Retour à des présages du désastre communiste ( 1ère partie)
par Jacob Sher (
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Dans quelle mesure l'étude passée des idées communistes et de leurs applications est-elle en mesure d'éclairer l'origine du totalitarisme communiste de ce siècle ? Cette question pourrait être nourrie des réflexions de nombreux essayistes du passé attachés à rechercher la nature du communisme et du socialisme. Notamment celles du philosophe français Adolphe Franck (1809-1892) et du libéral allemand Eugen Richter (1838-1906) qui prédirent tout les deux, en partant de démarches différentes, les conséquences tragiques de l'application de l'idéologie collectiviste dans quelque pays que ce soit.
Adolphe Franck, membre de l'Institut et professeur à la Sorbonne et au Collège de France, étudia le communisme sur le plan des principes, des valeurs et des conséquences globales, dans sa brochure
Le Communisme jugé par l'Histoire, parue en 1848 aux éditions Lachaud, rééditée en 1849, et agrandie en 1871 d'une préface et d'une conclusion tirant les leçons de la sanguinaire Commune de Paris, et dans l'article Socialisme (15 pages) qu'il écrivit dans le Dictionnaire des sciences philosophiques publié sous sa direction en 1852, aux éditions Hachette. La philosophie, le droit, la morale étaient ses principaux sujets de recherches, et il obtint un succès retentissant avec sa Morale pour tous (1868), manuel de morale et de civisme destiné à l'enseignement secondaire - thème redevenu actuel en cette fin de siècle de morale déclinante - un livre destiné à plusieurs générations de Français qui lui a été commandé (lui, homme de liberté et de tolérance, juif croyant et fier de l'être) par le très catholique Conseil supérieur de l'instruction publique.

Eugen Richter, journaliste, démocrate, pluraliste, leader du parti progressiste, activiste du mouvement coopératif, membre du Reichstag et principal opposant à Bismarck, a essayé de deviner les conséquences pratiques de l'application future des principes du socialisme, en étudiant les textes d'August Bebel, chef du parti social-démocrate allemand, et surtout le programme d'Erfurt de ce parti, inspiré par Engels. A partir d'un programme d'apparence plutôt innocente, Richter parvient à un récit prémonitoire, qui rappelle la future vie quotidienne en URSS et en Europe de l'Est avec bien plus de réalisme que le
1984 d'Orwell. La brochure de Richter Tableaux de l'Avenir social-démocrate selon Bebel (traduite en français en 1892 sous le titre Où mène le socialisme, éd. Le Soudier, 60 pages, avec une préface de Paul Leroy-Beaulieu) est écrite sous la forme du journal intime d'un ouvrier social-démocrate convaincu, puis déçu. Richter prévoit la fin du socialisme à la polonaise, par une grève insurrectionnelle des ouvriers contre le parti "ouvrier"!
Ces deux auteurs marquèrent leur temps en tant que personnes et intellectuels admirables, démocrates exemplaires, hommes honnêtes, justes et tolérants, mais sans indulgence envers le mal et les erreurs. Après la mort de Franck, Jules Simon le caractérisait de cette phrase magnifique:
"D'autres ont fait plus de bruit, personne n'a fait plus de bien" et Richter appartenait à la même tribu des hommes de bien et de vérité.
L'énorme intérêt de leurs brochures gît dans leur existence même. Le socialisme réel, avec sa tyrannie, sa pénurie et son enfermement ne saurait être le résultat d'une "perversion" imputable aux circonstances du moment, aux conditions locales, ou à la psychologie de tel ou tel dirigeant, puisque les effets des théories socialistes avaient été prévus après examen de leurs principes purs de monopole, de contrainte, et de spoliation. Le collectivisme, à lui seul, engendre l'arbitraire d'une caste étatique et la démission forcée du peuple, ainsi que la ruine, la terreur, la faillite, proportionnellement à la dose de collectivisme que cette caste arrive à imposer et à maintenir.



Adolphe FRANCK

"Il est dans la nature du vrai d'être tôt ou tard reconnu"
Pauline Franck
Lettre à Adolphe Franck du 7 janvier 1837




Presqu'au lendemain de la révolution de février 1848 sort, à Paris, une brochure de 70 pages. Son titre sonne comme une prophétie : Le Communisme jugé par l'Histoire. Or la brochure parle non pas du futur procès du communisme criminel, mais du lugubre et sanguinaire bilan des sociétés collectivistes passées (avec ses variantes antiques, hérétiques, et révolutionnaires), car à l'époque, les soubresauts des révolutionnaires n'avaient pas encore ébranlé le mouvement de l'Histoire.
En février 1848, l'insignifiante Ligue communiste dirigée par Marx et Engels imprimait à Londres, en langue allemande et à un très faible tirage, le Manifeste du Parti communiste. Si un "spectre" hantait alors l'Europe, c'était bien celui de la démocratie, et non celui du communisme...
En février 1848, les démocrates français, Lamartine en tête, abolissaient sans violence la monarchie, proclamaient la république, instauraient le suffrage universel (excluant, hélas, les femmes) et annonçaient l'organisation rapide d'élections. Mais aussitôt, le 146 petits clubs, partis et sectes rouges et roses avaient exigé l'établissement de la dictature et oeuvré pour l'ajournement des élections. Se retrouvant minoritaires à l'Assemblée Constituante élue au mois d'avril, les abolisseurs rouges et roses firent quelques tentatives de prise du pouvoir, mais furent repoussés par les masses démocratiques et la garde nationale. En juin, utilisant comme prétexte la dissolution partielle des ruineux Ateliers nationaux, la gauche réussit seulement à inciter les banlieues ouvrières à l'émeute. La garde nationale, restée fidèle à l'Assemblée, écrasa l'émeute après quatre jours de combats de rue. Ces événements démontraient à quel point était sérieux le danger du communisme, en tant que mouvement politique capable de provoquer l'agitation de masses.
La brochure de Franck, dérivée de ses cours de philosophie sociale à la Sorbonne, connut un certain succès, et, à la suite de ces troubles, fut rééditée en 1849 et en mai 1871. Cette dernière édition s'allongea de 30 pages d'introduction et de conclusion, une semaine avant la fin de la Commune de Paris. En 1848, le jeune philosophe Adolphe Franck n'était connu que pour son livre sur la Kabbale et pour le fait qu'il était le premier Juif à avoir été admis en qualité de professeur à la Sorbonne et de membre de l'Institut de France (qui réunit les cinq Académies).
Sa brochure n'est pas une réponse directe au Manifeste de Marx. Bien que Franck ait donné en 1871 une juste appréciation du rôle funeste de l'Internationale (dirigée par Marx), il n'y a pas dans les oeuvres de Franck de référence directe aux textes du fondateur du socialisme "scientifique" : il ne mentionne brièvement son nom pour la première fois qu'en 1873, dans les protocoles de l'Académie, parmi les noms des auteurs d' "utopies dangereuses". Et si Franck a publié en 1872 une brochure de 23 pages intitulée Le Capital, celle-ci aussi ne répond en rien au Capital de Marx. Il s'agit du texte d'une conférence donnée à Lyon où Franck indique, huit mois après la Commune, que "la guerre, déclarée au capital, c'est la guerre à tout ce qui honore l'espèce humaine, à tout ce qui fait sa grandeur, sa noblesse, sa force, sa félicité, sa supériorité sur les autres êtres de la création". Franck montre que "c'est à la civilisation qu'on déclare la guerre lorsqu'on crie: Guerre au Capital!". Car sans le capital, c'est-à-dire sans le travail accumulé, il n'y aurait ni vrais arts ni sciences ni vie spirituelle. La socialisation totale des capitaux ne serait qu'un "acte de spoliation, le vol organisé dans de grandes proportions", et la "monstrueuse chimère d'une association universelle" mènerait au "régime de travaux forcés".
Franck analyse non pas le marxisme, mais le principe pur du socialisme et sa forme la plus achevée, le communisme, tel qu'il était formulé avant 1848 par une centaine d'autres théoriciens de la liquidation de la propriété privée. Cette idée simple et sotte est née très longtemps avant Marx et cette année de contestation de toutes les religions, valeurs et principes. Dans le remue-ménage de la tempête idéologique des derniers siècles de la Science et de la "Raison", il s'est avéré que l'idée la plus conservatrice, la plus ossifiée est justement la vieille idée du ... socialisme. Dans la chaîne ininterrompue des collectivisateurs, allant de Platon à Mitterrand, le principe de collectivisation n'a nullement changé, comme, disons, ne peut changer la formule chimique de l'alcool. Seules ont été modifiées la dose de collectivisme, la vitesse et les méthodes de démolition ou d'évincement de la propriété privée, autrement dit, l'étendue et l'intensité de la nationalisation. Franck s'intéresse peu à ces dosages et à ces mélanges, il étudie la formule, la nature et les effets du poison en soi. En ce sens, le bref diagnostic de Franck est confirmé par un siècle et demi d'expérimentation du socialisme, aussi bien "prénatal", oppositionnel (d'avant 1917) que postnatal, abouti, gouvernemental, réel, en doses fortes ou diluées.

Les avertissements d'un sage

Dans la brochure de Franck les exemples historiques ne servent qu'à vérifier le diagnostic sur l'essence même du principe socialiste. En cela, Franck (qui étudiait la médecine) rappelle ces médecins ou biologistes qui ne se perdaient pas dans la forêt des phénomènes responsables des maladies contagieuses, mais découvraient les microbes ou les virus responsables. Franck définit tout de suite le socialisme comme une idéologie maligne, à partir de la racine des mots socialisme et communisme, signifiant collectivisation. Dès 1848, Franck comprend la logique de ce qu'il évalue comme des "doctrines malfaisantes" et "une nouvelle alchimie" :

"Le socialisme, c'est la prétention, non pas de réformer, mais de refaire la société de fond en comble, de la constituer sur de nouvelles bases, de changer toutes ses conditions, de substituer un autre droit à son droit, une autre morale à sa morale, comme si le crime et la folie avaient été jusqu'à présent ses seuls législateurs".

Cette idée est d'importance. Là où les autres révolutions corrigeaient une partie inadaptée de l'édifice social, le socialisme est le seul à exiger de raser l'ensemble, fondations comprises. "Du passé faisons table rase, (...) le monde va changer de base", comme le chante l'Internationale. Cela seul suffit à transformer le rêve en cauchemar. Franck note à quelles valeurs le socialisme déclare la guerre :
"(...) Comme l'ordre social, tel que nous le concevons aujourd'hui, c'est-à-dire tel qu'il a toujours existé, repose tout entier sur la propriété et sur la famille, c'est à ces deux institutions que s'attaquent en général, soit directement, soit indirectement, d'une manière franche ou détournée, tous les socialistes." (original p.29)

Franck démontre que les différentes formes du socialisme et du communisme, malgré leurs rivalités, ont un "noyau" identique et aboutissent directement ou indirectement à des effets répressifs et paralysants similaires, bien qu'elles mettent l'accent sur des éléments différents de la vie sociale (la production ou la distribution), qu'elles s'élèvent davantage contre la propriété (communistes), la famille (phalanstériens), ou la responsabilité individuelle (saint-simoniens), et qu'elles mettent en avant tel ou tel principe (organisation du travail, gratuité du crédit, universalisation du pouvoir et de la propriété, rémunération selon la valeur intégrale du produit du travail, droit au travail, de chacun suivant ses facultés à chacun ses besoins). Que penser par exemple du droit au travail ?

"Il consiste dans le prétendu droit qui appartiendrait à chaque membre de la société de réclamer d'elle un emploi et des moyens d'existence, sans être astreint d'ailleurs à aucune condition d'intelligence ou de valeur personnelle. La société, si nous en croyons Charles Fourier, ayant dépouillé l'homme des biens que la nature lui offrait spontanément dans l'état sauvage, est tenue en stricte justice de les remplacer par le droit que je viens de définir. Il n'est pas besoin d'un grand effort de raisonnement pour rester convaincu qu'une pareille prétention ne conduit à rien moins qu'à substituer la propriété collective, la propriété de l'Etat à la propriété individuelle. Si l'Etat se voit obligé de pourvoir à tout, il faut qu'on lui laisse le droit de disposer de tout; il ne saurait prendre à sa charge toutes les existences sans posséder les moyens de soutenir un tel fardeau, et la somme de ces moyens est la même que celle des richesses que recèle le corps social. Aussi Proudhon, après la révolution de Février, quand la propriété était attaquée directement devant l'Assembléé nationale alarmée et indignée, a-t-il pu dire sans renier la foi de toute sa vie : « Accordez-moi le droit au travail et je vous laisserai la propriété.» Il savait bien qu'on ne peut accepter le premier sans voter la destruction de la dernière."
(p.13-14).

Rentrant ainsi dans la logique de telle ou telle formule, il en conclue que : "Tous les socialistes, qu'ils le sachent ou qu'ils l'ignorent, qu'ils le dissimulent ou l'avouent, (...) sont nécessairement communistes" (p.30).
Il constate que d'un point de vue historique, le socialisme ne peut prétendre au titre de système le plus avancé et le plus perfectionné du moment puisqu'il constitue un retour au passé et à un vieux projet de fourmilière primitive:

"C'est une étrange illusion de nous présenter le communisme comme la forme la plus accomplie de la société et le but de toutes les révolutions qu'elle est destinée à subir; il n'y a rien au contraire qui la rapproche plus de son enfance, rien qui soit plus opposé aux idées de liberté et de justice, par lesquelles se mesurent tous ses progrès."

Car "l'égalité des fortunes" et "la communauté des biens" ont existé "de fait chez des peuplades encore plongées dans la vie sauvage" (p.31).

Ses thèses sont appuyées sur des exemples de systèmes collectivistes ayant éclos en Inde, en Perse, en l'Egypte, à Sparte, en Crète (notons, que ces trois derniers socialismes réels avaient inspiré Platon, patriarche de tous les utopistes). De ces anciennes expériences du règne collectif de différentes castes - militaires, cléricales, ou clericalo-bureaucratiques, Franck tire des conclusions d'autant plus profondes qu'elles viennent d'un homme qui n'avait pu les vérifier sur une quelconque expérimentation contemporaine :

"Le principe de la communauté une fois reconnu, l'intérêt bien ou mal entendu de l'association mis en place de la conscience et de l'éternelle raison, il faut lui sacrifier tout, propriété, famille, dignité, affections, pudeur; car si vous réservez un seul de ces biens, il vous sera impossible de ne pas réclamer les autres, tout le système s'enfuira par cette brèche, et la fourmi se transformera en homme" (p.39-40).

Franck constate que ce système a pour conséquence "une pauvreté extrême" (p.42) et que partout il est "appuyé sur l'esclavage" (p.43), non pas sur l'esclavage privé, où le maître apprécie et soigne l'esclave, comme on soigne les bêtes de labeur. Ni non plus sur l'esclavage domestique, où sont possibles l'attachement, la pitié ou même l'amour, et d'où les sorties existent (rachat, mariage, fuite, libération pour infirmité ou sénilité). Non, ici l'esclavage est différent:

"(...) Le plus hideux, le plus cruel, le plus effroyable de tous, parce qu'il est sans terme et sans remède, parce qu'il n'y a ni compassion, ni affection, ni ménagement à attendre pour lui, de ce maître sans entrailles qu'on appelle l'Etat; en un mot l'esclavage politique" (p.44).

Cela se conçoit, car chez un maître d'esclaves ordinaire chaque esclave représente une partie importante de sa richesse, alors que l'Etat sans âme et sans entrailles possède des millions d'esclaves qu'il ne voit ni ne connaît, dont la vie ne vaut plus un sou, et dont les besoins n'intéressent personne.
Le progrès de l'Humanité consiste non pas dans la collectivisation, mais au contraire, dans la libération de l'individu des entraves de la collectivité, de la domination collective:

"(...) La propriété, aussi bien que l'individu, ne s'affranchit que par degrés des liens de la communauté, soit celle de l'Etat, ou de la famille, ou d'une caste privilégiée, pour revêtir un caractère entièrement libre et personnel; en d'autres termes, la communauté et l'esclavage, la propriété et la liberté ont toujours existé ensemble et dans les mêmes proportions: partout où l'on aperçoit l'une, on est sûr de rencontrer l'autre; dès que l'une est niée, étouffée ou amoindrie, l'autre l'est également; (...) on peut dire que le degré d'affranchissement où la propriété est arrivée chez un peuple, nous donne la mesure exacte de sa civilisation et particulièrement de son éducation morale" (p.32).

La pérennité du communisme s'explique alors notamment par une propension de la nature humaine à "justifier les passions pour les mettre de son côté", et à faire preuve d'esprit de contradiction et d'aventure.
On retrouve cet esprit dans certaines communautés d'origine religieuse, mais Franck repère la distinction radicale entre ce "communisme" de groupe et le communisme généralisé, étatique, qui ne permet pas d'assimiler le communisme comme un défenseur des humiliés et une nouvelle forme de christianisme :

"La charité toute seule ne peut pas servir de base à un gouvernement, à un ordre social, et là où elle est forcée, elle se change en servitude. Le christianisme et le communisme, loin de se confondre, sont donc complètement opposés l'un à l'autre. Le premier se fonde sur l'amour et par conséquent sur la liberté, le second sur la contrainte; le premier commande la résignation, le sacrifice; le second, la spoliation."

Comment peut-on prendre le communisme, "oeuvre de confiscation et de violence" pour "le fruit le plus accompli de la charité chrétienne"?, demande Franck (p.49). D'autant plus que le communisme rejette avec mépris la religion elle-même avec sa partie essentielle - l'enseignement moral.
Franck prévoit les dérives que les projets utopistes peuvent entraîner car "Le principe une fois introduit, il est difficile d'en arrêter les conséquences" (p.71) et l'étouffement de la liberté gît dans le principe d'abolition de la propriété :

"(...) Car si la conscience et la pensée restent libres, vous verrez reparaître aussitôt toutes les autres libertés et avec elles la propriété" (p.76).

C'est pourquoi Franck n'est nullement surpris par l'apparition, à la suite de douceâtres utopistes, de révolutionnaires despotiques assoiffés de sang (Robespierre, Babeuf), qui ne cachent guère leur intention d'instaurer leur système par la violence et de le maintenir par la terreur. Pour Franck, la "République des égaux" de Babeuf, le favori de Marx et Lénine, n'est que :

"(...) le niveau du plus lourd despotisme pesant sur toutes les actions et sur toutes les facultés, atteignant l'âme aussi bien que le corps, le travail de la pensée comme celui des mains, écrasant tout ce qui s'élève(...)" (p.83-84).

Le communisme de Babeuf est jugé comme "le seul conséquent" (p.86). Ou plutôt le plus franc. Notons, que par les paroles qui suivent, Franck décrit non pas le futur socialisme, mais seulement les conséquences qui se devinent du projet de Babeuf, fabriqué en 1795 pour la France :

"Ainsi voilà un système qui s'introduit au nom de la liberté et qui aboutit au plus horrible esclavage; qui appelle tous les hommes à la richesse, à la science, au bonheur, et qui ne leur offre que la pauvreté, l'ignorance, l'existence la plus aride et la plus bornée; enfin, qui veut fonder la société sur le principe de la fraternité humaine, et qui commence par exciter au meurtre, au pillage et à l'incendie" (p.85).

L'incendie de Paris, allumé par les communards, commencera quelques jours après la rédaction par Franck de l'avant-propos et de la conclusion de 1871, rajoutés à sa brochure de 1848. Mais ces bolcheviks français que sont les communards avaient déjà révélé toute l'inhumanité de leur pouvoir, et Franck disposait d'une nouvelle et puissante confirmation de la justesse de son évaluation du socialisme. Les lignes qui suivent, écrites dans ce contexte, pourraient faire réfléchir les amateurs du socialisme "pur", encore nombreux sur notre planète exténuée et malade du socialisme:

"Communisme et socialisme, on ne saurait assez le répéter, ne sont que des noms différents d'une seule et même chose. Le communisme, suivant les temps, suivant les lieux, suivant l'esprit des générations auxquelles il cherche à s'imposer, peut changer de forme et de langage, il ne change pas de principes, et ses conséquences, quand il lui est donné de les réaliser, demeurent invariables. Il supprime la propriété, il supprime la liberté tant civile que politique, il supprime la famille. On peut dire qu'il supprime la personne humaine et, par conséquent, la conscience morale de l'homme pour mettre à sa place la toute-puissance, la tyrannie collective et nécessairement irresponsable de l'Etat. (...)
Demeuré le seul entrepreneur, le seul capitaliste, l'Etat sera tout et l'individu ne sera rien, ce qui est la marque distinctive du communisme. (...)"
(pp.7, 12).

Franck ne condamne pas le socialisme à partir des positions du conservatisme. Sa vie de vrai démocrate était consacrée au perfectionnement de la société. Cette recherche ininterrompue de perfectionnement, la seule véritablement révolutionnaire, constitue la qualité distinctive du système pluraliste, qui n'a jamais prétendu être idéal. A la fin de sa brochure, Franck en appelle à l'amélioration de la situation et de l'instruction des travailleurs, en rendant hommage à e que nous avons nommé les formes "ergonistes" de propriété (du grec ergon, travail ), où le travailleur est maître du capital qu'il utilise. La sympathie de Franck, fils de paysan, est du côté des "ergonaires" (comme l'on dit prolétaire ou propriétaire) :
"Le paysan qui laboure son champ lui-même et le propriétaire d'un atelier qui seul, ou avec un certain nombre de compagnons, le met en activité, sont tout à la fois des bourgeois et des ouvriers" (p.95).
Franck défend les associations libres des ouvriers, à condition qu'elles soient fondées sur le "principe de liberté", à la différence de l'Internationale, basée sur "le principe contraire", comme il l'écrivait le 15 mai 1871 en conclusion de sa brochure alors que les faubourgs de Paris faisaient rage:
"Son but est le communisme, ses moyens sont la violence et la terreur. C'est par la révolution et la guerre civile qu'elle essaie en ce moment même de réaliser son programme. Ainsi la Société internationale, loin de servir les classes laborieuses qu'elle a la prétention de représenter, est elle l'instrument de leur ruine et de leur abaissement" (p.97).
Franck considèrait la charité, la raison, la patience, la prévoyance et les réformes comme les meilleures instruments du progrès. En Occident les idées qu'il prêchait ont vaincu, et les travailleurs sont arrivés au bien-être, à la pleine liberté et au total respect de leurs droits par une lutte pacifique. Là où les idées de Marx ont triomphé, les classes laborieuses ont réellement subi "la ruine et l'abaissement" en devenant esclaves d'un maître collectif omnipotent soucieux de sa seule opulence et de sa seule puissance, et les stigmates morales et matérielles de cette défiguration subsistent longtemps après l'écroulement du système.

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Marx et Franck sont deux symboles. Ils incarnent deux principes, deux méthodes, et deux caractères opposés. Une seule chose les réunit par un étonnant hasard : les deux philosophes ont commencé leur carrière intellectuelle par des études sur le philosophe grec Démocrite, précurseur de la théorie atomique. Le premier livre publié par Franck en 1836 s'appelait Le système de Démocrite restauré d'après les textes. Et la thèse de doctorat de Marx en 1841 avait pour thème la philosophie de Démocrite. Pour le reste, ces deux hommes sont aux antipodes l'un de l'autre. Karl Marx, collectiviste, athée, comploteur, propagandiste de la dictature et de la violence, est devenu le meneur de la faussement nommée Alliance internationale des travailleurs (alias l'Internationale). Adolphe Franck, libéral, croyant, réformateur, démocrate, était président de la Ligue nationale contre l'athéisme, ainsi que de la Ligue permanente de la paix.
Adolphe Franck est né le 9 octobre 1809 dans une modeste et nombreuse famille juive à Liocourt, un pauvre village de la Lorraine, entre Metz et Nancy. Ses parents, travailleurs assidus et estimés, étaient agriculteurs, apiculteurs et tenaient une boutique pour vendre les produits de leur labeur. Son père, grand lecteur des encyclopédistes français, aimait à philosopher. Sa mère, d'une grande piété et d'une charité inépuisable, aidait - dans la mesure de ses modestes moyens - les nécessiteux des environs, juifs et chrétiens sans distinction. Adolphe hérita des meilleurs traits de ses parents, ce qui lui permis de goûter à ce mélange de sagesse, de bonté et d'amour du travail qui constitue une des plus grandes richesses accessibles à l'homme. Excellent élève, il se préparait à la carrière de rabbin, étudiait le Talmud, la philosophie de Maimonide et la médecine. Mais l'échec au concours d'obtention d'une bourse à l'Ecole rabbinique de Metz, et surtout sa passion pour la philosophie, l'ont amené à changer ses projets. Ayant brillamment terminé la classe de philosophie du Collège royal de Nancy, Franck étudie la philosophie, le droit et la littérature à l'Université de Toulouse et défend en 1832 sa thèse de doctorat, où il démontre que toutes les révolutions dans la littérature étaient nées du mouvement continu de l'humanité vers la liberté. La même année, à l'âge de 23 ans, Franck est reçu premier au concours d'agrégation de philosophie. Il enseigne ensuite pendant huit années aux lycées de Douai, Nancy, Versailles, puis à Paris au lycée Charlemagne. En 1836 il publie son essai sur Démocrite, et est élu à l'Académie de Nancy en 1837. L'année suivante sort son livre sur l'histoire de la logique. En 1840 il passe avec succès l'agrégation pour l'enseignement universitaire, et le philosophe Victor Cousin le charge d'un cours public de philosophie à la Sorbonne. En 1843 il publie son livre sur la Kabbale, qui ouvre aux non-juifs l'accès à ce courant religieux et philosophique. Longtemps ce livre sera considéré comme le meilleur en la matière. En 1844, suite à une maladie du larynx, Franck passe quatre mois en Italie, ou il se soigne, voyage et rédige un dictionnaire philosophique. C'est alors, à l'âge de 35 ans, qu'il est élu à l'Académie des sciences morales et politiques (il en sera élu président en 1860). Il est en même temps nommé chevalier de la Légion d'honneur. A partir de 1847, il enseigne avec succès la philosophie sociale à la faculté des lettres de la Sorbonne, et conteste les idées socialistes. En été 1848 sort sa prophétique brochure sur le communisme. La même année, il présente sa candidature aux élections de l'Assemblée, mais échoue. De 1848 à 1852 il supplée le professeur Barthélemy-Saint-Hilaire à la chaire de philosophie grecque et latine au Collège de France, puis y donne des cours sur l'apport des différentes religions, surtout du judaïsme, au développement de la civilisation. En 1852, année où il est nommé Conservateur-adjoint de la Bibliothèque impériale, sort sous sa direction le solide Dictionnaire des sciences philosophiques, fruit de huit années d'efforts, qui, pendant des décennies restera le meilleur dans sa catégorie. Franck y a rédigé une multitude d'articles importants, dont l'article capital sur le socialisme. En 1854 Franck devient chargé de cours, et, deux ans après, professeur au Collège de France où, jusqu'en 1881, il enseignera le droit de la nature et des gens. En 1862 et 1869, il est respectivement promu officier et commandeur de la Légion d'honneur. Il part à la retraite en 1866, à l'âge de 77 ans, mais participera encore à la vie sociale 7 ans durant, jusqu'à ses derniers jours. Un an avant sa mort, il était élu président de la Société d'ethnographie.
Travailleur infatigable, Franck participa activement, pendant un demi-siècle, aux travaux de l'Académie, et ne fut jamais ni en retard, ni absent à ses cours au Collège de France. Il savait entraîner son auditoire, et ses cours étaient souvent interrompus par des tonnerres d'applaudissements. L'académicien Giraud, successeur de Franck au poste annuel de président de l'Académie des sciences morales et politiques, lui avait donné les traits suivants: "Modèle d'urbanité, de droiture et d'exactitude(...). Esprit ingénieux, juste, pénétrant et appliqué(...), caractère équitable, paisible et droit."
        
Résolument et courageusement, Franck a toujours défendu les droits de l'Homme, même dans les premières années de durcissement du régime du 2e Empire. Dans toutes les époques, ses cours étaient un foyer d'idées de liberté et de droits de l'Homme, et attiraient toujours beaucoup d'auditeurs. Franck était un partisan des idées de 1789, c'est-à-dire de la première période de la Révolution française, et adversaire de celles de la deuxième période, jacobine, demi-socialiste, attentant à la propriété au nom du nivellement, commençant en 1792 par le diktat de la première Commune, diktat qui a conduit à la Terreur et a été brisé par la période thermidorienne, amorçant un retour à la voie bourgeoise.

Franck ne fuyait pas la responsabilité, mais ne se ruait pas vers le pouvoir. En 1869 il déclina la proposition de l'Empereur de devenir membre du Sénat en disant: "Ma chaire me suffit, je n'ai pas besoin d'une tribune". Franck a consacré une partie importante de son travail à l'élaboration des fondements du droit civil, et particulièrement du droit pénal. Suivant les conclusions de Franck, la société a le droit à l'autodéfense contre les criminels, à leur isolement, à une dissuasion préventive, à la compensation des dégâts des crimes et délits, mais non pas à une punition directe des criminels. Car la punition, selon Franck, c'est l'affaire de Dieu, et non pas des hommes. C'est pourquoi il prêchait contre la peine de mort. A l'exclusion des cas d'application de la peine de mort dans certains pays (est-ce une punition ou une mesure de dissuasion? - l'avis sur cette question n'est pas encore unanime), les principes humanistes de Franck sont généralement admis dans le code pénal des pays démocratiques - le criminel est isolé, mais on ne lui applique ni punitions corporelles ou mutilations ni privation de nourriture ni incarcération dans des cachots. En principe (pas toujours en pratique...), l'isolement lui-même n'est pas considéré comme une mesure de punition, mais comme une mesure d'autodéfense de la société (c'est pourquoi les récidivistes sont condamnés à un enfermement plus durable).

Franck a étudié aussi les problèmes du droit ecclésiastique, de la morale et de l'assurance sociale. Il était un bon orateur, publiait beaucoup d'articles, collaborait au Journal des débats et à d'autres organes de presse, et en 1863 il est devenu un des principaux rédacteurs du Journal des savants. Une série de ses articles a paru dans les Archives israélites. Dès la fondation en 1866 de la Société française de traduction de la Bible, Franck en était devenu un membre actif. Fervent défenseur de la supériorité du droit sur la force, il était, en 1867, l'un des fondateurs, puis président de la Ligue internationale et permanente de la paix (en 1872 rebaptisée Société des amis de la paix). La Ligue élaborait et prêchait les méthodes d'élimination de la violence, notamment les procédures de solution des conflits par la voie des négociations, sur le plan international et intérieur (précisons: ce n'était nullement une organisation de pacifisme naïf, dans l'entendement actuel). Dès 1886, Franck était fondateur et président de la Ligue nationale contre l'athéisme, et deux ans après il fonde et dirige La Paix sociale, journal hebdomadaire de cette Ligue. Energique propagandiste de la conciliation et du rapprochement des différentes religions, Franck était un ferme adversaire aussi bien du matérialisme que du principe de l'Etat théocratique.

Ardent partisan de l'égalité des femmes, dont il disait qu'elles étaient "l'âme", "la plus précieuse moitié" de l'humanité, il entendait que cette égalité tienne compte des particularités de la nature féminine. L'homme et la femme possèdent, selon lui, des qualités différentes, complémentaires, et, lorsqu'ils sont réunis, composent un être harmonique. Aux idées humanistes de Franck correspondait son existence : pleine de rencontres, de conversations entre amis jusque tard dans la nuit, vie familiale heureuse, non sans soucis, avec sa femme Pauline. Cette autodidacte d'une grande culture, issue d'une famille juive à la médiocre fortune, était gouvernante jusqu'à leur mariage en 1839. D'une santé fragile l'obligeant à rester cloîtrée à domicile, elle recevait la visite de nombreux d'amis (tels Alfred de Vigny et Victor Cousin). Elle fut l'auteur de quelques études sur la vie de Maimonide, mais surtout de lettres extrêmement touchantes, expressives, nobles et intelligentes, dont le recueil posthume sera publié en 1898 par sa fille, sous le titre Une vie de femme.

20 ans durant Franck participa activement comme représentant de la communauté juive, au Conseil supérieur de l'instruction publique, dont il était vice-président et réformateur pendant trois décennies (en sachant bien s'entendre avec de sévères archevêques). Les qualités morales et pédagogiques de ce juif étaient appréciées à un point tel, que la hiérarchie catholique lui confia la haute responsabilité de la rédaction d'un manuel de morale pour le système d'éducation secondaire. Franck s'occupait beaucoup des recherches sur l'histoire des Juifs, et fut élu en 1888 président de la Société des recherches juives. Il examina aussi les problèmes de l'enseignement aux sourds-muets, et en fit un rapport au gouvernement en 1880. Adolphe Franck est mort le 11 avril 1893 à la 84e année - particulièrement active - de toute une vie de combat. Homme de tolérance et de compromis, mais non pacifiste à tout prix, Franck comprenait que la guerre contre les idées fausses ne devait cesser d'être conduite pour éviter les guerres et les tragédies. A ce philosophe, qui toute sa vie durant mena une "guerre" pour la paix entre les peuples, les religions, les races et les sexes, la République rendit hommage par des funérailles militaires. Un régiment de ligne avec drapeau et orchestre ainsi qu'une foule de proches, de collègues, d'admirateurs et d'étudiants, accompagnaient sa dépouille à la section juive du cimetière Montparnasse, où il trouva le repos à côté de sa femme, morte en 1867.

Quelle vie! Quel homme! Que de bien, de connaissances, et de vérité apportés aux hommes! Libéral et réformateur convaincu, citoyen exemplaire de la France et représentant sans reproche du peuple juif, Franck avait pour qualités une grande et une profonde culture, l'honnêteté et un esprit lucide. Indiscutablement, il appartenait à la formidable tribu des bâtisseurs de la société démocratique et des forgerons de cette civilisation humaniste qui sert à présent d'exemple au monde entier. Pendant ses 53 ans d'enseignement, Franck inculqua l'amour de la liberté et l'esprit de responsabilité à des milliers d'élèves et d'étudiants, les immunisant contre les tentations de l'utopie collectiviste qui menaça maintes fois d'entraîner la France, et avec elle l'Europe, sur une voie sanguinaire. Franck exerça une influence bénéfique sur une bonne partie de l'élite française par ses livres, son Dictionnaire philosophique, son manuel de morale, ses conférences publiques, ses discours, et son activité au sein de la Ligue de la paix et de la Ligue contre l'athéisme. Disciple et continuateur de Franck, le philosophe Alfred Fouillé, théoricien de la "force des idées", a écrit que Franck "a toujours vu dans la moralité la grande force qui, malgré les apparences, entraîne le monde". L'arme de Franck était la force des idées morales, et si certaines de ses idées peuvent nous paraître insuffisamment osées, elles n'en étaient pas moins courageuses et progressistes pour son temps. En tant que démocrate en avance sur son époque, les voies qu'il prenait étaient souvent justes sur maints problèmes. Une qualité de plus en faveur de Franck est sans doute que tout en étant en avance sur son époque, il ne devançait pas trop la colonne, et restait compréhensible pour ses contemporains. Certes, il n'existe pas de penseur sans la moindre faille. Mais nous ne croyons pas pouvoir trouver au XIXe siècle de penseur qui se soit trompé aussi peu qu'Adolphe Franck (au XXe siècle seul Raymond Aron, un autre professeur du Collège de France, peut se comparer à lui sur ce plan).

La confrontation de Franck et de Marx trouverait un intéressant prolongement dans leur comparaison en tant que Juifs, tenant position des deux côtés opposés de la barricade, avec les réserves qui s'imposent : baptisé à 6 ans, Marx n'a certes pas choisi de se convertir au christianisme, mais plus tard, il renia et abjura consciemment non seulement sa religion, mais aussi son peuple, s'ingéniant dans l'art d'inventer tous les dérivés méprisants du mot "youpin" dans ses lettres à Engels. Les raisons idéologiques ont nourri son antisémitisme, ainsi qu'une autre raison que Heine explique, en 1855: "Parmi les juifs baptisés, il y en a beaucoup qui, par une lâche hypocrisie, disent encore plus de mal d'Israël que ses ennemis par droit de naissance. De la même manière, certains écrivains ont soin, pour ne pas rappeler leur origine, de parler des juifs trés-défaborablement, ou de n'en pas parler du tout".
Franck, lui, était Juif dans le plein et noble sens du mot. Il aimait son peuple, son Histoire, sa religion, et était fier d'y appartenir. En même temps patriote français, il restait en accord avec les principes essentiels de sa société libérale et avec les valeurs de la civilisation occidentale, fille de l'Ancien et du Nouveau Testament. La vie de Franck est un exemple démontrant que l'émancipation des Juifs peut signifier l'intégration harmonique du judaïsme dans la société démocratique. La personnalité riche et plurielle de Franck est une preuve vivante que l'homme qui concilie deux cultures, deux langues, deux Histoires, embrassant de son regard deux horizons, peut vivre comme un homme plein, et même plus, un homme "redoublant d'humanité". Sans ces hommes de frontière, de liaison et de "traduction", qui existent dans chaque peuple, la civilisation ne serait pas née et ne pourrait se conserver. Car la civilisation, réunissant les peuples et préservant les cultures, est l'enfant de l'enrichissement réciproque des cultures et de leur "commerce" ininterrompu. Dans l'édition de 1765 de son Encyclopédie, Diderot avait mis en exergue de son long article sur les Juifs une page de son collaborateur Louis Jaucourt, qui affirmait l'utilité de ce peuple-médiateur, après un rappel des "horreurs" et des "carnages" répétés que "les Juifs ont éprouvé depuis Jésus Christ" dans "tous les états chrétiens". "Répandus" en Europe, les Juifs "sont devenus des instruments par le moyen desquels les nations les plus éloignées peuvent converser et correspondre ensemble. Il en est d'eux comme des chevilles et des clous que l'on emploie dans un grand édifice et qui sont nécessaires pour en joindre toutes les parties". (En influençant l'opinion publique, ce passage a fortement contribué à l'octroi aux Juifs de France de l'égalité des droits après la révolution de 1789 - une preuve de plus de la force des idées, et donc des livres).
Antipodes sur le plan personnel, Marx et Franck le sont aussi en ce qui concerne les méthodes scientifiques. Franck est un philosophe qui met la moralité et la vérité au-dessus de tout. Marx est un pseudo-philosophe, car il a mis la science au service de sa vanité, de sa soif de pouvoir et de gloire. Et chacun d'eux incarne des principes opposés. Franck défend le principe de responsabilité de l'homme, c'est-à-dire de sa liberté et de la pluralité de ses facultés. Or la liberté est la mère de la diversité, de la multitude des choix, des voies, donc elle est aussi la mère de la société pluraliste. Par un malentendu et par la faute de Marx, on désigne cette société divisée en cellules autonomes multiples et en secteurs divers comme "capitaliste", mais le secteur capitaliste n'y est pas le seul, et est loin d'être toujours le principal. On y trouve aussi le secteur public et ce troisième secteur, le secteur ergoniste, très large à certaines époques, où les travailleurs individuels ou associés sont des propriétaires directs des moyens de production. Ces ergonaires (travailleurs-propriétaires) sont les paysans, artisans, commerçants, médecins et autres professions libérales; groupements d'artisans, familles, communautés, coopératives, mutuelles, associations, etc.

Franck représente donc la multicolore cohorte des partisans du Pluralisme, c'est-à-dire de la diversité et de la multitude des principes et des voies compatibles avec la loi, la moralité et la civilisation, qui laisse aux hommes la liberté de vivre, de travailler, d'user le fruit de leur travail de différentes façons, et aussi de se réunir en collectivités de toute sorte. Car la personne indépendante, même la plus "égoïste", ne s'isole pas de la société. Elle possède maints intérêts ou besoins communs avec d'autres hommes, et elle seule est véritablement (car volontairement) altruiste et collectiviste Aristote disait déjà dans La Politique, que toute cité, tout village est une communauté et ne peut exister sans parties et activités communes. Certes, dans une telle société - mise à part l'égalité des droits, devenue le socle de la démocratie - il est impossible d'assurer l'égalité en toute chose, mais tel est le prix de la liberté, impensable sans sa conséquence : la diversité. Est-il aussi besoin de rappeler que supprimer la liberté crée non pas l'égalité générale, mais le despotisme des "égalisateurs" ?
Le socialisme, lui, tient la diversité en horreur. Son idéal est la caserne. Marx hait la société pluraliste, veut la raser, et édifier au nom de l'égalité totale une fourmilière monolithique, où la société prendra à sa charge toute la responsabilité de l'individu dilué dans la masse, en tout, le transformant en rouage de l'immense Machine, en employé ou en esclave muet de l'Appareil. Le marxisme entier est bâti sur l'idée que l'homme est une irresponsable marionnette de l'économie, et que seules les classes sont des acteurs de l'Histoire. C'est justement cette idée d'irresponsabilité qui a engendré le communisme, comme l'avait proclamé Engels sans ambages, en mars 1845: "Le communisme repose précisément sur ce principe de l'irresponsabilité de l'individu".
En lisant Franck, on reste ahuri. Le masque angélique du socialisme oratoire avait donc été arraché, dès 1848, de la gueule d'ogre du socialisme opératoire! Du moins, pour la première fois de façon si ferme et fondée. Malgré cela, un tiers de l'humanité a mordu à l'hameçon des grands Idéaux, pour tomber dans une trappe d'un demi voire de trois-quarts de siècle... C'est aujourd'hui précisément que l'on peut et doit tirer des leçons des erreurs passées. Ecouter ceux qui avertissaient du danger et avaient vu clair par la force de leur raison. Ceux-là peuvent encore nous apprendre beaucoup. Sans doute, Franck était un prophète, un clairvoyant, et il nous apprend à regarder l'avenir d'un l'oeil vigilant. Mais avant tout, il s'agit d'un analyste à la perspicacité impérissable explorant et examinant les conséquences ultimes des possibilités qui s'offrent à l'homme pour améliorer son sort. On lui doit, dans l'article Socialisme, cette remarque fortifiante : "une erreur ne peut se soutenir et captiver les esprits qu'en dissimulant une partie de ses conséquences".



LENINE et FRANCK

Il est difficile de savoir si Lénine a lu la brochure sur le communisme, mais il se servait largement du Dictionnaire des sciences philosophiques, publié à Paris en 1852 sous la direction de Franck, réédité deux fois, et resté pendant près d'un siècle un ouvrage de référence largement utilisé. Franck y a écrit une multitude d'articles (tous ceux qui ne sont pas signés), et surtout le formidable article Socialisme. Lénine cite, dans son essai enragé Impérialisme et Empiriocriticisme de 1908, la définition du mot sensualisme, donnée par Franck dans son Dictionnaire. Tout près de ce mot se trouve le grand article sur le socialisme, et l'on ne peut douter une seconde que Lénine n'y ait pas jeté son regard curieux pour le lire ensuite avec avidité. Il est même probable que ce soit en commençant par cet article qu'il a pris la connaissance du Dictionnaire...
Notons que dans la 5e édition des oeuvres de Lénine, une note de l'éditeur sur Adolphe Franck, en tant que rédacteur du Dictionnaire, le désigne comme un "philosophe-idéaliste", auteur du livre Le Communisme face à l'Histoire (t.18, p.506). Bel échantillon de traduction socialiste : face à l'Histoire, pour ne pas dire jugé par l'Histoire, alors qu'on serait plus près de l'original en disant devant le Tribunal de l'Histoire...
Revenons à Lénine. Déjà au pouvoir, il mentionne une nouvelle fois le Dictionnaire de Franck le 1er septembre 1920 dans sa lettre à la bibliothèque du musée Roumiantsev : demandant à ce qu'on le lui envoit, il le décruit comme l'un des trois "meilleurs dictionnaires philosophiques" de l'époque (t.35, p.467). En avait-il besoin pour relire l'article sur le socialisme? A-t-il relu les terribles prophéties de Franck dans le Dictionnaire, en ce temps effroyable où Lénine lui-même avait commencé à craindre les conséquences cauchemardesques de son saut vers le socialisme? A-t-il de nouveau examiné les explications détaillées de Franck sur la nature trompeuse du principe collectiviste, capable seulement de conduire à la guerre civile, la ruine, le mensonge, la terreur et le despotisme? A-t-il rafraîchi dans sa mémoire les avertissements de Franck, notamment ce passage du Dictionnaire sur l'impossibilité du socialisme à être une société de liberté et d'égalité? :

"On conçoit encore la communauté des biens dans une société partagée en deux fractions éternellement divisées, dont l'une a pour attributions de jouir et de commander, l'autre de travailler et de servir; dans une société, enfin, où règne (...) l'esclavage politique(...)".

A-t-il cogité sur cette conclusion de Franck (écrite en 1852!)?:
"Ce tableau succinct, mais fidèle, du socialisme, est pour nous une preuve directe, une démonstration par l'absurde, que l'ordre social se confond avec l'ordre moral, et que, sans le respect de ces trois choses, - la liberté, la propriété, la famille, - la société est impossible. Le socialisme a donc une utilité négative: c'est d'inspirer l'horreur de l'immoralité et du despotisme, sous quelque nom qu'ils puissent se cacher, et de pousser les hommes, par la seule crainte de ces deux choses, vers la liberté et la justice, vers le respect de la personne humaine".

Qu'est-ce qui a poussé Lénine, quelques mois après la très probable lecture de ces lignes, à décider sa NEP (Nouvelle Politique Economique), en fait un virage à droite, et une réduction de la dose du socialisme? Est-ce cette lecture, ou la résistance acharnée des paysans, ou bien l'atroce famine - fruit du pillage socialiste de la campagne? Peut-être tout à la fois. Le pays bénéficia d'un répit de 8 ans, et l'on n'y introduira plus jamais le socialisme total, pur, à la Pol Pot (avec l'égalisation des "salaires" - ravalés dans ce cas en pitances -, la destruction de la famille, la liquidation totale de toutes les conditions et les effets de la liberté - la propriété privée, le marché, le commerce, l'argent, etc.).



BIBLIOGRAPHIE

1. LES OEUVRES D'ADOLPHE FRANCK

  1. Les Révolutions littéraires, thèse de doctorat, 31 p., Toulouse, Douladoure, 1832.
  2. Le Système de Democrite restauré d'après les textes, 1836.
  3. Des Systèmes de Philosophie et des Moyens de les mettre d'accord, 1837.
  4. Esquisse d'une Histoire de la Logique, 315 p., Hachette, Paris, 1838.
  5. La Kabbale ou la Philosophie religieuse des Hébreux, 412 p., Hachette, Paris, 1843.
  6. De la Création, 1845 (in Archives Israélites).
  7. De la Certitude, 314 p., Ladrange, Paris, 1847.
  8. Le Communisme jugé par l'Histoire, 71 p., Joubert, Paris, 1848, 1849; 99 p., Lachaud, Versailles, 1871.
  9. Notices historiques et critiques (Paracelse, Thomas Morus, Bodin, Machiavel, Mably, etc.), 1849-1875 (in Recueil de l'Académie des Sciences morales).
  10. Dictionnaire des Sciences philosophiques, sous la direction d'Adolphe Franck, préface de Franck, tous les articles non signés sont de Franck, Hachette, Paris, 1842-1852 (en 6 t.), 1852;1806 p.,1875; 1820 p., 1885.
  11. Sur les sectes juives avant le Christianisme, 1853.
  12. Le Rôle des Juifs dans le développement de la Civilisation, 1855 (in Archives Israélites).
  13. Le Droit dans les anciennes nations d'Orient, 1855 (in Revue Contemporaine).
  14. Paracelse et l'Alchimie au XVI siècle, Vaugirard, Paris, 1855.
  15. Etudes orientales, 477 p., Lévy, Paris, 1861.
  16. Utopistes du XVII siècle, Hobbes, 1861 (in Revue Contemporaine).
  17. Réformateurs et Publicistes de l'Europe, 3 séries, 506, 513, 317 pp., Lévy, Paris, 1864-1893.
  18. Philosophie du Droit pénal, 239 p., Baillère, Paris, 1864.
  19. Philosophie du Droit ecclésiastique, 192 p., Baillère, Paris, 1864.
  20. Des Principes du Droit naturel, Association polytechnique, Paris, 1865.
  21. La Philosophie mystique en France à la fin de XVIII siècle, 228 p., Baillère, Paris, 1866.
  22. Philosophie et Religion, 451 p., Didier, Paris, 1867.
  23. De la famille, 51 p., Hachette, Paris, 1867.
  24. Vraie et Fausse Egalité, 52 p., Hachette, Paris, 1867.
  25. La Morale pour tous, 193 p., Hachette, Paris, 1868.
  26. Eléments de la Morale, 200 p., Hachette, Paris, 1868.
  27. Moralistes et Philosophes, 485 p., Didier, Paris, 1872.
  28. Le Capital, 23 p., Chaix, Paris, 1872.
  29. Projet de Constitution, 36 p., Le Chevalier, Paris, 1872.
  30. L'Abolition de la peine capitale, 1877.
  31. Philosophes modernes étrangers et français, 420 p., Didier, Paris, 1879.
  32. La Religion et la Science dans le Judaïsme, 18 p., Cerf, Versailles, 1882.
  33. Essais de critique philosophique, 346 p., Hachette, Paris, 1885.
  34. Des Rapports de la Religion et de l'Etat, 18 p., Alcan, Paris,1885.
  35. Philosophie du Droit civil, 295 p., Alcan, Paris, 1886.
  36. Le Péché originel et la Femme, 14 p. (in Actes et Conférences de la Société d'etudes juives, Durlacher, 1889).
  37. Le Panthéisme oriental et le Monothéisme hébreu, 11 p. (idem, 1889).
  38. Nouveaux Essais de la Critique philosophique, 360 p., Hachette, Paris, 1890.
  39. Allocution adressée à ma petite fille (sur le mariage), 8 p., Versailles, Cerf, 1891.
  40. L'Idée de Dieu dans ses rapports avec la Science, 18 p., Carré, Paris, 1891.
  41. L'Idée de Dieu dans ses rapports avec l'ordre social, 12 p., Faivre, Paris, 1893.
  42. Nouvelles Etudes orientales, 413 p., Lévy, Paris, 1896.
  43. Articles in Journal des Débats, Journal des Savants, Paix sociale, Liberté de penser, Revue Contemporaine, Moniteur universel, Revue des Etudes Juives, Actes et Conférences de la Société des Etudes juives, Archives Israélite; discours et rapports in Séances et Travaux de l' Académie des sciences morales et politiques, etc.


  44. LES TEXTES SUR FRANCK

- Alfred Fouillé, Le Mouvement idéaliste, annexe 1, Monsieur Adolphe Franck et le mouvement philosophique depuis cinquante ans, Alcan, 1894, pp.283-301.
- Eugèn Manuel, Un philosophe d'autrefois: Adolphe Franck, (in La Revue de Paris du 15 juin 1896).
- Marin Ferraz, Adolphe Franck, in La Revue du Siècle, n°140, janvier 1899, t.13, pp.1-21.
- Hartwig Derenbourg, Allocution du 27 janvier 1894, hommage à Franck (in Revue d'Etudes Juives, 1894, t.28, n° 56, annexe, pp.III-XI).
- Dareste, Boissier, Discours aux funérailles de M. Ad. Franck, imp. Firmin-Didot, 10 p., 1893.
- A la mémoire de M. Ad. Franck, discours et articles, imp. Montorier, 48 p., 1893.
- Pauline Franck, Une vie de femme (lettres intimes), 597 p., Tours, Bousrez, 1898.

- Archives Israélites, t. 9, avril 1848 et t.54, n°16 du 20 avril 1893.
- L'Univers Israélite, n° 16, du 1er mai 1893.

- Nouvelle Biographie Générale, de Hoefer, éd. Firmin Didot frères, Paris,1856.
- Larousse du XIXe siècle, Larousse, Paris, 1872.
- Dictionnaire universel des contemporains, de G.Vapereau, Hachette, Paris, 1893.
- La Grande Encyclopédie, Lamirault, Paris, 1894.
- The Jewish Encyclopedia, Funk and Wagnolls Co, New York, 1903.
- Dictionnaire des auteurs, Laffont-Bompiani, Paris, 1952.
- Enciclopedia Universal ilustrada Europeo-Americana, Espasa-Calpesa, Madrid, 1964.
- The Universal Jewish Encyclopedia, Ktav, New York, 1969.
- Encyclopaedia Judaica, Keter, Jerusalem, 1971.
- Dictionnaire de biographie française de R.d'Amat, Letouzey, Paris, 1979.