est plus celle que nous révèle l'Ancien Testament. — l'égalité par la naissance — c'est une égalité plus haute, d'un ordre purement spirituel, et que j'appellerai l'égalité par l'abnégation et par l'amour divin.
Arrêtons-nous un instant pour nous demander si le principe de l'égalité, tel qu'il peut exister chez les hommes, tel qu'il peut être reconnu par la loi et appliqué à l'ordre social, se trouve renfermé dans l'une ou dans l'autre de ces trois maximes, de ces trois sentences que je viens de rappeler à vos esprits.
Assurément, ç'a été un grand pas pour la civilisation morale, pour la discipline des âmes, pour l'apaisement des coeurs que de rappeler aux hommes que quelles que soient les distinctions qui existent entre eux, quels que soient la grandeur des uns et l'abaissement des autres, ils étaient tous soumis à cette loi commune de la douleur et de la mort. Ç'a été un grand progrès pour l'adoucissement des moeurs que de rappeler aux nations et aux individus leurs faiblesses et leurs misères. Quand nous avons le sentiment du peu que nous sommes, la source de l'orgueil semble tarie en nous, et un autre sentiment se manifeste aussitôt, celui de la pitié que nous éprouvons les uns pour les autres. Et quand je parle de la pitié, je ne veux pas seulement faire allusion à celle qu'éprouvent les grands pour les petits, les forts pour les faibles, les riches pour les pauvres. Non, je parle de celle qui doit entrer dans le coeur de pauvres pour les riches, des petits pour les grands et des faibles pour ceux qui se regardent comme les forts de ce monde, parce que, qui que nous soyons, notre corps est constamment déchiré par la souffrance, notre vie est constamment livrée en proie à des chagrins sans nombre, constamment nous voyons devant nous de sombres destinées qui s'obscurcissent encore à mesure que nous avançons vers la tombe. De là, si nous écoutons les mouvements de notre coeur, une immense compassion des uns pour les autres, et par conséquent, un sentiment qui annonce déjà de loin les élans de la charité. Mais, hélas, il n'en est pas ainsi. Le sentiment de la pitié est fugitif. Il s'efface aussitôt que disparaissent les événements qui l'ont fait naître. Il faut, pour l'exciter et l'éveiller en nous et aussi pour le conserver, des spectacles douloureux et qui durent quelque temps, car la pitié entre dans le coeur par les yeux. On n'a pas pitié des absents, on n'a pas pitié de ceux qui ne sont plus, on n'a pas pitié de maux passés, on ne pressent point les maux à venir ou, du moins, ils n'éveillent pas notre compassion. On n'a pitié que de ce qui nous arrache actuellement des larmes, de ce qui actuellement nous afflige et nous blesse.
C'est là encore un des moindres inconvénients de ce sentiment que la nature a si largement réparti à nos coeurs.
La pitié n'existe pas également chez tous les hommes. On ne se croit pas obligé de compatir aux misères de ceux qui ne sont pas placés en quelque sorte dans les mêmes conditions que nous. En d'autres termes, la pitié n'est point égale pour des être socialement inégaux. Cela paraît étrange, mais cela est, et l'histoire nous en donne la malheureuse conviction.
« Prends-tu pour du sang cette liqueur rouge qui coule dans les veines d'un paysan ? » C'est ainsi qu'un romancier célèbre, Walter Scott, fait parler un noble lord au moment où il vient d'exterminer un grand nombre de paysans révoltés, parce qu'ils ne voulaient pas supporter plus longtemps le joug qui pesait sur eux. Cet écrivain, qui connaissait parfaitement le coeur humain, veut nous montrer que l'orgueil nous endurcit à ce point que nous ne sentons plus les maux de ceux qui sont au-dessous de nous.
Mais souvent aussi c'est le contraire qui a lieu. Ceux qui se trouvent placés en bas de l'échelle sociale n'ont pas toujours des entrailles bien émues devant les douleurs de ceux que la fortune a élevés au-dessus de leurs têtes. Nous ne semblons nous intéresser les uns aux autres que quand nous sommes placés dans une situation pareille. — ce qu'a si bien observé Walter Scott, ce qu'il a mis en scène avec tant d'expression, l'histoire le confirme. Au XVIIe siècle, sous le régime de Louis XIV, vivait une femme de beaucoup d'esprit et de tendresse pour ses amis et pour ses enfants. C'est à elle qu'on attribue ce joli mot adressé, je crois, à sa fille : « Je souffre à votre poitrine. » Eh bien, cette grande dame, cet écrivain éminent, cette belle âme entendait raconter sans sourciller les supplices que l'on infligeait aux malheureux paysans de la Bretagne, que leur gouverneur le duc de Chaulnes, persécutait avec une haine implacable, et cela, parce que n'ayant plus rien dans leurs demeures, ayant épuisé leurs dernières ressources, réduits à la dernière misère, ils ne voulaient plus payer d'impôts au roi. Ils ne le voulaient plus parce qu'ils ne le pouvaient plus. Mme de Sévigné riait beaucoup de cette pendaison de la Bretagne, comme elle disait.
Comment expliquer dans une si belle âme un tel dédain pour les souffrances de l'humanité ? Parce qu'elle n'appartenait pas à la même condition que les victimes . — Voilà ce qu'est le sentiment de la pitié, un sentiment précieux, excellent mais qui ne s'éveille pas également pour tous, qui n'existe pas également dans tous les coeurs et ne survit pas à la mobilité des images qui frappent les yeux. La pitié n'est donc pas une garantie de justice, elle n'est point une garantie d'égalité, ce n'est point là qu'il faut chercher l'égalité véritable.
La trouverons-nous dans cette conviction que nous sommes tous les enfants d'un même père ? La parole qui nous donne cette précieuse et noble conviction est une des plus belles qui ait retenti dans l'histoire. Elle a laissé dans les annales des peuples des traces profondes. Elle a contribué, comme le sentiment de la pitié, à chasser la barbarie et la cruauté, ou du moins, à les amoindrir. Mais cette idée ne suffit pas non plus pour nous donner le sentiment de l'égalité véritable, le sentiment de la justice, le sentiment du droit, et pour nous intéresser aux destinées de nos semblables comme aux nôtres. Car, Messieurs, l'amour du père pour ses enfants n'est point synonyme de justice. Un père aime ses enfants d'une manière inégale, et la loi a été obligée d'intervenir pour mettre une limite aux faiblesses et aux injustices paternelles. Investi de la toute-puissance et affranchi de la contrainte que lui impose, dans l'intérêt de la justice, notre société moderne, un père est en même temps un souverain. Il dispose comme il lui plaît, de ses faveurs et de sa tendresse. Parmi ses fils, il y en a qu'il aime avec passion, d'autres avec tiédeur, et d'autres qu'il semble avoir complètement chassés de son coeur et qu'il prive de tous ses biens, auxquels il inflige le poids de sa malédiction quand il croit avoir à se plaindre de leur dévouement, ou tout simplement quand ils n'ont pas su capter ses bonnes grâces.
Il en est de même, Messieurs, dans l'Humanité.
S'il est vrai, et la science, aussi bien que la religion, ne nous permet pas d'en douter, que nous soyons tous, malgré la diversité des races, les enfants d'une même famille, quel doit être notre patrimoine ? Ce monde avec tous les biens dont il se compose, avec les dons supérieurs de l'âme comme avec les biens matériels qui ne peuvent satisfaire que les désirs du corps. Eh bien, est-ce que ce patrimoine est réparti d'une manière égale ? Il s'en faut bien ! Regardez autour de vous ! Je ne parle pas seulement des individus, je parle des peuples, des nations, des races ! Aux uns la beauté, la force, l'intelligence, une nature féconde qui verse ses biens sans rien demander en retour au travail de l'homme, toutes les splendeurs d'un ciel enchanté, toutes les voluptés du regard ! Aux autres un corps difforme, un esprit infirme, un sol ingrat, une nature sauvage. Voilà comment le monde est divisé entre ces enfants d'une même famille. Les hommes n'y sont pour rien ; vous ne pouvez leur en vouloir. Telle est la distribution naturelle des choses, et cependant, encore une fois, nous sommes issus d'une même source, nous appartenons à la même espèce, le même sang coule dans nos veines.
Ainsi l'idée d'une origine commune ne peut pas nous soustraire au sentiment de l'injustice dont les uns sont victimes, du privilège qui est venu chercher les autres sans qu'ils l'aient mérité.
A l'aspect de cette répartition inégale, il est arrivé, Messieurs, que les hommes spontanément se soient rangés en deux classes, comme dans la société dont je vous parlais tout à l'heure. Il est arrivé que les plus favorisés, les enfants des races les plus intelligentes, de la race blanche, par exemple, les peuples qui habitent un sol fécond, qui voient leur travail récompensé par une nature généreuse, se soient regardés comme les fils bien-aimés, comme les héritiers de la bénédiction paternelle. Les autres, les moins riches du côté de la nature extérieure, on les a considérés, au contraire, comme des maudits, comme des réprouvés, et puisqu'ils portaient, disait-on, le poids de la malédiction divine, il n'y avait pas de mal à les courber plus profondément vers la terre, à en faire les instruments de toutes les passions, à les réduire à la plus dure servitude. C'est ainsi que les nègres ont passé aux yeux des planteurs pour des enfants déshérités, pour les descendants de Chanaan. Certains hommes qui auraient dû invoquer le nom de la Bible que pour éveiller le sentiment de la charité, se sont autorisés de quelques passages mal compris de ce saint livre pour déclarer les nègres, en vertu d'un oracle descendu du ciel, éternellement voués à la servitude.
Vous voyez, Messieurs, que cette seconde expression de l'égalité ne peut point non plus suffire à nous diriger et qu'elle a eu des conséquences fatales.
La troisième, celle que nous appelons l'égalité par la charité, l'égalité par l'abnégation reste sans contredit irréprochable. C'est une parole sublime que celle qui nous l'enseigne. C'est vers une oeuvre sublime qu'elle dirige toutes nos forces et toutes nos pensées. Mais cette oeuvre est un idéal qui ne sera jamais réalisé que par quelques âmes d'élite. Elle est au-dessus de la puissance aussi bien que de la volonté du plus grand nombre. Quant à l'imposer à la société tout entière par l'autorité de la loi, il n'y faut pas songer, car tout sacrifice est volontaire. La charité, le dévouement, l'abnégation, l'amour du bien ne peuvent pas se commander par la loi. La loi commande, exige sous peine de châtiments ; pouvez-vous, sous peine de châtiment, exiger la charité ? Mais si la charité est exigée au nom du code pénal, c'est tout simplement un impôt, Messieurs, ce n'est plus la charité. Celui qui alors tend la main vers le pauvre la tend tout simplement vers le fisc, la charité s'éteint dans son coeur, et il paie une dette exigée avec une rigueur implacable.
Que d'étranges pensées a fait naître ce magnifique précepte de l'Evangile ! On a cru qu'il était juste d'ordonner l'égal partage, l'égale répartition des biens, de l'exiger au nom de la loi, au nom de l'ordre social. Mais voyez ce qui est arrivé ! On s'est mis doublement en contradiction avec la parole sainte. Comme je le disais tout à l'heure, celui à qui la charité est imposée au nom du code pénal, celui-là n'est plus charitable, il paye un impôt, il est contraint, et n'accomplit pas un sacrifice, puisque tout sacrifice est essentiellement volontaire. Et celui qui exige, n'est pas plus d'accord avec la parole évangélique, car l'Evangile nous dit de donner notre bien aux pauvres, et celui qui vient, l'épée ou le code pénal à la main, — ce qui revient au même, — exiger qu'on lui fasse l'aumône, celui-là prend le bien d'autrui. Voilà comment la maxime évangélique doit rester dans le domaine de l'âme, comme un principe de pieux dévouement, et ne peut jamais se traduire en article de loi, ou devenir une règle de législation.
On a ajouté à cette maxime évangélique des rigueurs nouvelles. Des hommes sont venus qui, voyant le mal régner sur la terre, ont été saisis d'un sentiment de désespoir. Ils ont tourné leurs regards vers le ciel, ils ont vécu d'avance dans l'avenir, dans l'éternité.
Il n'y a plus pour eux ni humanité, ni patrie, ni famille, ils ont formé des communautés au sein desquelles chacun renonçait à soi-même, se méprisait soi-même, et ne se considérait plus que comme un simple membre du corps dans lequel il perdait sa personnalité.
Ces associations, ces communautés existaient déjà dans l'antiquité, antérieurement au christianisme. Mais c'est le christianisme qui les a portées à leur plus haut point de perfection. A ne les envisager que dans leurs oeuvres, dans les services qu'elles ont rendus et qu'elles continuent de rendre chaque jour à la société, elles forment certainement une institution qui commande le plus grand respect. Comment, Messieurs, ne pas éprouver un sentiment de vénération et de reconnaissance profondes pour ces saintes filles qui ont renoncé aux douceurs de la famille, qui se sont interdit le mariage afin de rester les mères et les soeurs des orphelins, des abandonnés, de tous les affligés, il faudrait avoir à la place du coeur le triple chêne dont parle le poëte de l'antiquité, pour ne pas être attendri à la vue d'un pareil dévouement.
Il en est de même d'un sacrifice d'un autre ordre.
Des hommes aussi renoncent à la famille, à la patrie, afin d'aller porter au loin chez des nations barbares ou sauvages le pain spirituel de la parole divine et les règles de la justice, afin de réveiller des âmes endormies à la vie de l'intelligence et de l'amour ; et pour arriver à ce résultat, ils bravent la faim, la maladie, la mort, la mort accompagnée d'effroyables supplices. Certainement, ce sont là des héros de la foi, des martyrs de la civilisation morale. Eux aussi ont droit à notre reconnaissance et à notre respect. Et moi, Messieurs, qui vous parle ainsi, vous ne pouvez m'accuser d'une intention cachée, d'une secrète prédilection pour la doctrine de renoncement ascétique, car je n'appartiens pas au culte qui a enfanté ces miracles de la charité. Mais je dis comme un ancien : « Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m'est étranger .» J'admire tous les sacrifices, tous les actes de dévouement, et je vous convie à les admirer avec moi. Cependant, ce ne peut être là une règle de conduite pour la société tout entière. La société ne repose pas sur le célibat, elle repose sur le mariage, la société se perpétue par la famille. Par conséquent elle ne peut nous prescrire d'abandonner, de sacrifier tous les sentiments du foyer domestique. La société ne peut pas non plus vivre uniquement d'abnégation et d'humilité, car il y a en elle un principe de vie et d'énergie, qu'il faut sans cesse encourager, à condition de ne point le porter au-delà des limites permises.
Il faut ajouter à ces réflexions que la vie ne nous a pas été donnée uniquement pour nous préparer à la mort. La vie a ses devoirs, dont la famille, la patrie, l'humanité entière ont droit de nous demander compte. Il n'est pas nécessaire d'être un saint ou un martyr pour les remplir. Le savant qui agrandit le domaine de la science, l'artiste qui nous offre de nouveaux sujets d'admiration, le capitaliste qui, en faisant ses propres affaires, augmente la richesse publique, l'ouvrier qui contribue au bien-être commun, et qui, en respectant les lois du travail, fait respecter en lui-même, dans sa condition modeste l'homme et le citoyen, tous ces hommes, en même temps qu'ils servent la cause de la société, de l'humanité, sont aussi les champions de la cause de Dieu, car c'est Dieu qui a créé la société ; il est l'auteur des lois qui l'obligent à conserver dans son sein le sanctuaire de la famille, à honorer le travail, à concilier l'amour inné du bien-être avec le sentiment du devoir.
Vous le voyez ! Voilà encore une expression de l'égalité qui ne peut être étendue à la société tout entière, ni devenir la règle et le principe de toutes nos actions. Où donc faut-il chercher cette règle ? Comment appliquer le sentiment de l'égalité à l'ordre social ? Confondrons-nous l'égalité avec une certaine passion âpre, égoïste, qui, sous prétexte de justice, ne poursuit que des satisfactions personnelles ? Messieurs, il ne faut pas regarder comme de véritables amis de l'égalité tous ceux qui invoquent son nom. Il y a des gens qui, par égalité, n'entendent pas autre chose que ceci : être l'égal de ses supérieurs et le supérieur de ses égaux. Ceux-là ne sont pas les moins ardents prôneurs de l'égalité, vous les reconnaîtrez facilement à leur vanité, à leur égoïsme, à leur orgueil, et quand vous rencontrerez l'un d'eux, vous lui direz : « Sous prétexte de vouloir descendre jusqu'à moi, tu veux te soustraire à des supériorités qui te dominent, afin de me dominer moi-même .»
Laissons cette hypocrisie de l'égalité, car l'égalité a son hypocrisie comme la morale, comme la religion. Voyons si nous la pouvons trouver ailleurs.
Il ne faut point la chercher dans la force ou dans la beauté. La force ou la beauté sont des biens naturels que l'auteur de la nature a répartis d'une manière très inégale entre les hommes. La beauté et la force ne varient pas seulement d'un homme à un autre, mais d'une race à une autre race, d'un peuple à un autre peuple. Au sein du même peuple, et chez le même homme, elles changent à chaque instant. Nous les voyons à peine poindre dans l'enfance, dont les formes vagues et indécises n'offrent encore à l'oeil aucun caractère. Nous les apercevons dans tout leur épanouissement à l'époque de la jeunesse. Puis viennent l'âge mûr, la vieillesse, où la beauté et la force déclinent, où la décadence commence pour les races et la vieillesse pour les individus.
Ce n'est pas là pour l'homme de bien un sujet de chagrin, car à la laideur du visage nous pouvons opposer la beauté de l'âme, qu'il appartient à chacun de nous de conquérir par ses sentiments et ses actions. La beauté de l'âme c'est la pureté de la conscience, c'est la ferme résolution de persévérer dans les voies de l'honneur et de la sagesse. Et à la vieillesse du corps nous pouvons opposer la jeunesse intérieure, la jeunesse de l'esprit et des sentiments, car la vieillesse est un accident que l'on supporte légèrement lorsqu'on s'est amassé des trésors qui ne vieillissent pas, des trésors de patriotisme, des trésors de foi. Amassez en vous toutes ces richesses, à force d'énergie, d'empire sur vous-même, et vous n'aurez rien à craindre de la vieillesse, vous resterez éternellement jeunes, même avec l'apparence de la décrépitude, car nos âmes ne ressemblent pas à nos corps. — Les corps penchent toujours vers la terre ; l'âme qui a suivi les conditions de son existence prend son essor vers le ciel, et elle y arrive toujours jeune pour trouver la vie éternelle.
Nous n'avons donc pas à chercher l'égalité dans la beauté ni dans la force. Elle n'est pas non plus dans l'intelligence. et à peine est-il nécessaire de démontrer une vérité aussi évidente que celle-là. cependant, il y a eu des hommes d'esprit, — avec de l'esprit tout peut être soutenu, — il y a eu des hommes d'esprit qui ont répandu que toutes les intelligences étaient égales, et qu'il suffirait de trouver un système d'éducation approprié à cette intelligence universelle, pour faire jaillir toutes les faculté renfermées dans son sein, et pour élever tous les hommes au même niveau de connaissances de savoir.
Cette opinion a été soutenue plusieurs fois dans l'histoire, et il n'y a pas longtemps dans un pays voisin.
Mais c'est là, Messieurs, une étrange chimère. Il faut donner aux hommes, à tous sans distinction, les connaissances indispensables, sans lesquelles ils n'auraient pas le sentiment de leurs droits et de leurs devoirs, sans lesquelles ils ne pourraient tenir leur place dans la société. Il y a un degré de lumière auquel tous peuvent arriver, et dont il faut littéralement faciliter l'accès à tous.
Aussi une des plus précieuses conquêtes de notre société moderne et de la France actuelle, et un des plus grands bienfaits de ceux qui veillent à ses destinées, c'est l'instruction primaire généreusement offerte à toutes les classes de la société, introduite avec une persévérance infatiguable jusque dans les moindres villages de la France. Bénissez donc les progrès de cette grande oeuvre de notre temps ! vous surtout qui êtes témoins de l'activité avec laquelle elle est accomplie, vous qui savez avec quelle sollicitude on fait appel à tous les hommes de bonne volonté, pour que chacun d'eux, suivant ses forces, apporte la lumière dans cet asile de repos, et vous laisse la conviction que le temps que vous donnez à votre guérison n'est point perdu pour les progrès de votre intelligence.
Mais cela n'empêche pas les intelligences d'être profondément inégales. Cela n'empêche pas qu'il y ait une distance infranchissable entre le génie d'un Newton ou d'un Laplace, et le cerveau d'un Patagonien, l'un des sauvages les plus inintelligents du Nouveau-Monde. cela n'empêche pas la nature d'avoir formé, du côté de l'intelligence, comme du côté de la beauté et de la force une vaste hiérarchie, et comme une immense échelle dont le pied repose sur la terre et dont la tête va se perdre dans l'immensité.
Un auteur du XVIe siècle, un des écrivains qui ont donné les premiers à la langue française ce caractère de vivacité et de clarté qui en font le plus beau langage parlé des temps modernes, Montaigne disait qu'il y avait souvent plus de distance entre tel homme et tel autre, qu'entre tel homme et telle bête. Il voulait parler de la distance qui résulte de l'intelligence.
C'est qu'il y a en effet une grande diversité dans les esprits, et ce n'est pas là qu'il faut se flatter de rencontrer l'égalité. si nous allions la chercher là, nous y trouverions de cruelles déceptions, d'amers déboires infligés à notre orgueil, et la ruine complète de la chimère que nous aurions poursuivie.
Maintenant un sujet plus grave se présente à nos réflexions. Puisque l'égalité n'est ni dans la beauté, ni dans la force, ni dans l'intelligence, est-ce qu'on ne pourrait pas l'établir dans la richesse ?
C'est là, en effet, un rêve entretenu avec passion par certains hommes. Ils ont cru, je n'incrimine pas leurs intentions, je n'accuse que leur bon sens, — ils ont cru qu'avec une certaine organisation de la société, on pouvait arriver à rendre les hommes également riches, à les soustraire également au besoin, à établir entre eux le niveau de la fortune.
Ce rêve est absolument irréalisable. Car quels sont les moyens qu'on invoque pour le faire entrer dans les faits ? Il y en a trois : le partage immédiat de tous les biens, l'égalité des salaires, la communauté des biens. Je n'imagine pas un quatrième moyen. Les trois que je viens de désigner ont été également préconisés par des esprits chimériques. Le partage égal des biens dans un pays où a longtemps régné l'inégalité, ne peut pas se réaliser sans le secours de la violence, sans de sanglantes révolutions ; mais supposons-le établi, il ne durerait pas un jour, car la même somme de biens accordée à tous, ne garderait pas entre les mains la même valeur et ne produirait pas les mêmes effets. Chez les uns, elle ne ferait que passer comme une ombre fugitive, immédiatement consommée dans les plus étranges fantaisies, et quelquefois au service des plus viles passions. L'égalité à peine établie se trouverait détruite ; car vous verriez d'un côté des hommes sobres et économes qui, après avoir conservé leur part de la richesse publique, y auraient ajouté le fruit de leur travail, pour le transmettre à leurs enfants si on leur en laissait le droit, et la convertir, par leur activité et leur persévérance, en un domaine patrimonial. De l'autre côté seraient les déshérités. Il faudrait tout recommencer, mais comment ! Messieurs, j'ai parlé d'un jour : un partage semblable ne durerait même pas un instant. — La même somme d'argent, si nous représentons les biens de ce monde par l'argent, a une valeur différente selon l'usage qu'on en fait. La même pièce de cinq francs qui est un trésor pour l'homme laborieux, actif, économe, prévoyant, c'est le néant entre des mains prodigues empressées de satisfaire de pures fantaisies.
Est-ce donc l'égalité qui existerait dans une société dont les membres seraient égaux par leur fortune ? Non, Messieurs, d'un côté se trouveraient les honnêtes gens, ceux qui ne pensent qu'à leur avenir, à leurs femmes, à leurs enfants. De l'autre se trouveraient ceux qui ne pensent qu'à eux-mêmes, et qui pensent à eux-mêmes de la façon la plus malheureuse, car leur manière de comprendre le bonheur, les jouissances auxquelles ils aspirent ne sont propre qu'à leur attirer les plus amers désenchantements.
C'est ainsi que l'inégalité naît en quelque sorte des efforts mêmes que l'on fait pour la détruire.
L'Egalité des salaires donne lieu aux mêmes objections que le partage des biens.
Comment l'égalité des salaires pourrait-elle s'établir ? Est-ce que ce salaire, qui est nominativement le même, n'est pas très différent selon l'usage que vous en faites ? Est-ce que les biens dont nous disposons ne dépendent pas beaucoup plus de l'empire que nous avons sur nous-mêmes et des passions auxquelles nous nous abandonnons, que des éléments matériels dont ils se composent ?
Non, Messieurs, tout vient de l'empire que nous avons sur nous-mêmes et sur nos passions. Voyez le spectacle que vous offre le monde. On peut être riche avec le salaire de chaque jour, et non-seulement riche, mais, ce qui vaut encore mieux, un homme plein d'honneur, de dignité, qui ne demande rien à personne, que tout le monde regarde avec respect, et qui peut regarder tout le monde sans rougir. Au contraire, l'on peut être un mendiant, non-seulement quand on est couvert de haillons, mais quand on a des millions dans sa caisse, car il faut appeler du nom de mendiants ces gens besogneux, avides de jouissances et qui pour se les procurer sont toujours prêts à se mettre aux genoux de quiconque veut utiliser leur bassesse en s'offrant à favoriser leurs passions. Le mendiant à millions, c'est un homme beaucoup plus méprisable que le mendiant en haillons. Mais au-dessus des deux, il y a le riche dans le vrai sens du mot, celui qui ne veut rien devoir qu'à lui-même, et qui, grâce au sentiment d'honneur dont il est rempli, est parfaitement indépendant, excepté dans les circonstances où nous avons tous besoin les uns des autres. Voilà, Messieurs, comment il faut juger la théorie de l'égalité des salaires.
D'ailleurs quelle injustice si l'on payait également l'homme laborieux et le fainéant.
Comment ! Ceux qui ne travaillent pas et qui passent leur temps à médire des autres et à leur porter envie, auraient le même sort que les hommes laborieux, actifs, intelligents ! A ce compte, Messieurs, qu'arriverait-il ? C'est que la société serait divisée en deux classes, les esclaves et les maîtres ! Quels seraient les esclaves ? Les plus laborieux et les plus honnêtes ! Quels seraient les maîtres ? Les vicieux et les fainéants, ceux qui vivent au dépens du prochain, car c'est pour eux que travailleraient les bons ! Ce serait le monde renversé, — la partie saine, intelligente de la société serait condamnée à la servitude, et comme personne ne voudrait subir un pareil état de choses, ne voudrait se soumettre à un tel renversement de toute idée de justice et d'équité, il arriverait un moment où ceux qui seraient condamnés à l'esclavage prendraient le parti de se croiser les bras et de se reposer comme leurs indignes maîtres, et alors de quoi vivrait la société ? Il faudrait donc condamner tous ses membres au travail forcé et marquer à chacun sa tâche, la menace et l'injure à la bouche : « Tu me fourniras cette tâche aujourd'hui, ou tu n'auras pas de pain à manger et le fouet tracera sur ton dos ses sillons déshonorants .» Tel est le langage qu'on serait obligé de tenir aux fortunés possesseurs du régime de l'égalité des salaires. Au lieu de cette société libre, heureuse, qu'on a rêvée, ce serait une société de forçats. Voilà où conduit, en dernier résultat, le rêve de l'égalité des salaires.
Mais reste la communauté !
Pourquoi ne pas abolir la propriété, et ne pas établir à sa place la communauté, ne pas décréter que l'individu travaillera pour la société entière, que la société recueillera tous les fruits du travail individuel, et qu'ensuite elle les répartira entre tous, à chacun suivant ses besoins ?
Voilà aussi ce qu'on a imaginé comme une enquête réservée à l'avenir. Eh bien, ce rêve est plus malheureux encore que le précédent ; il renferme les mêmes inconvénients, les mêmes pièges, avec un surcroît de honte et de misère. Il condamnerait tout d'abord l'homme laborieux, intelligent, honnête, à travailler pour celui qui n'est rien de tout cela, qui est, au contraire, malhonnête, fainéant et incapable. Pour échapper à ce premier résultat il faudrait imposer le travail forcé ; et c'est avec de pareilles théories qu'on arrive à imaginer ce fameux poteau dont vous avez dû entendre parler, ce poteau inventé par un homme qui vit encore et que pour cette raison je ne vous nommerai pas [à l'heure actuelle, il n'est plus déplacé de prononcer le nom de Louis Blanc ]. Il porterait cette inscription : « Tout paresseux est un voleur. »
A coup sûr ce ne serait pas là un châtiment terrible pour les malhonnêtes gens ! — si on pouvait gouverner les hommes par de tels moyens, l'art de gouverner serait beaucoup trop facile. Ce poteau n'a jamais été planté que dans des têtes remplies de chimères. Si on le plantait dans un atelier il ne produirait pas grand bien.
Je reviens donc à ce que je disais : La communauté des biens, si la société qui l'a adoptée ne voulait pas se condamner à une incurable misère, conduirait fatalement au travail forcé, et le travail forcé se compliquerait d'un autre mal pire encore. Sous le régime de la communauté, personne n'a rien à soi. Il n'y a plus d'asile, plus de retraite où l'on puisse tenir à l'abri des profanes regards sa femme et ses enfants, où l'on puisse vivre en paix avec sa famille. Personne n'a un chez soi, car avec la sainteté inviolable du foyer domestique, la communauté n'existerait plus. Le foyer domestique suppose la propriété particulière, individuelle, ne fût-ce que la propriété des meubles dont nous garnissons notre appartement. Ces serviteurs inanimés, témoins de notre vie et de la vie de ceux que nous avons aimés, ils sont bien à nous, ils réveillent dans notre esprit de pieux et vénérés souvenirs. Avec la communauté les souvenirs de famille sont impossibles, parce que les choses mêmes auxquelles ils s'attachent nous sont refusées. Toute propriété particulière nous étant interdite, la vie intime, la famille et le mariage deviennent impossibles, et qu'arrive-t-il alors du reste de la communauté ? La société non-seulement sera un bagne, comme je le disais tout à l' heure, mais aux hontes du bagne viendront se joindre les turpitudes bien plus grandes d'un hospice d'enfants trouvés. Un bagne doublé d'un hospice d'enfants trouvés, voilà le dernier mot de la communauté des biens.
Puisque nous n'avons trouvé l'égalité, ni dans l'ordre physique, c'est-à-dire dans la beauté et dans la force, ni dans l'ordre intellectuel, ou dans les facultés de l'esprit, ni dans l'ordre économique, c'est-à-dire dans l'égalité des richesses, il faut la chercher dans l'ordre moral. L'ordre moral se compose de ces trois choses : le devoir, la liberté, le droit.
Le devoir, c'est la loi devant laquelle nous sommes tous égaux.
Quand la conscience morale me dit : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît, elle m'apprend que la même loi commande d'une façon non moins impérieuse à tous ceux qui portent le nom d'hommes, aux pauvres comme aux riches, aux grands comme aux petits, qu'elle a commandé aux générations passées, et qu'elle fait entendre le même langage aux générations présentes, qu'elle l'adressera également à toutes les générations à venir. — La loi du devoir est une loi éternelle. — Tous les hommes sont égaux devant elle, et c'est parce qu'elle est éternelle, et qu'elle ne peut changer, que l'égalité existe en sa présence. Elle est éternelle, parce qu'elle vient d'un Dieu éternel. — Devant le devoir nous sommes tous obligés de courber la tête, nous sommes tous frères, véritablement admis à un égal héritage, parce que personne ne peut se soustraire à c commun fardeau sans répudier le nom d'homme. Le devoir et la conscience qui le proclame, voilà ce qui distingue les hommes de toutes les autres créatures, et voilà ce qui rend tous les hommes semblables entre eux. Il y a des êtres inférieurs à nous qui peuvent avoir de l'intelligence, aucun n'a le sentiment du devoir ; il y a parmi nos semblables des êtres qui nous dominent par leurs facultés, ils descendent à notre niveau ou plutôt nous nous élevons jusqu'à eux par la conscience que nous avons que les mêmes devoirs nous sont imposés, que nous sommes également tenus de nous respecter nous-mêmes, de respecter dans notre personne et dans nos oeuvres l'honneur du drapeau de l'humanité, encore plus sacré que le drapeau du soldat sur le champ de bataille. Honte au soldat qui sur le champ de bataille oublie l'honneur du drapeau ; eh bien, honte à l'homme qui oublie qu'il a en lui les dons sublimes de la raison et de l'intelligence ! Honte à l'homme qui, sacrifiant ses devoirs à ses passions, sa conscience à ses intérêts, répudie le rang qui l'appelle au niveau des plus grands de la terre. — Voilà, Messieurs, où est l'égalité ! — elle n'est dans aucun des avantages que nous attendons de la société ou de la nature : elle est en nous-mêmes, dans notre conscience, dans nos actions et dans la dignité de notre vie. Oui, c'est dans l'ordre moral, dans le sentiment de nos obligations, dans la certitude que nous avons le moyens de les remplir, c'est là que réside l'égalité véritable. Oui ! l'auteur de la nature, Dieu nous a fait un honneur que personne ne peut répudier, qui est le partage commun, le commun patrimoine de l'humanité. — Dieu nous a donné le devoir.
Mais le devoir, Messieurs, implique la faculté de le remplir, la liberté ! La liberté, cela veut dire la faculté de résister au mal, de commander à la passion et d'obéir à une saine conscience. Cette faculté, elle nous a imposé le devoir, par la divinité elle-même. C'est grâce à la faculté de choisir entre le bien et le mal, entre de viles passions et des obligations généreuses, c'est grâce à la liberté que nous possédons en nous une propriété sainte, inviolable, à laquelle personne ne peut porter atteinte.
Porter atteinte à notre liberté, cela veut dire, en effet; qu'on veut nous soustraire à la loi du devoir, à la loi divine, pour faire de nous des aveugles instruments des passions de nos semblables, les instruments de leur cupidité et de leur orgueil. Mais comme le devoir est inviolable et sacré, la liberté aussi est sacrée, par conséquent nous appartenons à nous-mêmes, ou plutôt à la loi d'accomplissement de laquelle nous avons été créés, nous n'appartenons à personne. N'appartenant à personne, personne non plus ne peut nous appartenir et nous arrivons à cette conviction que nous ne devons être ni maîtres ni esclaves. Maîtres, nous foulons aux pieds tous nos devoirs ; esclaves, nous oublions tous nos droits, et nous sommes obligés de tenir à nos droits, parce qu'ils sont le moyen d'accomplissement de nos devoirs.
Voilà où est l'égalité, voilà à quelle hauteur il faut la chercher pour la trouver, mais pour la trouver à coup sûr.
C'est pour cela que, malgré notre orgueil, malgré des passions implacables, s'est toujours maintenue dans la pensée de l'humanité cette croyance, que tous les hommes sont égaux, que tous les hommes sont frères. Egaux devant la loi morale, ils le sont dans un autre ordre des choses par le rang où les placent leurs destinées futures. Car ce n'est point une frêle machine usée peu à peu par la maladie et de plus en plus inclinée vers la terre par la vieillesse, qui peut reconnaître la loi éternelle, la loi immuable du devoir, et sentir ce respect de soi et des autres, cette fierté légitime que le devoir apporte avec lui. Ce n'est pas une vile matière qui peut avoir la faculté de choisir entre le bien et le mal, entre les entraînements de la passion ou les conseils de l'intérêt et les saintes obligations de la vie ; non, c'est une âme vivante, éternelle, une âme qui aspire toujours à monter, malgré le poids de nos misères, et qui voit en elle-même et dans tous les êtres semblables à elle l'image de la divinité. Du sentiment de l'égalité morale sortira donc le sentiment religieux, la source de toute consolation, de toute force intérieure, de toute dignité. Soutenus par cette conviction religieuse qui vient en aide au sentiment moral, nous sommes sûrs de nous, nous nous gardons autant d'abaisser les autres que de nous abaisser nous-mêmes, et la liberté civile vient au devant de nous comme l'expression nécessaire inévitable de la liberté morale. Devenus véritablement des hommes, nous saurons être des citoyens. Etre hommes, être citoyens, voilà le grand but de la vie. Il n'en est pas de plus noble, de plus sublime. Etre hommes, être citoyens, voilà les titres le plus glorieux qui puissent nous être reconnus. Tous les autres, Messieurs, peuvent avoir leur utilité, mais, en comparaison de ceux-là, ils n'ont rien qui mérite d'exciter notre envie, car ils restent toujours au-dessous de la qualité qui fait de nous des hommes vraiment dignes de ce nom et des citoyens non moins dévoués à leurs devoirs que jaloux de leurs droits.