Retour à des présages du désastre communiste (2e partie)


Eugen Richter et le socialisme


”Le parti socialiste procédait d'une théorie absolue; une théorie absolue c'est la violence; la violence ne peut constituer que la tyrannie”.
Alphonse de Lamartine
Histoire de la Révolution de 1848
(écrit en 1848)


Eugen Richter est né le 30 juillet 1838 à Düsseldorf (Rhénanie), dans une famille protestante. Son père Karl, médecin militaire et auteur d'articles médicaux inculqua des idées libérales et l'amour de l'écriture à son fils. Ayant terminé le lycée à Koblenz, Eugen étudia le droit à l'université de Bonn et l'économie à celle de Heidelberg. Il étudia tout aussi bien Adam Smith, Ricardo, Say, que les théories de l'école de Manchester - un groupe de grands propriétaires de manufactures, qui défendait les principes du libre-échange. Dès 1858, Richter partit étudier à Berlin, et suivit avec intérêts les débats au parlement de Prusse. Ayant brillamment passé ses examens de fin d'études en 1860, à l'âge de 22 ans, il entra dans l'administration.
Etudiant, Richter adhéra au club libéral du Congrès économique. Il y fait des rapports sur la politique financière et les publie dans un journal. C'est de ce club influent dans les cercles libéraux que naquit le parti progressiste. Richter participe aux congrès et aux débats du club et du parti jusqu'en 1865. Les libéraux "de gauche" (on peut dire ergonistes) John von Prince-Smith (un anglo-allemand) et Hermann Schulze-Delitzsch y prêchent les principes de la propriété laborieuse, de l'entraide des travailleurs, du crédit et de l'assurance mutuelles, de l'éducation populaire, du mouvement coopératif et du mouvement des consommateurs. De leurs idées et de leurs efforts naquit un large réseau d'organisations de type parfaitement ergoniste, appelé en allemand Genossenschaften (littéralement, camaraderies ou compagnonnages), réseau qui se diffusa largement à l'étranger. Sous l'influence de Schulze-Delitzsche, Richter fonde en 1863 l'une des premières Unions de consommateurs et la gère pendant un an. Il est intéressant de noter qu'au premier congrès des Unions de l'autoéducation populaire (1863), Richter et Bebel (qui n'était pas encore marxiste) prirent ensemble la défense de Schulze-Delitzsche dans sa polémique contre Lassalle, qui prétendait que les coopératives n'étaient qu'une duperie pour les travailleurs, car elles les détournaient de la lutte pour le socialisme. Richter publia une brochure sur cette polémique, où il conclue sans ambiguïté que la duperie c'est le socialisme. Richter donnait des cours d'économie à l'Union des compagnonnages, et cette activité ainsi que ses publications amenèrent les chefs de ce fonctionnaire à le réprimander. En 1864, désigné candidat des libéraux, il est presque unanimement élu bourgmestre de Neuwied, mais l'administration refuse de le confirmer dans cette fonction à cause de ses opinions oppositionnelles. Outragé par cette attitude, Richter démissionna de l'administration et s'établit comme journaliste à Berlin, écrivant des reportages sur les débats au parlement prussien, dont le milieu et le fonctionnement lui étaient familiers. Cette activité décidera de sa future carrière.
En 1865, il se consacra pour un temps au travail de juriste dans une compagnie privée d'assurance de Magdeburg qui lui avait proposé d'élaborer un règlement d'assurance et un projet de loi. Cette expérience lui servira ensuite dans des débats sur la sécurité sociale.

Député à vingt-huit ans

Il retourne un an après travailler à Berlin comme journaliste, métier qu'il considérait comme sa vraie vocation. Mais en raison de ses connaissances de la vie parlementaire, Schulze-Delitzsche lui propose de se présenter comme candidat du parti progressiste au Reichstag de l'Union nord-allemande, qui sera le noyau de la future Allemagne réunie. Après une rude campagne électorale, Richter devint député à l'âge de 28 ans. Sans abandonner le journalisme, Richter devint l'un des premiers politiciens professionnels, au Reichstag, et parfois au Landtag prussien, et son rôle devint vite éminent au parti progressiste.

On classe ce parti comme libéral de gauche, bien qu'il n'y ait rien eu de collectiviste dans son programme. De nombreux points de ce parti ardemment réformiste, opposé à la politique autoritaire, bureaucratique, militariste, et colonialiste de Bismarck, avaient simplement un esprit ergoniste. Richter, homme ingénieux, possédant de larges connaissances, notamment dans les domaines financier et militaire, devint le principal orateur de l'opposition libérale. Ses discours appuyés d'arguments et de chiffres sérieux, animés d'humour, forçaient le respect tout autant que l'agacement de Bismarck pour cet opposant inflexible. Sur le plan de l'éloquence, seul Bebel pouvait se mesurer à Richter (si l'on peut comparer l'art démagogique du premier avec l'art de l'exactitude du second), et le Reichstag retenait son souffle quand les deux polémistes s'affrontaient (comme dans ces duels oratoires entre Clemenceau et le péroreur Jaurès).

Chef du parti des libres-penseurs

En 1884 fut créé le Parti allemand des libres penseurs, de la fusion du parti progressiste et de l'aile réformiste du parti national-libéral, et Richter en devint président. Le parti avait des centaines de cellules dans tout le pays, une presse assez influente, dont les principaux organes avaient Richter comme rédacteur, et recueillait les votes de 12 à 18%, soit entre 32 et 67 sièges sur 373 au Reichstag. En 1893, plusieurs députés ne se soumirent pas à la discipline du parti, et votèrent les crédits militaires. Sur l'insistance de Richter, ils furent exclus du parti, et le parti des libres penseurs se scinda, la majorité, derrière Richter, prenant le nom de Parti populaire des libres penseurs. Son poids électoral descendit à 8-12% (21 à 29 députés), et les collègues de Richter lui reprocheront une excessive intransigeance sur les principes, interprétée par certains comme de l'intolérance et des manières dictatoriales. Mais pour Richter la fidélité aux principes était plus importante que les succès électoraux.
Sous ces trois noms, la politique du parti restait toujours la même : lutte sur les deux fronts, contre l'utopie rouge et la réaction noire, contre les démons de la haine de classe et de race, de l'idolâtrie devant un pouvoir sans contrôle, du militarisme, du nationalisme agressif, et du centralisme qui engendreront plus tard le monstre brun de la révolution national-socialiste. Contre la partie réactionnaire de la politique du gouvernement Bismarck et contre les plans collectivistes du parti de Bebel. Le premier front, sur un plan pratique, concernait les projets de lois et les questions de budget contenant en germe la guerre et l'arbitraire. Le second front était celui des idées, et la bataille se faisait contre les illusions ou les opinions dangereuses qui pouvaient conduire le pays à la ruine et à la guerre civile. La principale condition de cette bataille était la liberté de discussion et des droits égaux entre débattants. Au nom de ces règles, Richter exigea non seulement sans répit l'abrogation de la loi d'exception contre les socialistes, ses plus grands adversaires, mais alla jusqu'à cesser toute publication d'articles contre eux durant les 12 ans de validité de cette loi ! En 1890, dans une première brochure contre les socialistes, sortie après l'abrogation de la loi, les raisons de ce silence étaient expliquées : on n'attaque pas un adversaire privé de la possibilité de se défendre, d'autant qu'on ne pouvait citer les aspirations de l'adversaire, sans s'attirer des poursuites judiciaires. Lorsque Richter écrivit Contre Bebel en 1883, il ne faisait que répondre aux discours parlementaires et à des publications de Bebel qui pouvait s'exprimer librement en tant que député.

Richter n'épargnait pas Bismarck. Le renforcement excessif du pouvoir central faisant suite à la réunification, nuisait à l'autogestion locale et à l'initiative de la société civile. L'adoption de la sécurité sociale étatisée et les autres réformes sociales renforçaient la dépendance du citoyen envers la bureaucratie d'Etat. La politique extérieure agressive conduisait à une militarisation grandissante. L'activation de la politique coloniale exigeait la construction d'une flotte militaire très coûteuse. L'accroissement du budget avec pour effet l'augmentation de la pression fiscale, et les taxes douanières élevées nuisaient au développement de l'économie. L'Allemagne, armée jusqu'aux dents devenait une menace pour ses voisins, et la politique de grande puissance excitait les sentiments nationalistes et l'intolérance raciale. Si l'Allemagne progressait en général, l'agitation des têtards du futur national-socialisme inquiétait Richter.
Richter était au premier plan de la lutte contre l'extrême-droite allemande dirigée par Adolf Stoecker, fondateur du parti chrétien-socialiste, aïeul spirituel d'Adolf Hitler, pasteur de la Cour, qui organisa en 1879, avec le soutien du plus célèbre historien de Prusse le professeur Heinrich von Treitschke, une campagne à la fois contre le capitalisme et contre le "danger juif". La campagne de Stoecker, exigeant l'annulation de l'égalité des Juifs (pour leur interdire l'accès à certaines professions) était puissamment soutenue par les réactionnaires de droite et de gauche. D'autant plus que le pouvoir au début n'opposait aucun obstacle à cette vague d'hystérie. Bismarck était conscient de l'utilité des Juifs pour le pays (il avait en particulier beaucoup de bienveillance pour les banquiers juifs, de vrais catalyseurs de la construction, du progrès industriel, et sauveurs fréquents du Trésor avec ses poches trouées), mais en tant que zélateur de la religion luthérienne, il éprouvait des sentiments assez froids, sinon hostiles pour les Juifs (rappelons que la doctrine de Luther contient, contre ces "déicides", des invectives sauvages et sans fondement). En outre, Bismarck comptait utiliser les antisémites dans sa lutte contre le parti progressiste de Richter, dont la direction contenait pas mal de Juifs, puisque le caractère démocratique de son programme convenait merveilleusement à ces victimes éternelles de la discrimination. Au Reichstag, le parti progressiste a exigé du gouvernement l'adoption de mesures contre la campagne de Stoecker, ainsi qu'une confirmation du principe de l'égalité des Juifs. Les débats durèrent deux jours. Une partie de la presse et de la société avait soutenu ces demandes. 75 berlinois notables avaient signé une déclaration qui dénonçait la nocivité pour l'unité de la nation de cette campagne antisémite, reconnaissait "l'honneur" et le "profit" apportés par les Juifs à la patrie, et demandait aux extrémistes de se débarrasser de leur fanatisme médiéval. L'Empereur fut obligé d'exprimer sa désapprobation des agissements de Stoecker. Bien plus tard, quand les antisémites avaient cédé leurs positions au bénéfice des progressistes, aux élections de 1881, Bismarck avait désapprouvé à contrecoeur "la lutte contre les Juifs" et remarqué que si l'on suivait les arguments de Stoecker, "on pourrait un jour s'en prendre aux Allemands d'origine polonaise ou française et prétendre qu'ils ne sont pas Allemands".

Héritier de Tocqueville et de Bastiat

Richter consacra beaucoup d'efforts à la lutte contre le colonialisme, non seulement jugé indigne moralement d'un peuple civilisé, mais même désavantageux. La politique coloniale était coûteuse en vies et en moyens, et les dépenses étaient supérieures aux profits apportés. Richter pouvait donc se réjouir des propos que tint Georg von Caprivi, le successeur de Bismarck au poste de chancelier : "La pire des choses qui pourrait nous arriver, c'est que quelqu'un nous donne toute l'Afrique en cadeau".
Héritier de la pensée de Tocqueville et de Bastiat, Richter agissait en faveur de l'élargissement des droits, des libertés et des initiatives de la société civile, contre l'excessif interventionnisme de l'Etat. Quand lui et ses amis politiques s'opposaient aux projets de lois de Bismarck sur une sécurité sociale étatisée, ils ne le faisaient pas par sentiment d'hostilité à la protection sociale des citoyens. Au contraire, ils la souhaitaient de tout leur coeur, mais craignait que l'Etat, en prenant en charge cette affaire vitale à la place des citoyens et des organisations existantes, ne la rende stérile et bureaucratique et ne la change en lien supplémentaire de dépendance envers l'Etat. Et l'attitude de Richter était analogue dans d'autres sphères. Par exemple, il considérait que les consommateurs ne devaient être une foule disparate face aux producteurs et commerçants, mais s'organiser en un contre-pouvoir pour prendre une partie des problèmes de consommation entre leurs mains. En 1867, il publia un guide, Unions de consommateurs, sur le fonctionnement de telles associations. Rappelons que Richter était l'ami et compagnon de l'économiste antisocialiste Schulze-Delitzsche, défenseur passionné de l'autoPROPRIÉTÉ des travailleurs, auteur d'un Cours d'économie politique pour ouvriers et artisans (1874), et fondateur en Europe d'un puissant réseau de coopératives, de sociétés de consommateurs et de banques mutuelles qui existe toujours. Plus qu'un démocrate et un libéra, Richter était dans une certaine mesure un tretiste, un ergoniste, un partisan du troisième principe. Si bien qu'iil est presque impossible de trouver de biographes ou d'historiens favorables à Richter. Les historiens, prisonniers du schéma bipolaire "gauche - centre - droite" (ou "socialisme - capitalisme", "étatique - privé"), étaient toujours désarçonnés quand il fallait définir la position de Richter. Ceux de gauche l'inscrivaient dans le camp de la droite comme un ami de la propriété et un "laquais de la bourgeoisie". Ceux de droite le rangeaient dans le camp de la gauche, en tant que dangereux progressiste, anarchisant partisan des travailleurs.

En prenant conscience de cette troisième position, il n'est plus difficile de comprendre la noblesse de la lutte de Richter, à la fois pour les libertés civiles, contre les monopoles (et notamment les monopoles d'Etat comme ceux du tabac et de l'alcool), contre le monopole étatique total - c'est-à-dire le socialisme total, contre les socialistes, contre la loi limitant la liberté des socialistes, contre la nationalisation des chemins de fer, contre la censure, contre le colonialisme, contre le militarisme et le gonflement des budgets militaires, pour la réduction de la durée du service militaire, contre une flotte surpuissante, contre l'augmentation des impôts, contre les antisémites, contre les barrières douanières augmentant les prix pour tous les consommateurs, contre les privilèges de la grande aristocratie terrienne, contre l'arbitraire des entrepreneurs, pour la libre association des salariés, pour le contrôle du parlement sur le pouvoir exécutif, pour l'égalité des femmes, pour la sécurité sociale des travailleurs sous leur propre direction, pour la séparation de l'Eglise et de l'Etat, pour le soutien des églises par le Trésor, etc.
Le côté privé de la vie de Richter est mal connu. Il passait son temps entre le parlement et les rédactions, fuyait la vie mondaine, et personne ne le vit en habit d'apparat. Resté longtemps célibataire, abritant de nombreux oiseaux dans sa maison, il ne se maria qu'à 63 ans avec la veuve de son ami Parisius, publiciste et éditeur. Pendant les deux dernières années de sa vie, la maladie l'obligea à délaisser ses activités. Il est mort à 67 ans, le 10 mars 1906 près de Berlin. Le parti qu'il dirigeait, privé de leader, semble avoir perdu son âme, son énergie, et disparut en 1910 dans le bloc des libéraux de gauche réuni dans le Parti progressiste populaire.


La bataille d'idées autour du socialisme a débuté dès qu'il a levé sa tête. Avec l'extension de l'esprit démocratique, cette bataille devint l'affaire de groupes et de partis. Autour de 1840, plusieurs penseurs perspicaces avaient deviné et divulgué à l'opinion publique les conséquences logiques du socialisme, et quand Richter se mit à écrire son récit, sa tâche était facilitée par les Cassandre précédentes. Le publiciste Louis Reybaud avait vu dans l'embryon de cette Idée incongrue l'abdication de l'individu, l'indolence, la misère, la faim, la mort, le monopole universel de l'Etat, le plus odieux despotisme, une iniquité absolue. Le penseur de la démocratie Alexis de Tocqueville avait désigné le collectivisme comme une nouvelle formule de la servitude, en y apercevant les germes d'une tyrannie insupportable, d'un profond mépris pour l'individu. C'est une société où l'air manque, et où la lumière ne pénètre presque plus. L'abbé de Lamennais écrivait que l'homme y serait un rouage aveugle d'une machine aveugle, un fantôme d'être sans liberté, sans responsabilité, et que le système socialiste conduirait au rétablissement des castes et d'une classe de maîtres. Par conséquent, ce serait un régime de caserne, un système de double esclavage de la Nature et de l'homme. Le poète Alphonse de Lamartine y avait deviné le règne d'un Despote, la dépossession des citoyens et la servitude du travailleur, une société mise à la ration, comme une compagnie de discipline dans une caserne. John Stuart Mill y avait pressenti la surveillance de chacun par tous.
Adolphe Franck, que nous connaissons déjà pour sa brochure Le Communisme jugé par l'Histoire, publiée en 1848 et complétée en 1871, avait démontré que le communisme et ses échecs n'étaient pas une nouveauté dans l'Histoire.
La liste des penseurs clairvoyants est ainsi longue et diversifiée, de Frédéric Bastiat à Paul Leroy-Beaulieu, chacun éclairant à sa façon les conséquences générales nocives des erreurs socialistes. Cependant peu de critiques du socialisme arrivaient à prédire les conséquences concrètes de cette Grande Erreur, jusqu'aux détails de la vie quotidienne, jusqu'aux tracasseries et aux soucis quotidiens de l'homme sans défense écrasé par l'Etat monolithique. Cela avait justement attiré l'attention de Richter, qui fit ainsi un pas de plus, et de taille, dans le dévoilement de l'Erreur.
L'originalité de Richter ne s'arrête d'ailleurs pas à ses qualités visionnaires. Comme une série d'autres Cassandre du socialisme, il ne se laisse pas enfermer dans le schéma politique bipolaire "gauche - droite", mais représente un troisième pôle ou principe, qui s'oppose aux autres, comme le troisième angle d'un triangle s'oppose aux deux autres. On peut distinguer ces partisans du troisième principe des hommes de gauche et de droite, en les nommant tretistes. Au début de sa carrière politique, ce démocrate et leader d'un parti appelé un certain temps "progressiste", avait compris que les hommes de liberté et de progrès avaient deux adversaires : le conservatisme et le socialisme, autrement dit l'immobilisme et l'utopie. Ses ennemis étaient les réactionnaires de droite qui s'opposaient aux innovations, à l'élargissement des libertés, à la décentralisation des pouvoirs et à la diffusion de la propriété, c'est-à-dire à la transformation de la société en quelque chose de plus humain. Mais ils ne représentaient qu'un demi-malheur à côté des partisans de la pseudo-"égalité-totale" et des fanatiques de la collectivisation. Le socialisme menait en effet à la démolition aussi bien de la liberté que du caractère pluraliste de la civilisation, il transformait la symphonie en une seule note assommante et arrêtait tout progrès, tout débat, toute possibilité de choix, devenant ainsi la pire variante de l'immobilisme. En 1878 Richter considérait déjà le "socialisme" comme "une engeance de l'Etat policier", mais ce libéral conséquent luttait en même temps pour la liberté de ses adversaires et ne cessa d'exiger avec insistance l'annulation de la loi d'exception contre les socialistes, édictée par Bismarck la même année et restée en vigueur pendant 12 ans.
Il est difficile de reconstituer tout le chemin qui a amené Richter vers la compréhension de la nature du socialisme, tant sont rares les biographies de ce politicien inclassable. Il avait eu connaissance des avertissements lumineux et lucides du chevalier de la liberté et prophète Frédéric Bastiat, son économiste préféré. On sait par ailleurs que Richter étudiait la nature du socialisme suivant les textes d'un autre député, avec lequel il engageait la polémique au Reichstag : August Bebel, le leader à vie du parti social-démocrate, compagnon et imitateur de Marx et Engels. Richter avait étudié le programme de Gotha et d'Erfurt (1891) de ce parti semi-marxiste. Les Tableaux de l'Avenir social-démocrate selon Bebel étaient publiés en réponse à ce dernier programme, un mois après. La critique permanente du socialisme par Richter et son parti des libres penseurs exerça une forte pression de l'extérieur. Ce progressiste ne cessait de sonner l'alarme au Reichstag et dans la presse, de démontrer le danger que représentait la voie collectiviste, de dévoiler Les fausses théories de la social-démocratie, comme le signalait le titre d'une autre de ses brochures, accessible à tous au prix de 50 pfennings. Et ses Tableaux de l'Avenir social-démocrate amenèrent à la méditation maints sociaux-démocrates et simples ouvriers.

Les tableaux du futur cauchemar

Où mène le socialisme
est un récit de politique-fiction écrit en 1891 sous la forme du journal intime d'un ouvrier de gauche berlinois, décrit les conséquences de la révolution socialiste qui aurait vaincu dans la majorité des pays d'Europe au seuil du XXe siècle, si les calculs d'Engels et de Bebel s'étaient avérés exacts. L'auteur de ce récit, le libéral allemand, député du Reichstag et leader du parti des libres penseurs Eugen Richter, avait prédit, dans une forme littéraire et dans les moindres détails, les traits bien réels du socialisme tel qu'il aurait pu advenir en Allemagne, rien qu'en examinant les théories et les programmes de la social-démocratie allemande, en admettant généreusement qu'ils ne seraient pas défigurés et que leurs maîtres d'oeuvres agiraient "sans sensiblerie et en socialistes pratiques" (pour reprendre l'expression du chancelier peint par Richter).
Le livre de Richter, diffusé une première fois à 225.000 exemplaires (!), traduit rapidement en 11 langues, bénéficia d'un succès international et fut un de ces livres prophétiques qui sauva les deux tiers de l'Humanité du piège du socialisme et de son appât tentant d' "égalité totale" et de vie opulente "selon les besoins".
L'original allemand du récit contient en tout 48 pages. Cela lui suffit pour démonter la mécanique qui mène des fausses aspirations à l'échec. Si Richter n'avait pas prévu le goulag au bout de la chaîne logique du système, ce n'est pas par manque de perspicacité, mais en raison de son irréprochable honnêteté de débatteur. Richter a choisi les conditions de départ les plus favorables pour les auteurs du programme socialiste. Tous étaient supposés être des gens convenables, sincères, aux intentions pures, qui respecteraient honnêtement l'esprit et la lettre de leur programme, lequel n'était pas censé contenir de points cachés. Il les croit donc sur parole et ne met pas en doute leur capacité à réaliser des transformations - ou des destructions - colossales. Richter "remet" entre les mains des sociaux-démocrates une Allemagne en excellent état, rassasiée, confortable, au milieu d'un environnement favorable : presque toute l'Europe devient simultanément socialiste, et aucune guerre ni aucun événement sanglant ne précède la révolution ni n'accompagne sa naissance.
Toute déviation se produisant par rapport au programme initial ne serait aucunement fortuite. Mais n'y voyez pas la mauvaise volonté des maîtres d'oeuvre, car toute promesse non tenue et toute liberté non accordée serait indépendante de leur mansuétude. Richter ne fera jamais appel à l'argument tout à fait légitime de l'imperfection naturelle des nouveaux dirigeants, de leur manque d'expérience, de leur naïveté ou de leur malveillance. Il n'usera même pas de l'argument que quelques arrivistes ou assoiffés de pouvoir et de têtes coupées pourraient accaparer les postes de direction et défigurer le socialisme au bénéfice de leurs intérêts égoïstes. Aucun des nouveaux maîtres du pays n'est présenté comme un scélérat. Mieux encore, le récit est écrit non pas du point de vue d'un critique sévère du nouveau régime, mais par un fervent social-démocrate, prolétaire, relieur d'imprimerie, appelé Schmidt, dont les affinités pour le régime dureront quasiment jusqu'au bout. Au jeu d'échecs cela s'appelle donner une remise à l'adversaire, c'est-à-dire commencer volontairement le jeu avec moins de figures que lui.

La femme et le socialisme de Bebel

Comme nous le voyons, Richter fit une remise de plusieurs figures à la fois. La logique du socialisme est laissée à elle-même, et évolue sans les facteurs défavorables inscrits inévitablement dans la réalité. Mais même avec d'angéliques bureaucrates au pouvoir, le tableau décrit par Richter dévoile nombre de futurs traits réels du socialisme. Ces traits que Richter a deviné entre les lignes du programme d'Erfurt, des textes de Bebel, et surtout des tableaux du futur paradis que décrit Bebel dans les dernières pages de son livre La Femme et le Socialisme, publié en 1883.
Jetons un regard sur ce texte de Bebel, peu connu, car dissimulé par les marxistes, craignant sans doute que le peuple ne meurt de rire en comparant les prévisions paradisiaques de Bebel avec le résultat réel. Ce livre, indésirable à Moscou, a été également peu diffusé en Occident à l'époque du "socialisme triomphant" par les éditeurs de gauche, mais aussi ceux de droite qui dédaignaient ce livre trop marxiste.
Son avantage est justement d'être un peu plus que marxiste, et d'aller plus loin que Marx, réticent à prendre le risque de décrire les détails de l'avenir utopique radieux, et préférant concentrer son énergie sur la propagande de la collectivisation totale et des quelques principes de base qui en découlent. Pour Marx, le reste viendrait de soi, en conséquence... Mais connaître justement ces conséquences, et les détails de cette vie future était un désir largement partagé par les militants qui voulaient y puiser des forces pour leur combat en faveur du paradis collectif. Bebel, le Chef du Parti, avait succombé aux suppliques des partisans du socialisme dans le but d'élargir le cercle des électeurs, et pour l'emporter sur ses adversaires. Tout en affirmant qu'il s'en tiendrait au plan des principes, Bebel fit une embardée de 150 pages dans le fossé de leurs conséquences. Et celles-ci sont très bien décrites, pour qui sait les retourner à l'envers ou, comme en mathématique, remplacer dans leur appréciation, le plus par le moins...

Ecoutons donc le récit scientifique de Bebel sur la naissance du Nouveau monde... Au premier jour, le Parti créa la Collectivisation... Le reste en sont des conséquences heureuses. L'Etat commence à dépérir, et avec lui les procureurs, l'armée, la police, les casernes, les prisons, "bref, l'appareil politique tout entier" s'évanouit (voir édition de 1911, p.622). La foule des anciens fonctionnaires est mutée vers des travaux utiles. La bureaucratie fond comme neige au soleil. Comme le disait déjà Engels les représentants administratifs élus "administrent des choses et des opérations de production" au lieu de "gouverner des personnes". Aussitôt les hommes deviennent solidaires et les intérêts privés disparaissent... "Personne n'aura d'autre intérêt que l'intérêt général" (Bebel, p.623). "Tout marchera suivant un plan et un ordre déterminés. (...). L'ensemble ira comme en jouant" (comme en jouant, est une des expressions favorites de Bebel). Chacun choisit librement ses occupations, et s'il s'avère que trop de volontaires se proposent pour les travaux agréables, et qu'un manque de main d'oeuvre est observé pour les travaux durs, sales et dangereux, alors ce n'est plus la différence de salaires (liquidée) ni l'offre et la demande, mais bien l'administration qui rétablira le nécessaire équilibre (p.539). Oui, mais facilement, parce que l'esprit d'abnégation régnera, la paresse aura disparu, chacun étant épris "d'un joyeux amour du travail" (p.540), et que pour les "travaux dangereux il y aura toujours des volontaires en masse" (p.551). "Le travail deviendra toujours de plus en plus agréable", et sa productivité montera en flèche (p.548). La qualité des produits s'améliorera. Le plan pourvoira à tout, assurant l'abondance "comme en jouant". Le commerce sera supprimé, remplacé par la distribution dans les dépôts. Les grands chantiers, le creusement de multiples canaux, et l'utilisation des excréments humains comme fertilisant amélioreront le sol. L'alimentation communiste deviendra de plus en plus végétarienne (p.701, 653). La cuisine familiale sera supprimée (p.662). [Les six "visions" précédentes de Bebel n'auront pas manqué de frapper les connaisseurs de l'histoire du Cambodge"]. "Dans la société socialiste il n'y aura rien à léguer" (p.672). Les assassinats, les vols n'auront plus lieu, puisque chacun pourra satisfaire tous ses besoins. Auront disparu non seulement les crimes de droit commun, mais aussi les délits politiques (pp.622-623). La société prendra sur elle la plupart des fonctions de la famille. L'existence sera "sans souci" (p.650)!.. Les contradictions entre la ville et la campagne, entre le travail intellectuel et manuel, comme toutes les autres, sont résolues par un trait de plume. La religion s'évanouira toute seule, sans répression. L'art et la littérature deviendront absolument libres. L'individu s'épanouira entièrement. "L'aurore d'une belle journée illumine le ciel. (...) L'avenir appartient au socialisme" (dernière page).

La critique théorique de Richter

La bonne nouvelle de la proximité du paradis sur terre eu du succès et permis des éditions par dizaines, dans une multitude de langues. Et si le paradis de Bebel ne s'est étendu qu'à un tiers de l'humanité, on le doit notamment à Richter, qui, polémiquant en 1890 avec Bebel dans Les fausses théories de la Social-démocratie,ne faisait guère preuve d'enthousiasme communicatif : "Si les hommes étaient des anges, nous saurions inventer un ordre mondial bien plus beau que la social-démocratie" (p.22). La supercherie, comme d'habitude, commence par le détournement du sens des mots. Le noyau du socialisme, dit Richter, c'est la transformation des moyens de production en propriété de toute la "société". Mais les socialistes "jouent à cache-cache" (p.6), en substituant le sens des mots. Le terme société, qui définit une sphère de relations libres, volontaires entre les hommes, sert dans le programme socialiste de masque à la notion d'Etat, qui inclue des relations de contrainte. Aux mots coopérative, communauté laborieuse, signifiant des unions économiques libres de travailleurs, les socialistes insufflent subrepticement le sens de filiales d'une organisation politique unique. Leurs discours sur la réalisation de l'égalité matérielle ont en vue non pas le partage des richesses en parts égales, mais une Grande spoliation. Et celle-ci touchera non seulement une poignée de capitalistes, mais presque tout le peuple, puisque la plupart des gens possèdent une propriété: habitat, outils, bétail, champs, jardins, potagers, ateliers, cabinets, boutiques, actions, moyens de transport, dépôts d'épargne. Dans le système collectivisé, l'homme sera non pas le maître des richesses communes, mais "une vis dans un énorme mécanisme" (p.8). La notion même d'homme, les socialistes la détournent, car à la place de l'homme réel avec ses indestructibles intérêts privés, ils introduisent une créature mythique, pleine d'abnégation de soi, sans laquelle ce système radieux serait impensable. Se coupant ainsi de la réalité, le socialisme n'a rien de scientifique et est voué à l'échec, fut-il le plus "pur". Richter avertissait :
"Soit vous reconnaissez l'ordre social actuel, correspondant à la nature des choses et des hommes, soit vous serez happés dans une chaîne logique implacable, entraînant d'un système coercitif vers un autre, de la production forcée à la consommation réglée par contrainte" (p.41).
COERCITION - ce mot contient l'esprit même du socialisme. Dans le paradis collectif, l'individu doit se soumettre aveuglément à l'administration, sinon il ne lui reste qu'à choisir entre "l'émigration ou la mort de faim" (ou tout bonnement le suicide) (Richter n'a pas prévu de goulag...). L'homme, écrit Richter, s'imagine mal "le pouvoir terrible de la direction" sous le socialisme. Le travailleur s'y trouve, "face aux chefs, dans la situation d'un prisonnier, condamné à la réclusion perpétuelle". Comme dans un pénitencier, le travail y est égal, la rémunération égale, la ration égale, et le chef définit la tâche de chacun. La seule différence, c'est qu'il n'y a aucun espoir de retrouver la liberté (p.35).
Les socialistes promettent le dépérissement de l'Etat, la disparition de la police, des juges, des prisons? Il n'y aura plus ces vieilles "appellations, mais en réalité le système de violence le plus sévère que l'on puisse s'imaginer ne suffirait guère pour entretenir l'ordre dans l'Etat social-démocrate. (...) Il n'y aura aucun problème vital, qu'il serait possible de résoudre sans une violence d'Etat" (p.43). Dans ce système collectif, une élite restreinte exercerait "une violence despotique" d'une ampleur jamais vue, car "tout cet ordre s'appuie sur la sagesse et le sens de justice de la direction suprême. (...) Tout ce qui dans la société actuelle, à travers les intérêts concurrentiels des millions de gens, se transforme en intérêt général, là-bas sera déterminé par la volonté de quelques personnes". Pour embrasser du regard toute l'étendue de la colossale machine et assurer l'harmonie de l'ensemble, un surhomme ne suffirait pas. "La fantaisie manque" pour s'imaginer un tel homme, car il lui faudrait "des connaissances divines" (p.42). Richter sous-entend que le moindre charlatan grimpant au sommet du pouvoir serait ipso facto considéré comme un Etre suprême. En citant les digressions de Bebel sur la facilité d'administrer et de planifier dans le socialisme, et ses assurances que la direction suprême sera exercée par tous "à tour de rôle", Richter l'Incrédule rigole en douce: pourquoi donc les socialistes contredisent-ils leurs discours en n'appliquant pas en pratique les principes qu'ils proclament ? On sait bien qu'aucune organisation social-démocrate ne pratique une telle rotation des dirigeants (p.44)! Serait-ce une force surnaturelle qui retint Bebel sur le trône du Guide, ce trône qu'il usa sans répit de son postérieur pendant 44 ans et dont seule la mort est parvenue à l'arracher!.. Richter ne pourraient écouter sérieusement les intellectuels de gauche de notre époque qui interprètent le culte des grises personnalités de ce siècle comme une "déformation" du socialisme rendue possible par la volonté de puissance d'un Staline, d'un Mao, d'un Castro, etc.. D'autant que ces même personne ont longtemps proclamé comme négligeable le rôle historique de personnes particulières par rapport au rôle des classes - affirmation qui s'applique justement le mieux à leur système de troupeau. Ainsi donc Richter avait-il repéré les gènes de ce culte primitif rendu par des hommes rabaissés à de minables surhommes au sommet du pouvoir.

Le journal intime du relieur Schmidt

Richter traduisit ses considérations théoriques sous une forme littéraire, égrenant les conséquences concrètes de principes faux.
Tournons notre regard vers le journal intime du relieur Schmidt. Notre prolétaire commence sa narration par d'heureuses nouvelles. La première page de son journal rappelle la dernière page radieuse du livre de Bebel: "Le drapeau rouge de la Démocratie sociale internationale flotte au-dessus du château royal et de tous les édifices publiques de Berlin. (...) Le régime social pourri du capitalisme et de l'exploitation s'est écroulé". Les démocraties "bourgeoises" n'ont su se maintenir qu'en Suisse, en Angleterre et aux Etats-Unis. Le peuple jubile. "Nous marchons vers des temps magnifiques". La police et l'armée sont dissoutes. On a prévu de jeter bas les statues des vieux rois, des généraux, et d'ériger des monuments à Marx, Liebknecht, et même à Lassalle (pourtant mal vu pour ses penchants en faveur des associations autonomes). Le programme social-démocrate du congrès d'Erfurt est provisoirement proclamé Droit fondamental du peuple. Sont nationalisés tous les moyens de production, d'habitation, de déplacement et d'échange : terre, mines, transport, banques, bâtiments, magasins. L'or doit être remise aux caisses publiques. L'argent est remplacé par des bons, les dépôts bancaires sont confisqués, les papiers de valeur, les obligations et les dettes sont annulés. Le commerce privé est interdit. Une loi décrète l'obligation universelle du travail. L'Etat égalise les salaires et prend sur lui l'organisation du travail, de l'habitat, de l'instruction, de l'approvisionnement et de tous les autres domaines de la vie. Tous! Sans exception!.. Les bourgeois émigrent en masse. Le journal du parti Vorwärts devient le journal officiel, et il est envoyé gratuitement à tout le monde. Les autres journaux sont fermés, car les imprimeries sont étatisées (d'ailleurs, personne, sauf l'Etat, n'a plus de capitaux pour éditer de journal). Dans l'imprimerie du journal central, le personnel est désormais entièrement composé de sociaux-démocrates sûrs. Etc.

Tels sont les conditions et les phénomènes normaux de la marche vers le socialisme, étant entendu qu'il serait difficile de croire que Lénine ait plagié Richter. Les prédictions pénétrantes étant légion dans ce récit, et les décrets suffisamment solidement fondés par des rappels des programmes socialistes et par les discussions des socialistes entre eux sur les mesures à prendre, nous nous arrêterons surtout sur les points où les prévisions de Richter ne coïncident pas tout à fait avec la réalité du socialisme vivant.

Selon Richter, les premières protestations viendraient des épargnants floués. Il prend l'exemple d'Agnès, fiancée de l'imprimeur Franz, fils de Schmidt, qui avait péniblement épargné 2000 marks pour sa dote et vit cette somme évaporée avant le mariage.
Le cas de figure d' "Agnès l'économe" représentant le malheur "petit-bourgeois", sera un objet de risée de tous les sociaux-démocrates, surtout de Lénine, et sera réactivé dans des débats économiques sur le socialisme après 1917 quand des millions d'épargnants russes auront été spoliés et des millions d'européens privés du remboursement de leurs emprunts russes.
La foule indignée des épargnants se rassemble devant le château du gouvernement. Les employés du château armés lui barrent la route, et le chancelier, apparaissant sur le balcon, apaise les plaignants par des promesses. Mais en prévision de manifestations plus résolues, une milice de 4000 hommes est aussitôt créée pour protéger le château, en dépit des principes antimilitaristes du socialisme oratoire, et la milice emploiera bientôt sans pitié les armes contre une nouvelle manifestation d'épargnants donnant lieu aux premières arrestations. L'aimable Richter se montre indulgent envers les socialistes : c'est avec la meilleure volonté du monde que ces malheureux ne peuvent être en mesure de rendre aussitôt les sommes colossales des dépôts, puisque les fonds propres des banques sont moindres que le total de l'épargne, parti "travailler", et que les titres investis, les hypothèques, les prêts sur gages ont tous été annulés par la loi et consommés "dans l'intérêt du peuple". La spoliation des épargnants ne se fait qu'indirectement. Or rien que la confiscation des capitaux privés conduit à l'annulation des papiers de valeur et de l'argent et à la banqueroute instantanée du système bancaire. Mais Richter rappelle justement de la bouche du chancelier que le remboursement des dépôts rétablirait la division en riches et en pauvres...

Si les socialistes authentiques ne réaliseront pas leurs promesses "assainissantes" de liquidation de l'argent, des forces armées, ils spolieront tout de même les épargnants de leurs dépôts sans justification ni compensation, car le pillage (initial et ininterrompu) est l'essence même du socialisme, et la ruine son premier fruit. Les premières manifestations de protestation seront dispersées sans cérémonies, généralement sous le feu des mitrailleuses. Les collectivistes au pouvoir ne chercheront pas de prétextes ou d'occasions pour accroître, comme jamais dans l'Histoire, l'armée et la police.

La violence répressive conséquence du système

Richter n'a pas utilisé, peut-être consciemment, l'argument suivant : les socialistes avaient prémédité l'utilisation de la violence pour faire face à la résistance des anti-révolutionnaires. S'ils planifient la dissolution de l'ancienne police, c'est en vue de la remplacer par des organes de terreur d'un type nouveau. Leurs textes théoriques définissent leur régime comme une DICTATURE, et comme "un pouvoir qui s'appuie directement sur la violence et n'est lié par aucune loi" (selon l'expression de Lénine dans son article sur Kautsky) (t.28, p.244). Aucune loi! Il n'est en effet pas possible de réaliser ne serait-ce que l'expropriation initiale, sans organes de terreur, et le rôle de la violence comme "sage-femme de l'Histoire" (Marx), fait plus que partie des prémices.
Il n'y a pas de police politique chez Richter, car il tient compte de la deuxième du programme d'Erfurt qui promet de conserver et d'élargir les droits et les libertés. Ainsi le père Schmidt peut-il envoyer à son fils et à sa belle-fille émigrés aux Etats-Unis, et sans être censuré, son journal intime (devenu séditieux à la fin) avec ses excuses écrites pour ses égarements de gauche. En tant que père de transfuges, il sera seulement muté de son poste de contrôleur à celui de balayeur de rues nocturne - il ne sera même pas interrogé par la police...
Mais si Richter a sous-estimé l'omniprésence de la police et le degré d'intrusion du pouvoir totalitaire collectiviste dans les moindres pores de la vie privée, il fait néanmoins de l'excroissance des forces armées un processus forcé, et non prémédité. La collectivisation des fermes paysannes rencontre de la résistance? Il faut accroître l'armée. L'égalisation des salaires des manoeuvres et des spécialistes conduit à l'émigration des spécialistes appauvris? On est forcé d'interdire l'émigration et de renforcer le contrôle policier. Les mécontents s'évadent à travers les frontières? Un puissant corps de gardes-frontières doit être créé pour tirer sur les fuyards. Telle est la logique du système socialiste d'esclavage d'Etat qui transforme des frontières servant habituellement de barrières contre les ennemis extérieurs, en murs de prison pour son propre peuple. Les conflits avec les pays voisins, y compris les pays-"frères", surgissent en raison d'un non-remboursement de dettes ou pour d'autres raisons? Il faudra à nouveau gonfler l'armée. L'effectif de l'armée active est porté à un million d'hommes... et la police, dotée de nouvelles armes, est renforcée de "dix fois" par rapport à la précédente. Richter aperçoit ce trait incontournable du socialisme et l'une des raisons de sa misère: une importante partie de la population porte des uniformes au lieu de blouses de travail. Il ne pouvait certes imaginer que l'armée serait autrement plus nombreuse et que l'effectif des forces de répression internes serait multiplié par 20 ou 30, ni songer que dans la future Allemagne de l'Est "démocratique", le pouvoir "populaire" allait être obligé en 1961, pour ne pas se retrouver sans peuple, de séparer le pays du monde libre par les clôtures électrifiées et les mitrailleuses à tir automatique du mur de la Honte.
Dans la question de l'habitat, la logique du socialisme engendre aussi ses conséquences particulières. On pouvait supposer que la redistribution des logements, vidés par les bourgeois, allait augmenter la surface habitable du peuple laborieux. Hélas, on est bien obligé de tasser les gens dans les appartements car la construction privée s'est arrêtée, alors que le besoin en bureaux, en comptoirs, en salles de réunion, en asiles, en casernes, et en cantines a considérablement augmenté. Dans la réalité, la crise du logement sera permanente. Elle conduira à un état de délabrement avancé des logements et de leur équipement, et à l'enfer domestique des "kommounalki", ces foyers, baraquements, ou taudis, dans lesquels la grande partie des habitants du paradis socialiste furent entassés durant de longues décennies par un Etat bureaucratique ayant d'autres priorités que d'assurer le confort de ses travailleurs anonymes.
Dans le domaine de la production et du travail, Richter avait presque tout prévu. Devenu obligatoire, le travail nécessite une surveillance sévère - c'est la suite naturelle du principe socialiste: "Qui ne travaille pas, ne mange pas". Les déplacements de tout travailleur sont soumis au contrôle de l'Etat, et il se crée un énorme réseau de contrôleurs, d'inspecteurs, de surveillants. Mesure d'autant plus nécessaire que le caractère forcé du travail, ajouté à l'égalisation des salaires, privent le travailleur de tout incitation à l'effort.

Irresponsabilité et corruption

La lassitude et le sentiment d'irresponsabilité s'emparent des masses. Tout le monde cherche à se soustraire aux travaux désagréables, aussi le gouvernement songe-t-il à les attribuer aux condamnés (le goulag n'est pas loin...). Les hurlements des chefs remplacent mal l'absence de la concurrence, de l'intéressement personnel, et de l'oeil du propriétaire. La qualité des produits baisse, l'assortiment s'appauvrit, les malfaçons de fabrication deviennent fréquentes. En raison de leur mauvaise qualité, il est difficile d'exporter les produits sans les vendre à bas prix. Par contre, les produits d'importation deviennent rares et leur prix inaccessible. Les paysans travaillent mal sur une terre qui leur est devenue étrangère. La pénurie de marchandises apparaît, et l'on instaure un système de rationnement. Il n'y a que les jours de fêtes politiques et d'anniversaires des Guides que les gens du peuple reçoivent une ration de viande plus grosse avec un verre de vin. Richter n'a simplement pas imaginé jusqu'à quel niveau de misère descendrait le salaire pour assurer un minimum de "rentabilité" à l'économie socialiste.
Pour renforcer la discipline, le pouvoir prend des mesures sévères. Pour la première fois, le Code pénal est étendu à la sphère du travail. On crée des maisons de correction par le travail. Mais rien n'aide. Voyant que leur sort ne s'améliore pas et qu'ils ne peuvent obtenir d'augmentation de salaire (égal pour tous, donc invariable), les gens cherchent d'autres voies. Alors se répandent la corruption, le népotisme, le vol dans les entreprises et dans les réseaux de distribution. Prédiction on ne peut plus exacte. Seul le degré de sévérité de la répression pour délits au travail est sous-estimé. Comment aurait-il pu imaginer que l'on arriverait jusqu'à la déportation au goulag des ouvriers en retard au travail, et des paysans affamés pour avoir glané des épis restés après la moisson dans les champs kolkhoziens? Le droit de glaner a en effet 33 siècles d'âge : la Torah de Moïse, partie centrale de l'Ancien Testament sur laquelle est basée la civilisation judéo-chrétienne, indique même aux propriétaires des champs et des jardins de ne pas tout récolter, précisément pour laisser une part aux nécessiteux !
Prenant au sérieux les assurances de Bebel que les chefs seraient élus par les travailleurs, Richter, raconte comment les chefs font des courbettes devant le personnel, ce qui a pour effet l'affaiblissement de la discipline... Il leur accorde tout de même au début la possibilité de faire une purge en privant les députés bourgeois de leurs mandats (ces derniers ont la liberté et la vie sauves). L'expérience du XXe montre plutôt qu'un système de travail forcé ne permet pas aux salariés - ou devrait-on dire aux "serfs" le salariat supposant un contrat libre - d'être les électeurs de ceux qui possèdent les leviers du pouvoir et les sources de l'existence, à savoir le travail, l'alimentation, l'habitat, la santé, l'éducation, l'information, etc.

Effondrement des biens de consommation

C'est pourquoi toute mascarade électorale n'est dans ce système qu'une feuille de vigne de la tyrannie.
Richter aurait pu rappeler ce qu'il avait exprimé un an plus tôt dans Les fausses théories de la Social-démocratie :
"De quelle véritable liberté d'élections pourrait-on parler, quand l'électeur, pour tous ses besoins vitaux, se trouve dans une dépendance d'esclave par rapport à l'administration?" (p.44).
Et dans une dépendance envers un maître UNIQUE, une classe d'hégémones omniprésente dont on ne peut pas échapper, à la différence du système pluraliste, où le travail est libre, où l'on peut quitter son patron, son pays, se reposer de son travail, devenir indépendant ("ergonaire"), ou même vivre d'aumônes ou de charité, etc.
La description magnifique des magasins d'Etat avec ses vendeuses impolies et peu bavardes, ne pèche que par un certain optimisme. Richter ne pouvait pas imaginer des magasins aux rayonnages complètement vides, avec d'interminables files d'attente les jours où l'Etat "jette" (expression employée en russe) au peuple, comme on jette un os à des chiens, le moindre produit inaccessible: farine, savon, saucissons (d'une seule sorte) ou chaussures (de deux-trois tailles, pas plus...). Richter, le "bourgeois" du XIXe siècle, le pionnier du mouvement des consommateurs, ne pouvait se figurer jusqu'à quel niveau d'abaissement du consommateur et de mépris pour l'homme en général conduirait le monopole socialiste du commerce au XXe siècle!

En ce qui concerne le domaine culturel, la description qu'il fait des théâtres d'Etat ne peut souffrir le moindre reproche : on y "retrouve" leur répertoire de propagande et leur remplissage par un public mobilisé sous la contrainte.

Les changements dans la vie familiale n'ont pas échappé non plus à son attention. Selon Bebel, les cantines d'Etat devaient se substituer complètement aux cuisines familiales, et Richter a très justement deviné les conséquences de cette alimentation monopolistique: atmosphère de caserne dans les cantines, files d'attente, hâte, mauvaise qualité des aliments, problèmes digestifs.
Le mariage, selon Bebel (c'est-à-dire selon Marx), devient une affaire purement privée et se lie et se délie sans la moindre formalité. La famille, en tant que nid, tirelire ou pépinière de la propriété, en tant que repaire de l'éducation "bourgeoise" et rempart contre l'Etat, doit disparaître avec la propriété privée. La femme ayant depuis toujours consacré "égoïstement" l'essentiel de son activité à la famille, doit (qu'elle le veuille ou non) être "libérée" de la famille et servir avec abnégation la pseudo-"société", c'est-à-dire travailler pour l'Etat à égalité avec l'homme. Le nouvel Etat ne tient aucun compte des liens familiaux à la suite de Marx et Engels qui voulaient introduire "la communauté des femmes franche et officielle" (Manifeste, chap.2). La famille (ou son ombre) n'existe plus juridiquement et l'Etat peut envoyer les "époux" travailler de part et d'autre du pays ou en vacances à des époques différentes de l'année. Quant aux petits enfants, ils deviennent propriété de l'Etat, au nom de la cessation de "l'exploitation des enfants par leurs parents" (voir le Manifeste du Parti Communiste, ch.2).
L'imagination de Richter n'est pas allée très loin dans la description des désagréments causés par la séparation des familles. Il a tout de même imaginé la mort de la fillette de Schmidt à la suite des soins sans coeur données dans l'asile étatique et a exprimé sa désapprobation de la politique antifamiliale par la bouche du grand-père antisocialiste: "L'Humanité n'est pas un troupeau de moutons".