Jacob SHER*
 
 

L'Idéal de gauche et ses Charniers


 
 

Le grand débat sur le communisme bat son plein. On fait le bilan des charniers de ce système, alors qu'une douzaine de pays communistes en Asie, en Afrique, à Cuba n'a pas encore arrêté la "production" sinistre de leurs goulags et famines. Les dissidents chinois parlent de 300 millions de morts rien qu'en Chine. Soljenitsyne en compte 60 millions pour la Russie. Les coauteurs du Livre noir du communisme, tous ex-communistes, sous la direction de Stéphane Courtois, en comptent 85 à 100 millions pour des dizaines de pays communistes réunis. Si l'on en croit les dissidents, le total macabre approcherait les 400 millions de victimes.

Comme presque tous les hommes de gauche, M. Courtois affirme dans sa préface qu'il faut faire une "distinction" entre l'Idéal communiste, qui reste toujours radieux, immaculé depuis Platon, et la réalité communiste, toujours macabre. Quant à ce fameux Idéal, monopolisé par la gauche, personne n'en donne une définition précise, on n'entend que des phrases ronflantes sur le monde meilleur, plus juste... Et puisque nous n'avons jamais rencontré un seul homme qui rêve d'un monde pire et moins juste, il faut en conclure que tous les hommes sont de gauche ou que l'Idéal est une banalité sans signification. En marge du débat, en comparant les montagnes de cadavres entassés par les deux systèmes totalitaires, on discute sur les ressemblances du communisme et du nazisme.

Les réponses à une série de questions de fond restent insatisfaisantes. Qu'est ce que cet Idéal communiste? Y a-t-il un lien entre l'Idéal et la réalité du système totalitaire rouge, ou s'agit-il d'un dévoiement de l'Idéal? Comment se fait-il que l'on désigne ce système comme communiste, tandis que les maîtres de tous les pays "communistes" ont toujours dit qu'ils construisaient le socialisme et n'ont jamais prétendu que leur pays était arrivé au stade du communisme (défini comme une société de collectivisation absolue, d'égalité totale, un paradis d'abondance, un monde sans classes, sans argent, sans hiérarchie, sans Etat, etc.)? Peut-on alors prétendre que le communisme (chimérique, inexistant, impossible) est monstrueux, et le socialisme (réel, hélas, bien réel) innocent, pur et juste? Quel est le rapport entre le socialisme et le communisme? N'y a-t-il pas d'erreur déjà dans le titre: Livre noir du communisme? Car le monstre était socialiste!

D'abord, quel est le sens caché de l'Idéal socialiste? Puisque les idéalistes-de-gauche n'en savent rien, adressons-nous aux instances autorisées. Tous les utopistes, tous les théoriciens du socialisme, du communisme, du marxisme, de l'anarchisme ont en commun une idée fixe: le rejet de la société millénaire, composée de cellules de propriété séparées, diversifiées, plus ou moins autonomes (étant des fruits de l'autocréation plutôt que du partage). Autrement dit, la gauche répudie la société pluraliste, où dans chaque cellule de propriété se trouve un propriétaire ou un travailleur-propriétaire responsable. La division des propriétés ne pouvant être égale, ou rester telle, c'est le principe même de la division qui est condamné, comme source du mal. Au nom de l'égalité, on préconise de réunir tous les capitaux, les terres, les propriétés en une seule, indivise, appartenant "à la Collectivité". Faire un seul Capital... Tous auront Tout, et personne n'aura rien... Finie l'envie! Voilà un bel Idéal! Son vrai nom est le collectivisme - idée commune à tous les courants de gauche. Bien qu'au cours de l'Histoire la plupart des courants de gauche, partiellement assagis par la critique, les ripostes et les échecs, ont réduit, dilué dans leur programme la dose du collectivisme, il en reste toujours quelque chose, et leur programme garde une teinte entre le rouge foncé communiste et le rose-pâle social-démocrate... Ainsi, la partie opératoire de cet Idéal ou doctrine, c'est la collectivisation, motivée par l'égalisation matérielle (en fait, il ne s'agit nullement de la sacrée et "bourgeoise" égalité des droits, mais d'un nivellement forcé qui est une injustice pire que l'inégalité matérielle, car il implique la terreur d'une caste des "gardiens de l'égalite", donc une ... inégalité criante). Ce programme d'action, ce socialisme opératoire est accompagné de tout un discours oratoire, promettant que cette collectivisation apportera des fruits magnifiques, une vie paradisiaque. La masse des idéalistes naïfs prennent justement ce beau discours, ce socialisme oratoire pour l'essence du socialisme, comme on a pris l'habitude d'appeler la société massivement, mais pas totalement collectivisée.

Quelle effet produit cet Idéal quand on se met à le réaliser, c'est-à-dire à "faire table rase" de la vieille société? Le socialisme oratoire n'ayant qu'une langue énorme, mais pas de mains, c'est le socialisme opératoire qui entre en action. On procède à la collectivisation massive, à l'expropriation (en réalité, c'est une spoliation) des millions de propriétaires, dont la grande majorité se compose de travailleurs-propriétaires, vivant de leur travail (dans un livre de 1982, nous les avons baptisé ergonaires, du mot grec ergon, travail). Tout cela ne peut se faire que par la violence. La guerre civile, la Terreur de l'Etat révolutionnaire est donc un passage obligé. Si l'Idéal triomphe, on obtient une société où l'Etat détient presque tous les moyens d'existence, d'information, d'instruction, et le peuple en est presque totalement privé. Dans les moindres faits et gestes, il sera dépendant de l'Etat. De son administration. D'une Bureaucratie immense et centralisée, "unique", comme son Parti. Car il n'y a pas de place pour le pluralisme dans ce système du Monopole. L'égalité socialiste n'est que l'égalité des esclaves d'Etat. Ce sera une société où l'Etat est omnipotent et le peuple impuissant, donc spolié, passif, réticent au travail. Et la vie y sera "absolument intolérable" ! C'est Aristote qui l'a prédit, il y a 23 siècles, après avoir étudié le projet de la "cité idéale" collectiviste de son maître Platon. Par la suite, surtout au 19e siècle, des centaines de sages ont émis le même avertissement, après examen de l'Idéal... On a prédit, parfois avec une précision époustouflante (A.Franck, E.Richter), que ce serait le régime de la misère, de la terreur, de la censure, de la délation, de l'esclavage étatique qui est le pire de tous. Une caste tyrannique avec un Super-despote y régnerait. Inévitablement. Et cela dans n'importe quel pays. Personne n'a cherché les racines de ces fléaux dans les conditions ou traditions locales (russes, chinoises, etc., comme le font nos spécialistes du blanchiment de l'Idéal). Les germes de l'horreur se trouvaient dans l'Idéal. Dans le principe collectiviste qui, au nom de l'égalité, crée le Monopole d'Etat en toute chose, une société d'apartheid social entre la Bureaucratie et le peuple, société où l'individu est atomisé, paralysé, dissous dans la masse, privé de tout droit et de tout moyen d'agir en tant que personne libre et de créer librement la moindre collectivité.

Tout devient limpide. Les Lénine, Staline, Mao, etc. ne sont donc pas les "coupables de la défiguration" du socialisme, de l'instauration des régimes criminels. Ils en sont des produits naturels, indispensables pour l'édification et le maintien du système, criminel par nature. La terreur est le ciment du régime et le salaire de misère est la condition de "rentabilité" de son économie. L'étranglement de la liberté n'est pas un effet de perversion de l'Idéal, mais une condition de survie de ce système pénitentiaire. Laissez une seule porte ouverte, et la prison se videra. Octroyez une seule liberté, et les piliers du système tomberont l'un après l'autre. Les termes stalinisme, léninisme, soviétisme, bolchevisme, maoïsme, castrisme, etc. sont vides de sens. Comme le mot communisme, ils sont des astuces, des termes-paratonnerres destinés à innocenter le vrai coupable - le socialisme. Car lui seul est réel, lui seul est responsable de l'horreur qu'il a engendrée. Pas les circonstances de la révolution, les moeurs locales, la cruauté d'un Guide ou les fameuses "Erreurs" du Parti.

Nos socialistes roses vont s'indigner: notre Idéal est meurtrier? Mais nous n'avons pas de sang sur nos mains! C'est juste. Mais c'est parce qu'ils ont depuis longtemps fortement réduit la dose du collectivisme dans leur Idéal. A dose faible, ce poison n'est plus mortel. Mais il fait assez de dégâts. On l'a vu en 1982, quand les nationalisations du gouvernement socialo-communiste ont aussitôt provoqué la chute de l'économie, et qu'il fallait d'urgence tourner le volant à droite. Une masse de "nouveaux pauvres" et des dettes publiques énormes nous restent pour longtemps comme héritage de ce petit bond vers le socialisme.

La comparaison entre le communisme et le nazisme effarouche certaines âmes de gauche. Rien de commun, disent-ils! Mais si. D'abord rappelons que le terme nazisme n'est qu'une abréviation du mot national-SOCIALISME. Et puisque le communisme n'existe pas (si l'on oublie l'expérience horrible des Khmers rouges[**], ayant réalisé la collectivisation maximale, presque communiste), il faut parler de comparaison entre le national-socialisme et l'international-socialisme. Pour abréger: entre les nazis et les socis... Le régime national-socialiste est une sorte de régime collectiviste, où l'Etat, sans nationaliser l'économie, la militarise et l'encadre entièrement par ses ordres et commandes, et où l'individu est totalement embrigadé, collectivisé et soumis au Parti unique. Hitler, préférant la lutte des races à la lutte des classes, trouvait qu'il était inutile de socialiser les capitaux, puisque "nous socialisons les hommes" (c'est ainsi qu'il a résumé son programme, selon le témoignage de Rauschning). Il avait en commun avec les communistes la haine du bourgeois, de la démocratie. Avec Staline, il partageait l'antisémitisme, et c'est ensemble que ces rivaux pour la domination mondiale avaient déclenché la seconde guerre mondiale en attaquant la Pologne, avant de s'affronter.

Ceux qui nient le lien entre l'Idéal collectiviste et les charniers socialistes préservent la racine du mal totalitaire. L'expérience du 20e siècle nous impose cette conclusion: pour éviter de nouveaux massacres et de nouvelles misères, il faut extirper de nos têtes les Idéaux collectivistes de toute espèce. Seule la société pluraliste peut être libre. Et seul l'individu libre est un vrai collectiviste. Car il crée librement des collectivités. On ne peut jamais créer librement (puisque le consentement de tous est impossible) La Collectivité monolithique, dont le synonyme est le socialisme. Ce mot est à jamais compromis, car il est entaché d'une quantité inouïe de sang de victimes innocentes, et est attaché au régime le plus arbitraire, le plus mensonger de l'Histoire humaine. Les forces qui se réclament du socialisme et se disent "progressistes" sont un triste modèle de conservatisme et de réaction, dans la mesure où elles s'accrochent à l'antique "Idéal" de spoliation et de nivellement, ayant démontré dans ses maintes incarnations du 20e siècle sa nature cannibale.
 
 

* Jacob Sher, Français d'origine soviétique, est ingénieur et traducteur, auteur du livre Changer les idées, éd. Rupture, 1982.
[** note du webmaster : à lire, une étude du fils de l'auteur qui revisiste le phénomène "khmer rouge" : Sacha SHER, Le Kampuchea des « Khmers rouges » : essai de compréhension d’une tentative de révolution, l’Harmattan, mars 2004, 484 p, 38 €. Voir http://ice.prohosting.com/ssher.]