[Parmi les trois chapitres qui suivent, terminés le 1er juin 1987, une page date du 6 mai 1990, et 7 pages éparses datent de 1994. Pour comprendre le codage des citations, voir au sommaire, la page bibliographie]

"Je n'ai pas de tradition, je n'ai point de parti,
je n'ai point de cause si ce n'est celle de la liberté et de la dignité humaine."


Alexis de Tocqueville
Lettre à Kergorlay

15 décembre 1850

3.4. Les amis de l'ergonisme

Suivant le schéma "gauche - centre - droite", on a pris l'habitude d'imaginer le domaine politique comme une zone linéaire étendue entre deux pôles d'attraction - socialisme et capitalisme - où les hommes, les organisations et les pays se répartissent en fonction de leurs idées, intérêts ou situations, comme des grains métalliques dans un champ magnétique entre deux aimants. A l'intérieur de chaque parti, on croit distinguer deux ailes se créant sous l'influence du champ bipolaire - aile gauche et aile droite.
Si l'on se limite à deux pôles, c'est pour la simple raison que l'on n'imagine que deux types d'économie: celle où le gros des entreprises appartient aux patrons et celle où l'Etat est le principal propriétaire. On a oublié la troisième possibilité qui est bien plus qu'une hypothèse théorique. Il s'agit d'un secteur non négligeable de toute économie pluraliste: entreprises appartenant au personnel, puis tout le secteur indépendant - agriculteurs, artisans, commerçants, professions libérales, etc., tout ce que nous appellons propriété ergoniste. Or, en ajoutant ce troisiéme principe de société, on devrait imaginer le domaine politique tel un champ magnétique crée non pas par deux, mais par trois aimants disposés en triangle. En fonction de leurs affinités, les forces politiques seront disposées plus ou moins près de l'un des trois angles. En plus, à l'intérieur de chaque organisation, l'attraction des trois "aimants" devrait créer non pas deux ailes, mais trois angles.
En effet, il n'est pas très difficile de définir quelle organisation politique est plus proche du principe socialiste, capitaliste ou ergoniste. Ce n'est secret pour personne: la gauche mise davantage sur l'Etat, la droite sur les patrons, la "tréade" sur le personnel, sur les citoyens. A l'intérieur de tout parti, on décèle facilement trois "sensibilités": hommes "de gauche", "de droite", puis de la troisième tendance, baptisée "tréade", ceux que l'on pourrait appeller "trétistes".
Par exemple, en Occident, dans un parti socialiste, on trouve cette trinité: les apparatchiks étatistes, les réformistes de teinte libérale, et les un-peu-ergonistes, ceux qui voudraient transmettre plus de pouvoir aux citoyens. A droite on trouve les jacobins à la sauce de gauche, les libéraux purs, puis les libéraux tachetés d'ergonisme, adeptes de la participation, de la cogestion, de la décentralisation. Chez les anarchistes, il y a les communistes "libertaires" rouges presque étatistes, les individualistes presque de droite, puis les anarcho-syndicalistes moitié ergonistes, moitié collectivistes. Le parti communiste colle le plus au pôle étatiste, car les communistes sont tous collectivistes, mais de trois nuances: les partisans de l'étatisme à 100%, les étatistes de nuance libérale, et les ergonistes ratés, égarés, croyant que le Parti veut transmettre le pouvoir au peuple, aux conseils ouvriers, etc. Même parmi les écologistes, pas très éloignés du pôle ergoniste, on trouve les nuances socialiste, libérale et ergoniste.
Et comme il y a un centre entre chaque couple d'extrêmes dans le triangle des idées, il y a, sur le contour, trois centres : socialo-capitaliste, socialo-ergoniste et ergono-capitaliste. Et même le quatrième centre: au milieu du triangle, à l'égale distance des trois pôles, car rien n'interdit de mélanger les trois principes dans de différentes proportions. La réalité de toute société peut être décrite par une position intermédiaire, dans l'espace intérieur du triangle des principes, car aucune société n'est pure: même les pays socialistes possèdent, par nécessité, un secteur ergoniste, clandestin ou légal, parfois un petit secteur patronal. Par ailleurs, tout régime, toute organisation politique change avec le temps, se déplace dans la zone triangulaire, navigue par rapport aux trois pôles théoriques. Par exemple, la Chine de Deng Xiaoping, tout en restant près du pôle glacial du socialisme, a fait un petit pas dans la direction entre les pôles libéral et ergoniste (ce qui n'a pas manqué de provoquer un petit dégel, avec manifestations populaires réclamant la démocratie, en décembre 1986).
Tout le débat politique contemporain, dans n'importe quel camp, porte avant tout sur cette question cardinale: où est le centre-de-gravité des décisions (ou de la propriété) - dans l'Etat, dans la classe patronale ou dans la société civile? Certes, les décisions se prennent dans les trois structures à la fois, mais l'une d'elles joue un rôle plus décisif (ou détient plus de propriété) dans les différents régimes. En fonction de la préférence pour l'une des ces structures (et en prennant soin d'écarter les réponses démagogiques...), on peut distinguer trois camps, ainsi que trois nuances dans chaque camp.
L'axe central du combat politique, superposé au combat des clans concurrents et des ambitions personnelles, est le combat des ces trois principes. Nous avons déjà cité de nombreux cas de ce combat, par exemple, à l'intérieur de la gauche, sur le type de socialisme à proposer, ou sur la question coopérative. Dans ces débats entre les hommes du même bord, mais de nuances diverses, la rivalité ou la polémique entraîne parfois les contradicteurs à accentuer leur petite divergence, et alors il peut arriver qu'un socialiste émette des idées ergonistes. Ces idées ont sûrement une valeur en soi, mais l'homme qui les prononce reste au service d'un principe non-ergoniste. En abordant l'étude des amis de l'ergonisme, sachons éviter la confusion entre ceux qui se limitent à parler parfois le langage ergoniste et ceux qui servent partiellement ou entièrement le principe ergoniste.
L'image du triangle d'idées nous permet de comprendre que, dans chaque organisation politique, il existe des hommes attirés par le pôle ergoniste, groupés en "angle" plus ou moins "ergoniste", et ces hommes ont un bronzage ergoniste d'autant plus fort que l'organisation de leur choix est elle-même plus proche du pôle ergoniste. La terre est donc peuplée d'un grand nombre de quart-ergonistes, demi-ergonistes et ergonistes entiers qui s'ignorent.
Comme dans le cas d'autres principes, ceux qui ont choisi de servir le principe ergoniste se conforment nécessairement à certaines valeurs qui s'y attachent. Vouloir que l'homme soit maître des conditions de son travail, de sa vie, c'est respecter ses choix, refuser tout dogme imposé, tout projet de société préétabli, toute emprise d'une Avant-garde ou d'une Elite constituée. Cet attitude n'est pas entièrement opposée à celle qui découle du principe libéral de la liberté d'initiative, car le principe ergoniste, c'est l'élargissement de cette liberté à tout le monde, et pas seulement au clan des patrons et des indépendants qui existent déjà. Par contre, il y a opposition totale entre cette attitude de refus des dogmes préétablis et les valeurs découlant du principe socialiste qui, lui, est le principe collectiviste uniformément imposé à tous. Les prosocialistes (y compris les anarchistes), en application de leur principe et sans demander l'avis des intéressés, alignent une longue liste noire des choses à abolir impérativement. Employant souvent la violence, ils dictent au peuple ce qu'il doit faire pour réaliser le socialisme. Ils ont longtemps dicté au prolétariat qu'il est obligé de créer la dictature, pour dicter aux autres classes sa volonté. En réalité, ce n'est même pas lui qui devrait dicter, car ces fanatiques des solutions imposées se déclarent l'Incarnation de la conscience du prolétariat et, tels des ventriloques, parlent à la place du prolétariat, rendu muet. Et puisque leur dogme doit être imposé à tous, ils font de la conquête de l'instrument de l'imposition - de l'Etat - leur principal article de foi.
Ainsi, la valeur essentielle de l'ergonisme, c'est le refus des dogmes. On reconnaît l'ergoniste par l'adhésion à cette devise de Tocqueville: "Je n'ai point de cause si ce n'est celle de la liberté et de la dignité humaine" (TOCQ 1, t.13/2, p.233). Liberté et dignité à la fois - dignité de tous - cet ensemble va au-délà du principe libéral. Par définition, les hommes libres et dignes ne peuvent pas s'aligner tous sur le même dogme, la même doctrine, ou tout attendre du pouvoir central. Dans son discours du 12 sepembre 1848, Tocqueville dit:

"(...) Il suffit à l'homme courageux et honnête d'avoir ces deux choses, des lumières et de la liberté, pour n'avoir rien de plus à demander à ceux qui le gouvernent."
(TOCQ 2, p.207)

Lamennais
aussi avertissait le peuple contre les dogmes, surtout socialistes. En 1841, l'ex-abbé écrit:

"Prolétaires, hommes du peuple, gardez-vous des systèmes trompeurs qui vous détourneraient des voies naturelles, providentielles, divines; loin de soulager vos maux, ils les aggraveraient, ils creuseraient pour vous dans l'avenir un abîme plus profond de souffrances et de misères."
(LAME 1, t.7b, p.178)


Aimant le peuple sans le flatter, sans se faire d'illusions sur ses défauts (encore un trait ergoniste), Lamennais revient sur le sujet dans sa lettre à Dessoliaire du 21 mars 1847:

"(...) L'égoïsme des riches, l'ignorance des pauvres, voilà les deux sources principales des souffrances qui s'aggravent journellement. Les pauvres n'entendent guère d'autre parole que celle des sectaires qui leur prêchent les maximes les plus antisociales et les plus immorales, lesquelles malheureusement font de rapides progrès dans une portion du peuple aveuglé par de fastueuses promesses. Il ne voit pas que l'abolition de la propriété, concentrée toute entière dans les mains de l'Etat, le rendrait plus esclave de celui-ci que le nègre l'est du planteur. Au lieu d'être exploité par plusieurs, auxquels encore on peut quelquefois échapper, il le serait, sans mesure et sans remède, par le Pouvoir et par les agents du Pouvoir. Condamné aux travaux forcés, recevant la ration que ses maîtres daigneraient lui donner, il n'aura pas même la consolation de la famille(...). Les enfants appartiendraient, comme les petits de la bête de labour, au propriétaire, à l'Etat. (...) Un matérialisme funeste autant qu'il est abject, s'efforce de transformer l'homme en animal, et beaucoup ne sont que trop disposés à se prêter à l'expérience. Nos pères ont combattu pour conquérir leur liberté, parce qu'avec une vraie liberté et le devoir dans le coeur, on a bientôt tout le reste; aujourd'hui l'on cherche avec passion, au-dessous de toutes les servitudes, une servitude plus grande."
(LAME 2, t.8, p.492)


Se dégager des dogmes, ne pas être inféodé ni à la droite ni à la gauche, c'est, par définition, un fondement indispensable d'un esprit libre. Sortir de ce champ bipolaire, ce n'est pas encore devenir ergoniste, mais c'est sûrement commencer à s'approcher du troisième pôle.
En avril 1849, dans sa Profession de foi électorale, Frédéric Bastiat parle comme un ergoniste:

"Je n'ai pas laissé échapper une occasion (...) de combattre l'erreur, qu'elle vint du socialisme ou du communisme, de la Montagne ou de la Plaine.
Voilà pourquoi j'ai dû voter quelquefois avec la gauche, quelquefois avec la droite; avec la gauche quand elle défendait la liberté et la république, avec la droite quand elle défendait l'ordre et la sécurité. Et si l'on me reproche cette prétendue double alliance, je répondrai: je n'ai fait alliance avec personne, je ne me suis affilié à aucune côterie. J'ai voté, dans chaque question, selon l'inspiration de ma conscience."
(BAST 1, t.7, p.260)


Puisqu'il n'y avait pas de groupe "ergoniste" à l'Assemblée, Bastiat, exactement comme Tocqueville, votait en se guidant en fonction de ces valeurs qui trompent rarement: liberté et dignité humaine. Au nom de ces valeurs il livre un combat à tout dogme imposé, notamment il engage un débat contre Proudhon qui voulait démolir le capital en "abolissant" les intérêts sur le capital et en faisant de l'Etat le loueur des capitaux. En février 1849, Bastiat, en vrai ami du peuple, avertit du danger des solutions dogmatiques, sorties de la tête d'un rêveur:

"(...) Si MM.Proudhon et Thoré se trompent, il s'ensuit qu'ils égarent le peuple, qu'ils lui montrent le mal là où il n'est pas, qu'ils donnent une fausse direction à ses idées, à ses antipathies, à ses haines et à ses coups; il s'ensuit que le peuple égaré se précipite dans une lutte horrible et absurde, où la victoire lui serait plus funeste que la défaite, puisque, dans cette hypothèse, ce qu'il poursuit, c'est la réalisation du mal universel, la destruction de tous ses moyens d'affranchissement, la consommation de sa propre misère."
(BAST 1, t.5, p.25)

Dans son combat contre les dogmes, Bastiat énonce la valeur la plus profonde du principe ergoniste de l'autodétermination de l'homme, en 1850, dans l'article La Loi:

"Je demande que les Cabétistes, les Fouriéristes, les Proudhoniens, les Universitaires, les Protectionnistes renoncent non à leurs idées spéciales, mais à cette idée qui leur est commune, de nous assujettir de force à leurs groupes et séries, à leurs ateliers sociaux, à leur banque gratuite, à leur morale gréco-romaine, à leur entraves commerciales. Ce que je leur demande, c'est de nous laisser la faculté de juger leur plans et de ne pas nous y associer, directement ou indirectement, si nous trouvons qu'ils froissent nos intérêts, ou s'ils répugnent à notre conscience.
Car la prétention de faire intervenir le pouvoir et l'impôt, outre qu'elle est oppressive et spoliatrice, implique encore cette hypothèse préjudicielle: l'infaillibilité de l'organisateur et l'incompétence de l'humanité."
(BAST 3, pp.181-182)

Lamartine
, l'accoucheur de la démocratie française, formule le principe ergoniste en avril 1844, en répondant, dans l'article Sur le droit au travail, aux fabricants des systèmes d'organisation du travail par l'Etat:

"Il n'y a d'autre organisation du travail que sa liberté; il n'y a d'autre distribution des salaires que le travail lui-même, se rétribuant par ses oeuvres, et se faisant à lui-même une justice que vos systèmes arbitraires ne lui feraient pas.
"(LAMA 1, t.4, p.119)

Le multicolore Proudhon, que nous connaissons bien, ne poursuivait pas toujours les chimères socialistes. Il était, en partie, parfois, un bon ergoniste. Le 23 mai 1848, il écrit:

"C'est le travail qui a créé le capital, c'est le travailleur qui est le vrai capitaliste. (...)Tel est donc le premier principe de la nouvelle économie; principe plein d'espérance et de consolation pour le travailleur déshérité de son capital(...)."
(PROU 3, p.211)


En 1851, Proudhon défend les coopératives (non sans réserves, car cette solution, dit-il, "ne résout point le problème révolutionnaire"):

"(...) Oui, les Compagnies ouvrières, protestation contre le salariat, affirmation de la réciprocité, à ce double titre déjà si pleines d'espoir, sont appelées à jouer un rôle considérable dans notre prochain avenir."
(PROU 5, p.175)

En 1865, sa foi s'affermit:

"Nous croyons que les classes ouvrières peuvent, elles aussi, former des groupes libres, mettre en commun des forces, s'approprier le contrat de société, constituer en un mot, des associations dont le travail soit la base, et vivre ainsi de leur autonomie industrielle et commerciale."
(PROU 9, p.103)

John Stuart Mill parle aussi comme un ami de l'ergonisme, en 1848, dans ses Principes d'économie politique:

"(...) L'objet qu'on doit avoir principalement en vue dans la période actuelle du progrès de l'humanité n'est pas le renversement du système de propriété individuelle, mais son amélioration et la complète participation de tous les membres de la communauté à ses avantages. (...)
"(...) Si l'humanité fait des progrès, la forme d'association que l'on doit espérer de voir prévaloir à la fin, n'est pas celle qui peut exister entre un capitaliste comme chef et des ouvriers qui n'ont aucune part à la direction, mais l'association d'ouvriers placés dans les conditions d'égalité, possédant en commun le capital au moyen duquel ils font leurs opérations et travaillant sous la direction de gérants élus par eux et qu'ils peuvent révoquer."
(MILL 1, t.1, p.244; t.2, p.316)

Lamartine
exprime une idée analogue, dans son discours à l'Assemblée du 27 avril 1848:

"La révolution accomplie par le peuple devait (...) élever et enrichir les uns sans abaisser et sans dégrader les autres, conserver la propriété, et la rendre plus féconde et plus sacrée en la multipliant et en la parcellisant dans les mains d'un plus grand nombre(...)."
(LAMA 2, t.2, p.367)

Un autre mi-ergoniste, c'est Giuseppe Mazzini, combattant pour l'unité italienne, républicain et révolutionnaire éminent, à ce titre rival et bête noire de Bakounine et de Marx. Il formule ses idées ergonistes en 1852, puis les confirme en 1871:

"Il ne s'agit pas de détruire, d'abolir, de transférer violemment la richesse d'une classe à une autre; il s'agit d'élargir le cercle de la consommation, d'augmenter par conséquent les produits, de faire la part plus large, dans la répartition, à ceux qui produisent; d'ouvrir une large voie au travailleur; pour qu'il puisse acquérir richesse et propriété, de faire que tout homme qui donne des garanties de volonté, de capacité, de moralité, trouve des capitaux et le moyen de travailler librement. Ces idées sont justes, et peu à peu elles triompheront. Historiquement, les temps sont mûrs pour leur triomphe. A l'émancipation de l'esclave succéda celle du serf, et celle du prolétaire doit venir ensuite."
"Il faut tendre à la création d'un ordre de choses dans lequel la propriété ne puisse pas devenir un monopole et ne provienne à l'avenir que du travail(...). (Il faut) substituer peu à peu au système actuel du salaire le système de l'association volontaire fondée sur la réunion du travail et du capital dans les mêmes mains."
(BAK 2, t.6, pp.142, 139-140)


Vers 1861-1866, dans le mouvement ouvrier français, surgit une admirable figure - Henri Tolain, artisan ciseleur sur bronze, auteur de l'idée du premier congrès international ouvrier à Londres en 1864, un des fondateurs de la 1e Internationale où il sera défenseur de la coopération ergoniste contre l'association collectiviste. Jules Vallés a dit de lui qu'en 1869 il est devenu "le chef moral de la classe ouvrière" (MAIT 1, t.9, p.219). Ergonaire par son statut et ergoniste par ces idées, Tolain incarnait tout ce qui était à l'opposé du marxisme dans le mouvement ouvrier. Retenons ce nom: nous l'entendrons plus bas.
Les idées ergonistes visitaient parfois les jeunes têtes de ceux qui feront leur gloire sur les chemins socialistes. Ainsi Jean Jaurès, bien avant de devenir idolâtre du collectivisme, énonce le principe ergoniste, dans L'Avenir du Tarn du 21 janvier 1886:

"Le capital aux mains des travailleurs par la voie pacifique et légale, voilà l'avenir."
(Cité dans Le Monde du 11 janvier 1983)


Ce n'est qu'en 1893 que Jaurès, pour se faire élire député socialiste, glissera vers la trompeuse interprétation collectiviste de la formule "aux mains des travailleurs" et rajoutera, aux moyens pacifiques et légaux, les moyens révolutionnaires.
Il est difficile de tenir des propos plus ergonistes que ceux de Charles Péguy dans sa Réponse brève à Jaurès du 4 juillet 1900. Au Jaurès inventeur des concepts "art socialiste", "histoire socialiste", "littérature socialiste", Péguy rétorque:
"(...) L'humanité ne sera pas socialiste(...). Elle sera libre. Même et surtout libre de nous. (...) Nous ne sommes pas des hommes qui préparons des hommes pour qu'ils soient faits comme nous, mais nous sommes des hommes qui préparons les hommes pour qu'ils soient libres de toutes servitudes, libres de tout, libres de nous. (...)
Nous demandons que les savants et les artistes ne soient pas affranchis des patronats individuels et particuliers pour tomber sous les lois d'un patronat collectif ou universel."
(PEG 1, t.1, p.245, 265)


En ce disant, Péguy croit parler en bon socialiste contre le mauvais. Il se trompe. Ses propos sont antisocialistes, et c'est Jaurès qui est, hélas, un bon socialiste ayant raison: dans son paradis collectif, tout sera socialiste - art, histoire, science, presse, école et le reste. Car, dans un système socialiste, les hommes, privés des moyens de production et d'existence par le "patronat collectif", ne peuvent pas être libres des socialistes au pouvoir, maîtres de l'Etat, maîtres de tout, maîtres de nous. Si Péguy veut créer une société d'hommes "libres, de tout, libres de nous", il doit choisir un autre principe de société, principe qui laisse aux hommes les moyens de leur liberté. Péguy, homme pur qui chérissait la vérité plus que le socialisme, est parfois un mauvais socialiste, mais un bon ergoniste... Un honnête homme, intelligent de surcroît, ne peut rester toujours fidèle à un faux dogme.
Si le refus d'emprisonner son esprit dans une cellule de gauche ou de droite est une amorce du mode de pensée ergoniste, Victor Hugo en est un illustre représentant. Son attention au sort des défavorisés, conjointement avec le rejet des solutions collectivistes et réactionnaires, fait de lui l'homme de la troisième voie. Bien que sa voie ne soit pas clairement ergoniste, le plus souvent elle n'est pas centriste non plus, car la position centriste n'est pas le refus des deux pôles, mais l'acceptation d'un mélange bâtard entre le collectivisme et le libéralisme.
Hugo
est tout près de l'ergonisme, quand il fait, dans Les Misérables (1862), cette proclamation (croyant exposer les théories socialistes...):

"(...) Démocratisez la propriété, non en l'abolissant, mais en l'universalisant, de façon que tout citoyen sans exception soit propriétaire(...)."
(HUGO 4, t.2, p.328)

De même quand il exprime, dans l'Appel aux concitoyens du 22 mai 1848, son désir de voir une république qui:

"partira de ce principe qu'il faut que tout homme commence par le travail et finisse par la propriété, assurera en conséquence la propriété comme la représentation du travail accompli, et le travail comme l'élément de la propriété future."
(HUGO 2, p.42).

Lors d'une réunion électorale le 29 mai 1848, Hugo fait un discours largement ergoniste:

"Savez-vous, si la propriété était frappée, ce qui serait tué? Ce serait le travail.
Car, qu'est-ce que c'est que le travail? C'est l'élément générateur de la propriété. Et qu'est-ce que c'est que la propriété? C'est le résultat du travail. Il m'est impossible de comprendre la manière dont certains socialistes ont posé cette question. Ce que je veux, ce que j'entends, c'est que l'accès de la propriété soit rendu facile à l'homme qui travaille(...). Le but d'une société bien faite, le voici: élargir et adoucir sans cesse la montée, autrefois si rude, qui conduit du travail à la propriété, de la condition pénible à la condition heureuse, du prolétariat à l'émancipation, des ténébres où sont les esclaves à la lumière où sont les hommes libres!"
(Id., p.43)

Dans ce même discours, Hugo se démarque des démagogues des deux bords:

"Jamais, jamais! personne ne me verra suivre, comme un vil courtisan, les flatteurs du peuple, moi qui n'ai pas suivi les flatteurs de rois! Flatteurs de rois, flatteurs du peuple, vous êtes les mêmes hommes, j'ai pour vous un mépris profond. (...)
Soyez tranquilles, je ne serais jamais ni dupe ni complice des folies d'aucun parti."
(p.54)


Autour de 1849, dans une note du Reliquat, Hugo choisit encore la troisième voie:

"Ne faites ni la république des ouvriers, ni la république des paysans, ni la république des bourgeois, faites la république de tout le monde."
(Id., p.196)


Dans une autre note - un projet de discours -, lui, qui siège à l'Assemblée au centre-gauche, s'adresse à la gauche, puis à la droite:

"Savez-vous quelle est, de ce côté, notre maladie? c'est l'utopie. Et savez-vous quelle est la vôtre? c'est la routine."
(p.197)

Il dit préférer l'utopie à la routine, "le mal d'enfant que le mal de mort". Pardonnons lui cette erreur. En 1849, il ne pouvait pas savoir que l'utopie est infiniment plus meurtrière que la routine.
Dans un débat du 17 septembre 1849 au Conseil d'Etat, Hugo soulève un problème ergoniste:

"Les associations de l'avenir ne seront point celles qu'ont vues nos pères. Les associations du passé étaient basées sur le principe de l'autorité et faites pour le soutenir et l'organiser; les associations de l'avenir organiseront et développeront la liberté.
Je voudrais voir désormais la loi organiser des groupes d'individualités, pour aider, par ces associations, au progrès véritable de la liberté. La liberté jaillirait de ces associations et rayonnerait sur tout le pays."
(p.126)


Quand la gauche et la droite s'affrontent à Paris, dans un combat sanglant, Hugo ne se sent pas enfermé dans un choix manichéen. Il sait que la raison n'est pas forcément d'un seul côté, et le tort non plus. En pleine bataille, le 25 juin 1848, il note:

"C'est une chose hideuse (...) que cette civilisation attaquée par le cynisme et se défendant par la barbarie. D'un côté le désespoir du peuple, de l'autre le désespoir de la société."
(p.1300)

Il a la même attitude pendant la confrontation entre le gouvernement de l'Assemblée et la Commune de Paris en 1871. Tout homme de gauche se sent obligé de s'extasier devant l'icône de la Sainte Commune qui avait pourtant muselé la presse, pris et massacré les otages, incendié Paris. En face, tout homme de droite justifie l'atrocité de la répression de la Commune par l'armée. Hugo n'est ni à gauche ni à droite, il est dans le vrai. Le 9 avril, bien avant l'affrontement final, il note:

"(...) Cette Commune est aussi idiote que l'Assemblée est féroce. Des deux côtés, folie." (p.1449)

Puis, le 13 juin:

"Je ne veux ni du crime rouge, ni du crime blanc."
(p.1454)

C'est l'existence objective d'autres valeurs, d'autres principes, hors du champ gauche-droite, qui permet aux hommes lucides de prendre une position indépendante et juste hors des dogmes.
C'est le cas de l'économiste et administrateur français Eugène Eichtal qui, en 1892, dans son livre Socialisme, Communisme et Collectivisme, se déclare partisan résolu des solutions ergonistes:

"Actuellement, le moyen le plus sûr de retenir les sociétés sur la pente du régime autoritaire à tendances communistes qui les menace, paraît être le développement rapide et actif des associations dues à l'initiative des citoyens. Ce qu'elles feront, l'Etat n'aura pas à le faire, et elles les feront dans des conditions infiniment meilleures pour l'ordre social que l'Etat. Elles n'ont pas la raideur de celui-ci, ni son monopole: elles se font concurrence entre elles; elles sont indépendantes de la politique et par conséquent attachées d'une façon plus désintéressée à leur oeuvre pratique(...). (...) Elles remplissent avantageusement la tâche de coordination ou d'exploitation en grand que les collectivistes attribuent à un organe centralisé artificiellement(...)."
(EICH 1, p.202, 203)

Pierre Waldeck-Rousseau, avocat, député, ministre, puis président du Conseil, annonce, dans sa conférence du 30 avril 1898 à Roubaix devant 6000 ouvriers, qu'à ses yeux, "la solution de l'avenir", c'est "l'accession du salariat à la propriété industrielle et commerciale" (WAL 1, p.439).

Alfred Fouillé, philosophe français, théoricien de la force des idées, est un antipode de Marx. Sous le nom de "sociologie réformiste", il adopte le principe ergoniste, en 1909, dans son livre plein de bon sens Le Socialisme et la Sociologie réformiste:

"Le collectivisme fait de chaque citoyen tout à la fois un salarié et un fonctionnaire; la sociologie réformiste poursuit, au contraire, la transformation finale des salariés et fonctionnaires en associés. Tous coopérateurs, co-partageants et co-propriétaires, voilà l'avenir. Il dépend de nous de le réaliser, sans qu'aucune fatalité l'impose ou s'y oppose.
Sans révolution et sans violence, nous voyons se préparer pour les temps lointains une société où il y aura plus de science et, par cela même, plus de justice."
(FOU 1, p.419)


Plus près de notre époque, on trouve un exemple, on peut dire un modèle d'une telle attitude, largement ergoniste, chez Albert Camus. En guidant ses pas selon les étoiles de la liberté et de la dignité humaine, cet écrivain et penseur marchait, le plus souvent sur des sentiers difficiles et peu fréquentés, hors des chemins battus de gauche et de droite. En 1948, quand presque tous les intellectuels français, avec Sartre en tête, étaient prosternés devant l'ogre du Kremlin et niaient jusqu'à l'existence du goulag, lui, Albert Camus leur disait, sans ambages:

"On nous explique qu'il y a une grande différence entre la tyrannie réactionnaire et la tyrannie progressiste. Il y aurait ainsi des camps de concentration qui vont dans le sens de l'histoire et un système de travail forcé qui suppose l'espérance. A supposer que cela fût vrai, on pourrait au moins s'interroger sur la durée de cet espoir. Si la tyrannie, même progressiste, dure plus d'une génération, elle signifie pour des millions d'hommes une vie d'esclave, et rien de plus."
(CAMU 2, p.237)


En 1955, il écrit:

"Si je refuse la politique des intellectuels progressistes, c'est du même mouvement, sinon pour les mêmes raisons, que j'ai refusé celle des intellectuels de la collaboration(...)."
(CAMU 1, p.1753)


Quand, dans l'après-guerre, la droite et la gauche en France s'affrontent férocement sur la question algérienne, la droite défendant l'emprise coloniale, la gauche virant du côté du Front de "libération" algérien - collectiviste et terroriste - Camus, né en Algerie, réprouve les deux camps. Car il connaît l'enjeu dont le peuple algérien sera le dupe: remplacement de l'oppression coloniale par le despotisme socialiste national. La cause de la liberté et de la dignité étant étrangère aux deux camps, ce combat n'était pas celui où Camus pouvait prendre part.
Toujours attentif au sort des faibles et des pauvres, dont il est issu (ce prix Nobel de littérature est issu d'une famille illettrée d'un ouvrier agricole), Camus rappelait sans cesse que, sans liberté, ils n'auront ni dignité ni pain. En 1953 il dit:

"La misère croît à la mesure que la liberté recule dans le monde, et inversement. Et si ce siècle implacable nous a appris quelque chose, c'est que la révolution économique sera libre ou elle ne sera pas(...)."
(CAMU 3, p.168)


Apprenant, le 17 juin 1953, que le pouvoir "ouvrier" tire sur les ouvriers à Berlin-Est, et que la presse de gauche camoufle la tragédie, Camus le Juste s'indigne:

"Quand un travailleur, quelque part au monde, dresse ses poings nus devant un tank et crie qu'il n'est pas un esclave, que sommes-nous donc si nous restons indifférents? (...)
Il me paraît impossible que des hommes qui se disent attachés à la dignité et à l'émancipation des travailleurs puissent, par leur silence, accepter l'exécution d'ouvriers dont le seul crime est de s'être dressés contre une condition matérielle insupportable." (
CAMU 1, pp.1772, 1774)


Il n'y a pas de doute: les réactions de Camus ne sont pas celles d'un homme de gauche. Ni d'un homme de droite (comme l'était le lucide Raymond Aron, un anti-Sartre libéral). Dans ce schéma bipolaire, il est inclassable. Il est ailleurs, près du troisième pôle.
On a du mal à classer le pape Jean-Paul II, ce polonais, défendant fermement la Solidarnosc, antisocialiste, mais pas toujours tendre pour le capitalisme. Le 21 mai 1983, à Monza, il s'adresse aux jeunes en les appellant à bâtir "une société nouvelle", et à Milan il déclare que les propositions de l'Eglise visent à encourager "la copropriété des moyens de production et la participation des travailleurs aux bénéfices de leurs entreprises" (Le Monde du 24 mai 1983). Cela se case mal dans le schéma bipolaire.

De plus en plus de gens refusent de se classer à gauche ou à droite. Selon un sondage publié dans Le Monde du 29 janvier 1985, la proportion des français qui se placent hors du Bipole gauche-droite est passée, entre 1981 et 1985, de 20% à 27% et tous les signes indiquent que leur nombre s'accroît sans cesse. Car de plus en plus d'hommes se rendent compte de l'absurdité de l'idée que le choix est limité entre deux pôles. Ancien candidat des écologistes français aux élections présidentielles, Brice Lalonde explose de rage, dans Le Point du 13 septembre 1982:

"Avec une droite usée et crispée et une gauche qui mélange patronage et cynisme, c'est l'impasse. Cette bipolarisation est une insulte à l'intelligence. Ces deux discours sont périmés et ne sont plus porteurs d'avenir."


L'éthnologue Louis Dumont, s'exprimant dans L'Evénement du jeudi du 8 novembre 1984, découvre des terres inconnues hors de la gauche-droite (terres peuplées de cette étrange éthnie de 27% des français inclassables...):

"L'idéologie dans laquelle nous vivons est trop simple: le combat libéralisme-socialisme ne recouvre pas la complexité du monde où nous vivons. Il faut réintroduire la complexité dans notre pensée et nous demander à quel point nous nous permettons des entorses à notre idéal."


Alexandre Soljenitsyne, que l'on croit à droite ou en arrière, cherche aussi une troisième voie et même davantage... Dans L'Express du 23 avril 1982, il se range du côté de l'avenir:

"Aux jeunes gens d'Occident conscients des vices du système social de leur pays, mais aussi de ce que vaut le communisme, et qui cherchent honnêtement, pour édifier la cité, une "troisième voie", je voudrais dire comme vous: j'ai constaté plusieurs failles dans le système occidental. (...) Bien entendu, dans l'avenir, il nous appartient d'élaborer une troisième voie, une quatrième, voire une cinquième voie (car une seule ne saurait convenir à tous), mais que toutes tendent vers le haut à consolider, loin des grossières combines économiques, les fondements spirituels de la société."


Propos justes, avec une petite correction: ce que nous appelons "la troisième voie" n'est pas une voie étroite, mais une large zone d'autonomie, où les hommes ont les moyens économiques de choisir les innombrables voies qui leur conviennent, spirituelles ou pas. Sans liberté économique, pas de liberté spirituelle - Soljenitsyne le sait mieux que quiconque. Si le régime socialiste censure, stérilise ou broie toute vie spirituelle, c'est parce qu'il detient tous les moyens économiques pour briser les hommes. Seuls des hommes exceptionnels, comme Soljenitsyne, peuvent résister à la terrible pression de la force matérielle illimitée de ce régime du Monopole total dans tous les domaines - subsistances, emploi, information, pouvoir policier, etc.

Le professeur parisien Alain Touraine, en voie de guérison de la cécité-de-gauche, découvre brusquement, après la secousse universitaire de décembre 1986, les espaces multicolores extérieurs au piège bipolaire (Le Monde du 30 décembre 1986):

"La gauche a cru à l'Etat, la droite au marché. (...) La réalité économique, sociale et culturelle, se dissocia de la politique et de ses rhétoriques faussement opposées. (...) Nous sommes dans l'après-libéralisme comme dans l'après-socialisme. Mais déjà, la scène politique commence à se reconstruiure. Elle n'est plus centrée sur la société mais sur les gens; elle ne doit plus avoir le culte du système, mais le respect des acteurs. (...) Nous n'attendons de la politique et du pouvoir que le respect de nos chances et de nos libertés. Nous ne voulons plus changer de prince mais vivre sans prince. (...) Quant à la vie sociale (...), elle ne sera plus l'expression d'un programme, mais le résultat constamment changeant des débats, des conflits et des innovations. (...) Le grand renversement politique qui nous arrache enfin à un interminable dix-neuvième siècle, commence à s'accomplir. Nous entrons dans une nouvelle culture politique, dans un nouvel esprit démocratique, sans lequel les problèmes sociaux et économiques sont insolubles. (...) Nous avons connu une longue décomposition des anciens modèles politiques, puis une phase de vide. Nous touchions le fond, et l'air nous manquait; mais d'un coup de pied, le plongeur remonte à la surface."


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On respire, enfin... On respire, dans les espaces hors de la gauche-droite, espaces qui existaient toujours, mais que le socialisme avait réussi à occulter, pendant un siècle. Tant que les esprits étaient enfermés dans le piège bipolaire, toute eau de la critique du socialisme était dirigée sur les moulins capitalistes et vice versa. La bipolarisation avait figé le monde des idées, les gens n'osaient pas mettre en doute les principes de "leur" camp. Comme disait Camus en 1953, on baillonait tout le monde par cette logique cannibale:
"A celui qui présente l'esclave des colonies en criant justice, on montre le concentrationnaire russe, et inversement. Et si vous protestez contre l'assassinat à Prague d'un historien opposant comme Kalandra, on vous jette à la figure deux ou trois négres américains. Dans cette dégoûtante surenchère, une seule chose ne change pas, la victime, toujours la même, une seule valeur est constamment violée, ou prostituée, la liberté(...)."
(CAMU 3, p.165)


Dans cette "dégoûtante surenchère", d'apparence symétrique, c'est encore la gauche qui est gagnante. Car, en jetant un Pinochet passager dans un plateau de la balance, elle semble faire contrepoids à tous les innombrables et inamovibles stalines que la droite jette dans l'autre plateau. Ainsi donne-t-on l'impression qu'il y a équilibre du mal entre le monde non-socialiste où le drapeau de la liberté flotte, tout de même, sur des zones de plus en plus larges, et le monde socialiste où le despotisme règne sans partage et sans trêve.
Grâce à la mise en cause du schéma bipolaire, de plus en plus de gens se plaçent hors de ces deux camps, sinon carrément sur le troisième pôle d'idées. A partir d'un point d'observation extérieur, ces hommes deviennent capables de réprouver le mal des deux côtés à la fois, sans tomber dans la fausse symétrie ou dans le manichéisme qui oblige à nier le mal de son camp ou à le maquiller en bien, en erreur, en "nécessité historique", ou encore à le peindre aux couleurs de l'adversaire. Vue du troisième pôle, tout mal est un mal objectif. Les discours critiques, que la gauche et la droite s'adressent mutuellement, ne s'équilibrent pas, ne s'annulent pas mutuellement, mais s'additionnent. L'existence du troisième pôle change beaucoup. Sans lui, en effet, toute critique du socialisme profitait à la droite, et toute critique du capitalisme faisait le jeu des totalitaires de gauche. Tout mal justifiait, alimentait le mal d'en face. En présence du troisième principe, l'énergie critique peut servir à combattre le mal, tout mal, de tout bord.
En sortant du schéma gauche-droite, il devient possible de tracer, dans le débat sur le socialisme, comme dans beaucoup d'autres débats, une frontière bien plus objective que celle séparant la gauche et la droite. C'est celle qui sépare, d'un côté les auteurs de fausses analyses, de prévisions erronées, de projets illusoires et, de l'autre côté, les hommes dont les analyses, prévisions, avertissements sont confirmés par l'expérience. C'est la frontière entre la naïveté et l'intelligence, entre l'erreur et la vérité, entre l'aveuglement et la lucidité, entre les Sartre et les Camus. Nous venons de voir que les amis de l'ergonisme, avec quelques libéraux, sont les plus nombreux à se trouver du bon côté.
Ainsi nous savons que le schéma bipolaire "socialisme - capitalisme" est incomplet, sinon faux, que le troisième pôle existe, qu'il a des idées, qu'il est peuplé d'hommes épris de liberté et de dignité humaine. Il nous faut démontrer qu'il a une réalité sociale et qu'il avance dans le monde.
"Ceux-là sont mes ennemis qui veulent renverser, et non pas se créer eux-mêmes."
Nietzsche
(CAMU 4, p.20)

3.5. La réalité de l'ergonisme


Avant de devenir travailleur, l'homme était propriétaire "privé"- de son territoire, de sa caverne ou de sa case, seul ou en groupe, avec sa famille ou sa tribu (la forme tribale étant classée à tort comme "communiste"). L'homme devint travailleur-propriétaire (disons, pour être plus bref: ergonaire) depuis qu'il s'est mis à cultiver la terre ou à élever les animaux. Marx admet, dans Le Capital, l'importance de l'ergonaire dans l'histoire humaine, de l'Antiquité à nos jours:

"Cette propriété parcellaire de paysans cultivant eux-mêmes leur terre est la forme normale et prédominante dans l'Antiquité; elle constitue la base économique de la société aux meilleures époques de l'Antiquité classique; d'autre part, à l'époque moderne, c'est une des formes issues de la décomposition de la propriété féodale."
(MAR 18, t.3, p.730)

Les formes de propriété ergonistes sont donc aussi vieilles que le travail humain et n'ont jamais disparu depuis, sauf dans les plus durs des régimes socialistes. Les paysans libres existaient dans tous les régimes. Le développement de l'artisanat, du commerce, des professions libérales a crée des champs nouveaux pour l'épanouissement des formes ergonistes. L'extraordinaire patrimoine culturel et architectural de notre belle vieille Europe est crée en grande partie par les ergonaires des siècles passés. Henri de Man, penseur et syndicaliste belge, rend, en 1926, un émouvant hommage aux artisans médiévaux:
"L'artisan voyait éclore et se former entre ses mains le produit de son travail. Son oeuvre ne lui appartenait pas seulement au sens du droit de propriété, mais elle était sienne aussi en ce qu'elle dépendait uniquement de son initiative, de sa capacité professionnelle, de son zèle et des forces créatrices de son âme. C'est pourquoi chaque profession était un art, chaque artisan un créateur. Et la civilisation de cette époque était, soit dit en passant, une civilisation harmonieuse de travail pour la communauté au regard de laquelle notre civilisation actuelle, dominée par l'argent, semble un chaos de pénibles dissonances. Tout ce que la civilisation médiévale a produit nous est resté comme témoignage vivant d'une apogée de l'histoire humaine, car dans chacune de ses oeuvres palpite l'âme de l'ouvrier qui l'a crée. Pour l'artisan, le travail était une joie, une manifestation de sa propre vie, un moyen d'exprimer sa personnalité."
(MAN 1, p.77)

On peut considérer les corporations de métiers comme les premières associations. Elles réunissaient les artisans et les petits patrons-artisans (qui sont davantage ergonaires que patrons). Certaines, comme celle des Compagnons du Devoir, continuent, depuis le XVe siècle, à transmettre les traditions de solidarité, de dignité et de travail bien fait. Les jacobins, puis la gauche, ont donné au mot corporation un sens péjoratif, synonyme de groupe aux intérêts égoïstes, mais il faut se rappeler ce fait: quand les corporations étaient prospères, les cités l'étaient aussi. Car chaque ergonaire, isolé ou associé, travaille pour la communauté (Henri de Man a raison de le souligner), tout en restant maître de son oeuvre et en y exprimant sa personnalité - harmonieuse combinaison d'intérêts qui seule peut fonder cette "civilisation harmonieuse", si riche en créativité.
Les premiers actes de résistance organisée de ce que l'on appellera le "mouvement ouvrier" avec ses premières coopératives, ses syndicats, ses groupes politiques - tout cela est l'oeuvre d'artisans. Alphonse de Lamartine, l'âme du gouvernement pendant la révolution bourgeoise de 1848, décrit les traits particuliers, presque bourgeois de cette catégorie de travailleurs, traits qui sont à la base de leur rôle actif:

"Il y a dans Paris une masse d'ouvriers, d'artistes et d'artisans appartenant aux professions où la main est la plus rapprochée de l'intelligence, typographes, graveurs, mécaniciens, ébénistes, serruriers, charpentiers et autres(...). Ces hommes sont l'élite du peuple qui travaille des mains, ils se confondent par l'instruction, les moeurs, le costume, avec les classes vivant des professions libérales, prolétaires à la racine, déjà bourgeois au sommet."
(LAMA 1, t.1, p.434)


De nombreux artisans se sont égarés sur les voies du socialisme, mais, en raison de leur indépendance d'esprit, ils y constituaient surtout des courants antimarxistes. La correspondance de Marx-Engels est parsémée de cris de colère contre ces brebis indisciplinées.
Les premières coopératives sont fondées par des artisans qualifiés, à partir de 1826 en Angleterre, puis en France, notamment à Paris, en 1831, par des menuisiers, des typographes, puis en 1843 par des bijoutiers. Les historiens du mouvement coopératif considèrent les Equitables Pionniers de Rochdale comme les fondateurs qui ont établi les principes du mouvement,. Dans cette ville anglaise près de Manchester, en 1844, un groupe de 28 tisserands a constitué un capital, divisé en actions d'une livre, pour fonder un magasin coopératif, ouvert à tous. Jetant aux orties les préjugés socialistes contre le profit, notamment les conseils d'Owen (qui méprisait ces initiatives, les considérant comme des caricatures de son grand projet), ils établirent le principe (ergoniste...) de partage des bénéfices entre les adhérants au prorata de leurs achats. Cinq ans après, il y avait 17.000 adhérents... De nos jours, 11 millions d'anglais sont des coopérateurs...
Dans la plupart des cas où les coopératives étaient fondées sur des principes sains - ergonistes, et non socialistes - elles réussissaient. Certaines durèrent plus d'un siècle. Par contre, toutes les communautés, phalanstères et autres icaries fondées sur les principes socialistes se sont honteusement écroulées en peu de temps.
Pourquoi donc le principe ergoniste, si fécond, n'a pas supplanté son principal concurrent, le principe libéral-patronal qui, avec les progrès techniques du XIXe siècle, avec le développement de l'industrie, avait pris une place prépondérante? C'est que le principe ergoniste s'applique plus facilement quand le niveau de connaissances des travailleurs est comparable avec le niveau de la technique. Au XIXe siècle, la plupart des travailleurs étaient ignorants, - de manière relative, au regard du niveau technologique qui était monté rapidement sans que l'enseignement de masse suive. La direction des compétents sur la masse des ignorants est devenue une condition incontournable de la grande industrie. Certains théoriciens, dont Marx, en ont conclu que l'artisanat était condamné, qu'une poignée des capitalistes raflerait tous les capitaux, que la "classe moyenne" était cliniquement morte et que tout travailleur ne serait bientôt qu'un prolétaire misérable. Déjà dans ses Manuscrits de 1844, Marx formulait les fausses prophéties qu'il reprendra, avec Engels, dans leur Manifeste:

"(...) Nous avons montré (...) que la misère de l'ouvrier est en raison inverse de la puissance et de la grandeur de sa production, que le résultat nécessaire de la concurrence est l'accumulation du capital en un petit nombre de mains, donc la restauration encore plus redoutable du monopole(...) et que toute la société doit se diviser en deux classes, celle des propriétaires et celle des ouvriers non propriétaires."
(MAR 7, p.55)


Grossière erreur. Eduard Bernstein, collaborateur, disciple et exécuteur testamentaire d'Engels (c'est lui qui jeta au vent les cendres de son maître, mort en 1895), plus fidèle à la vérité qu'au dogme du Patron, aura l'audace de prononcer le mot qui tue les dogmes: ERREUR. En 1898, il osera l'écrire, dans une lettre confidentielle au congrès social-démocrate de Stuttgart, puis, en 1899, en préface de son livre Les Présupposés du socialisme, livre révisionniste qui provoquera une tempête dans les églises socialistes et ouvrira la voie vers Bad Godesberg. Ses propos sont un vrai blasphème:

"La situation économique ne s'est pas aggravée comme l'avait prédit le Manifeste. Il est inutile et absurde de se dissimuler le fait. Le nombre des possédants n'a pas diminué, il s'est accru. La richesse sociale, en se multipliant, ne s'est pas concentrée entre les mains de quelques magnats que la théorie voulait de moins en moins nombreux. La classe des capitalistes s'est au contraire développée à tous les niveaux. Et si les classes moyennes ont évolué, elles n'en ont pas pour autant disparu. (...)Les statistiques industrielles révèlent une hiérarchie infinie d'entreprises. Nulle catégorie ne semble réellement vouée à la disparition."
(BERN 1, p.14)


Les dépouilles de Marx et Engels étaient encore chaudes en 1898, et déjà la réalité avait, selonnleur propre disciple, complétement dévié de leurs prévisions. On peut imaginer à laquelle ils se retourneraient actuellement dans leur tombes, s'ils apprennaient que, par exemple, aux Etats-Unis, le capital est réparti entre les mains de 47 millions d'actionnaires. Ou que le nombre des "magnats" ne cesse de grandir: près d'un million de millionnaires en dollars aux USA, c'est-à-dire 1 ménage sur 100, selon le U.S.News & World Report du 13 janvier 1986 (détail intéressant: selon la revue Forbes 400 du 28 octobre 1985, près de 80% d'entre eux sont des self-made men qui ont durement travaillé). Quand l'Etat français revend, en décembre 1986, la compagnie Saint-Gobain, nationalisée par la gauche en 1982, celle-ci devient la propriété de 1,5 millions de personnes. Ce nombre inclue la moitié des 160.000 membres du personnel qui acquirent 10% du capital. "Quelques mains"... C'est 10% d'ergonisme et 90% de capitalisme, mais de capitalisme populaire, pas de celui que Marx avait prévu dans ses calculs, avec le capital accaparé "entre quelques mains" de magnats, que le peuple miséreux devrait exproprier...
Les prédictions de Marx se confirment-elles dans le domaine de la concentration du capital financier? Non plus! Par exemple, la Compagnie Financière Paribas, dénationalisée, est vendue, en février 1987, à 3,8 millions de Français! Le plus grand financier de notre temps, c'est Monsieur Tout le Monde.
Concernant le diagnostic de la mort imminente de la "classe moyenne", la charlatanerie du docteur Marx est patente. Cette classe a une santé de fer, on ne voit qu'elle dans les pays avancés. Ce sont plutôt les extrêmes qui sont en voie de disparition ... Ces mêmes extrêmes - "magnats" et prolétaires - auxquels Marx avait prédit un brillant avenir...
Bernstein
révèle au monde la myopie de ses maîtres, en montrant ce qu'ils refusaient de voir:

"Dans le domaine politique, nous voyons les privilèges de la bourgeoisie capitaliste s'effacer peu à peu devant les progrès des institutions démocratiques. Et la démocratie, ainsi que les pressions accrues du mouvement ouvrier, en viennent à contrecarrer l'exploitation capitaliste."
(p.14)


Pire encore, après avoir cité les louanges "à l'immortel Bastiat" de l'éminent leader socialiste Kautsky (qui sombrera dans la révision un peu plus tard, pour devenir, comme Bernstein, la bête noire de Lénine), Bernstein va, dans son impudence de renégat, jusqu'au sacrilège qui lui vaudra la marmite la plus chaude dans la géhenne destinée aux traîtres à la Cause:

"Une erreur est toujours condamnable, même si elle provient de Marx et Engels. Une vérité garde sa valeur, même si on la trouve chez un économiste bourgeois."
(p.223)


En effet, et c'est le seul défaut de la vérité: on ne peut pas se l'approprier et la garder comme sa propriété exclusive... Cette infidèle - la Vérité - trompait souvent Marx et Engels avec des bourgeois, une raison pour laquelle le marxisme accoucha de tant d'erreurs... Les économistes bourgeois, dans leurs prévisions, serraient bien souvent la vérité de plus près. Tocqueville, ce grand amant de la vérité, prédisait dès 1835 une tendance sociale exacte, et contraire aux pronostics de misère de Marx:

"Je pense (...) que l'élévation lente et progressive des salaires est une des lois générales qui régissent les sociétés démocratiques. A mesure que les conditions deviennent plus égales, les salaires s'élévent, et, à mesure que les salaires sont plus hauts, les conditions deviennent plus égales."
(TOCQ 1, t.1, v.2, p.198)

Proudhon
tire la même conclusion de la simple évidence du progrès technique. En 1856, dans la conclusion au Manuel du spéculateur à la Bourse, il prédit l'inverse de la paupérisation:

"Il serait absurde de s'imaginer qu'avec l'esprit des sociétés modernes, avec le tempérament que la révolution française, le progrès des sciences, des arts et de l'industrie, la rapidité des communications internationales, ont refait au prolétariat et développent tous les jours, ces gigantesques travaux puissent s'entreprendre et se mener à fin, sans qu'il en résulte, sinon l'émancipation complète, au moins une élévation notable des classes ouvrières."
(PROU 6, p.481)


C'est du simple bon sens. Proudhon est dans le vrai, et Marx dans le faux, jusqu'au cou. Et c'est Marx qui traitait Proudhon, pour ses raisonnements de bon sens, de "petit-bourgeois" qui "n'a pas compris l'état social actuel"! (MAR 6, t.1, pp.447, 458).
En 1849, Proudhon ose prononcer le mot ERREUR, quand il démolit l'idolâtrie marxiste pour les Grandes Entreprises et leur efficacité invincible:

"L'erreur fatale du socialisme a été jusqu'à présent de croire que la somme des frais, comparativement au produit, diminue à mesure que les opérations s'accroissent, et que l'on fait entrer dans l'atelier un plus grand nombre de métiers et d'individus. C'est là-dessus qu'on a bâti tous les plans de communauté, d'association, d'organisation du travail par l'Etat. Je soutenais, au contraire, d'un côté, que si tous les métiers, manufactures, etc., pouvaient être exploités par des travailleurs indépendants les uns des autres, la somme totale des frais généraux, dans le pays, serait zéro, et que si, au contraire, on formait de toutes les industries, professions, arts, etc., une exploitation unique, la somme de ces mêmes frais dépasserait celle des produits de 100%."
(PROU 4, p.186)


Si le zéro dans le premier cas est un peu optimiste, Proudhon vise juste dans le second cas: les frais généraux du secteur nationalisé dépassent toujours la valeur de ce qu'il produit... La nation doit l'entretenir à ses frais... Même dans le secteur patronal, les grandes entreprises ont souvent des grands problèmes de rentabilité. En dépassant une certaine masse critique, tout grand organisme a tendance à se décomposer. Le gigantisme est une maladie, et en aucun cas l'économie ne peut se composer des seules grandes entreprises. Même l'économie socialiste, cette "exploitation unique" parasitaire, se nourrissant d'aumônes et de la chair de ses esclaves.
Citons un autre "bourgeois" contredisant les prévisions marxistes sur la petite propriété. Historien et écrivain italien Gaetano Negri (cité par R.Garofalo), écrit dans L'Italia liberale du 29 mai 1892:

"Le socialisme croit pouvoir départir à l'Europe une égale, même une plus grande prospérité. Ici gît l'erreur. La prosperité n'est que le produit de l'énergie individuelle et libre(...).
L'avenir de l'humanité n'est pas dans l'abolition de la propriété individuelle, qui constitue la loi suprême du socialisme; l'avenir est, au contraire, dans la diffusion de cette propriété. Telle est la direction qu'a prise la civilisation moderne. Si la France est la plus riche des nations continentales, c'est parce que chez elle la propriété est extrêmement partagée... La Suisse est une nation de propriétaires. En Italie même, les régions les plus prospères, la haute Lombardie, la Toscane, les environs de Naples, nous présentent précisément un grand fractionnement de la propriété foncière. C'est dans cette voie que doit avancer la société."
(GARO 1, pp.61-62)

L'anarcho-révisionniste Saverio Merlino, lui aussi ne croyait pas à la mort de la "classe moyenne" par paupérisation. En 1898, il écrit:
"Bon nombre de socialistes affirment que la petite propriété disparaît; et devant les chiffres de la statistique, prouvant que dans certaines régions elle n'est pas entrée en décadence, ils répondent comme ce médecin au malade, qu'il avait condamné et qui s'obstinait pourtant à ne pas mourir: "mais vous êtes mort pour la science"."
(MERL 1, p.228)


Ces propos visent la contradiction entre les analyses-prévisions socialistes et la réalité. En plus, Merlino voit, chez les socialistes, une contradiction entre leur discours libérateur et leur programme asservissant:

"L'abolition de la petite propriété serait d'autant plus injustifiable que le socialisme réclame pour tous les ouvriers la possession de l'instrument de travail."
(p.229)


Supposons que le marxisme n'est pas ce médecin infâme qui, voulant éliminer un concurrent sain, le déclare malade et prédit sa mort certaine, avant de l'étrangler. Admettons qu'il ne veut pas de mal au secteur ergoniste et que son diagnostic macabre ne relève pas de la simple tromperie avec intentions assassines. Si le marxisme ne trompe pas sciemment, alors il se trompe complètement sur le sort de ce secteur. L'erreur est de croire que la grande industrie et la haute technologie peuvent tout faire. L'erreur est de ne pas compter avec l'incroyable flexibilité du secteur ergoniste. La grande industrie crée, autour d'elle, une nébuleuse de sous-traitance où les artisans et les petits patrons trouvent leur place. Les produits complexes font naître des reseaux de réparation et d'entretien où les petites unités sont mieux adaptées que les grandes. A la mesure où le secteur productif, par la mécanisation et l'automatisation, libère les bras, le secteur des services s'étend et se diversifie, au profit des ergonaires. Le développement des transports routiers avait offert une multitude d'emplois ergonistes (camionneurs, pompistes, garagistes). Les dernières années on découvre que même dans la haute technologie, à l'époque des rapides évolutions, les petites entreprises répondent mieux aux changements, aux exigences du marché, tandis que les mastodontes sclérosés agonisent l'un après l'autre, quand ils ne décentralisent pas leur structures. Little is beautiful - c'est la mode de l'ère informatique.
Puis, les besoins mêmes de la haute technologie ont forcé à distribuer le maximum de savoir aux salariés, et leur niveau de connaissances s'est fortement élevé. Déjà en 1877, prématurement, Engels annonce que "toutes les fonctions sociales du capitaliste sont maintenant assurées par des employés rémunérés" (MAR 24, p.315), pour conclure qu'il est facile de remplacer le capitaliste par ... La Société (équivalent de l'Etat en langue marxiste), et non par le personnel de l'entreprise... Sa conclusion est fausse, mais le constat, bien que prématuré, est juste: les compétences cessent d'être le monopole des patrons, et le règne de quelques détenteurs du savoir sur la masse ignorante perd sa raison d'être.
Même les paysans qui, suivant les prophètes-de-gauche, devraient disparaître au profit des grandes entreprises agricoles mécanisées et savantes, sont devenus des agriculteurs maîtrisant aisément l'agronomie et les machines les plus modernes. Il y a moins de paysans, comme il y a moins de bras dans chaque branche de production - c'est la loi du progrès technique et social: on fait la même production avec moins de bras. Mais, de ce progrès naissent aussi les nouvelles techniques, les nouveaux besoins (exemple: l'informatique), donc il y a beaucoup plus de spécialités, de branches, de services.
Tout cela fait que, après une retraite partielle et une restructuration, le secteur ergoniste s'étend de nouveau, y compris dans les secteurs les plus performants. Mieux encore, le principe ergoniste pénètre dans le secteur patronal où les salariés participent de plus en plus dans le capital, les décisions et les bénéfices, se transformant graduellement en ergonaires. Si les vieilles formes coopératives, un peu rigides, égalitaristes, se développent peu, les formes plus modernes, plus souples, laissant plus de liberté de mouvement à l'individu, comme les sociétés ergonistes par actions, connaissent un succès certain.
Il se propage rapidement des mutuelles, sociétés où les clients, épargnants, assurés, usagers, acheteurs, en se côtisant, remplacent les patrons, pour constituer le capital des banques, compagnies d'assurance, pharmacies, chaînes de magasins, etc. Parfois, les lecteurs d'un journal achètent les actions de la rédaction pour lui éviter la mainmise d'un grand patron de la presse. Les formes mutualistes ne sont pas encore de l'ergonisme pur, les salariés n'y sont pas toujours associés, mais la forme patronale de propriété y est ébranlée, diluée.
On constate aussi l'expansion de petites entreprises à statut patronal qui, en bonne partie, sont en réalité des associations de travailleurs copropriétaires, souvent liés par parenté ou amitié, et employant peu de salariés. L'existence des formes ergonistes intermédiaires, partielles ou cachées rend difficile l'établissement des statistiques complètes. Mais pour les formes pures, elles existent et démontrent l'importance du secteur ergoniste. L'exemple français est éclairant.

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En France, où le clivage gauche-droite est assez net, on ne mélange pas les deux branches du secteur ergoniste: la branche "privée" des ergonaires isolés (monoergonaires: indépendants) considérée comme étant "de droite", et la branche semi-collective des ergonaires associés (ou multiergonaires: membres des coopératives, associations, mutuelles, etc.) que l'on désigne du terme vague d' économie sociale (quelle économie n'est pas sociale?) et que l'on classe plutôt "à gauche". Ce classement est dû au fait que la première branche est franchement "privée" et que les monoergonaires savent que le collectivisme est leur ennemi mortel, tandis que la seconde branche est dotée d'une apparence collective, et que les multiergonaires vivent dans l'illusion que leur Eden est du socialisme, alors que ce dernier est le tombeau de toute autonomie économique.
Commençons par l'artisanat français. Selon Le Monde du 24 janvier 1986, il regroupe 800.000 entreprises, emploie 2.500.000 personnes, soit 10% de la population active, et représente 250 métiers, surtout dans le bâtiment, les travaux publics, les services, la transformation, l'alimentation. C'est 400 milliards de francs de chiffre d'affaires, cinq fois plus que celui de l'aéronautique et deux fois plus que celui de l'industrie automobile. La moitié des artisans n'emploient aucun salarié, tandis que les autres emploient en moyenne trois personnes. 85% des artisans travaillent sous le statut d'entreprise individuelle et 9% en SARL (société de type patronal). Chiffre significatif: le nombre d'entreprises artisanales a augmenté de 10% en dix ans.
Selon les statistiques de l'INSEE pour l'année 1985 (citées dans Partage, mai 1986), il y avait en France 3,3 millions de travailleurs non salariés, indépendants, soit 15,5% de monoergonaires dans la population active.
Le secteur des ergonaires associés, est un monde vaste et varié. La majorité des Français en font partie, souvent sans s'en rendre compte. Tout membre d'une association, adhérent d'une banque mutuelle, d'une assurance mutuelle, d'un magasin coopératif est un peu, dans un domaine particulier, un ergonaire (plus précisément, un ergonaire associé: multiergonaire). En 1984, l'Etude n° 4757 de la Documentation française démontre toute l'importance du secteur coopératif en France, et plus brièvement, Le Monde du 11 juin 1985 rapporte les chiffres impressionnants de la Délégation interministérielle à l'Economie sociale sur ce qu'il appelle "le troisième secteur" (après les secteurs patronal et étatique). On compte 34,5 millions de sociétaires dans la Mutualité et Assurances mutuelles (sur une population totale de 55 millions), 20 millions dans les associations, 7,4 millions dans les banques mutuelles (Crédit agricole, Crédit mutuel, etc.), 2 millions dans les coopératives agricoles, 1,5 millions dans d'autres coopératives (maritimes, de production, de logement, de consommateurs, de commerçants, de transporteurs, d'artisans). Le secteur multiergoniste regroupe 35% du marché national de l'assurance, 40% de l'épargne, 30% de l'agro-alimentaire, 50% de la pêche et emploie plus d'un million de salariés. Il englobe les associations gestionnaires du tourisme social, des loisirs, des oeuvres sanitaires, éducatives, culturelles, sportives, et sociales, etc.
Le Monde
, qui raisonne en termes de schéma bipolaire, croit que ce secteur se situe au centre, "à mi-chemin entre l'économie de marché et le secteur public". Il serait plus exact de dire que le secteur ergoniste (branches monoergoniste et multiergoniste réunies), tout en faisant partie de l'économie de marché, se situe non pas entre, mais face à deux autres secteurs (patronal et nationalisé), tel le troisième angle d'un triangle. Le journal Le Monde ignore sûrement que, selon son statut de propriété, il se trouve lui-même à 40% dans le secteur ergoniste - tel est la proportion du capital détenue par le personnel du journal.
Peu de Français savent que certaines enseignes d'établissements qui leur sont familiers, cachent des structures plus ou moins ergonistes. C'est le cas de noms comme la Fnac, Codec, les centres Leclerc, Yoplait, Nova, Points Coop, La Hutte, Unico, La Guilde des orfèvres, Les Compagnons du Rabot, Monsieur Meuble, Assurances du Mans, Crédit agricole, Banques Populaires, GMF, Villages de vacances, les HLM, les Castors, Médecins sans frontières, le journal Libération, l'hebdomadaire Evénement du jeudi, etc.
L'ergonisme est partout, il suffit d'apprendre à le remarquer, comme monsieur Jourdain a appris qu'il parlait la prose, en apprenant le sens du mot prose. Il y a des entreprises ergonistes, des banques ergonistes, des discours ergonistes, des faits de caractère ergoniste, des hommes à l'esprit et au comportement ergoniste. La démocratie n'est-elle pas de l'ergonisme en politique? Quand on réunit la propriété, le travail, la responsabilité, la liberté et la dignité, on obtient un fait, une chose ou une idée ergoniste. De même que chaque homme parle plus ou moins en prose, chaque homme est peu, un peu, beaucoup ou passionnément ergoniste. C'est-à-dire, maître de sa vie. Il peut être peu ergoniste dans un domaine, beaucoup dans un autre. Dans les pays démocratiques, les hommes sont libres de maîtriser leur vie dans la plupart des domaines. Dans le domaine économique, il y a encore des progrès à faire et, dans ces pays, l'ergonisme signifie surtout l'extension de la démocratie vers l'entreprise par l'extention de la propriété vers le personnel.

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Sans faire un tour complet du phénomène ergoniste dans le monde, arrêtons nous sur quelques chiffres et exemples significatifs.
Selon l'Etude n°4691 de La Documentation française de novembre 1982 sur les coopératives en Europe, on comptait, en 1979 en Allemagne fédérale, environ 12.000 coopératives avec 13,4 millions de coopérateurs (p.122). Sans préciser le nombre de coopérateurs pour l'Italie, l'Etude indique que "le mouvement coopératif italien est beaucoup plus développé qu'en France" (p.103) et que le nombre de coopératives y atteint un chiffre voisin de ... 120.000 (p.101).
Depuis le début du XXe siècle, existent en Israël les kibboutzim, au nombre de 230 actuellement. Le principe de base ergoniste (autonomie de groupe totale) avait assuré au kibboutz un succès certain, bien que son assaisonnement par quelques préjugés socialistes (égalitarisme, mepris de l'argent, du profit, de la différence, etc.) était la source de quelques malaises. Grâce à son autonomie ergoniste, chaque kibboutz corrige ses propres égarements comme il veut et comme il peut. Ainsi, la plupart des kibboutzim avaient éliminé de leur réglements les rigidités introduites par les fondateurs.
Une autre forme d'association, le moshav, ou village associé, connut, après la naissance de l'Etat d'Israël, un développement plus rapide. Ici, une famille d'agriculteurs laboure son champ, vit et mange dans sa maison, mais s'associe avec les autres familles du village pour le reste: achats, vente, machines, assurance, etc. Cette forme serait certainement devenue à la mode dans le monde libre, si l'autre vieille forme ergoniste - les paysans indépendants - n'avait pas prouvé son efficacité et sa capacité à s'adapter aux techniques modernes.
Une forme ergoniste pure est celle que pratiquent les coopératives israéliennes de transport par autobus Egued et Dan. Ici, chaque chauffeur ou mécanicien devient actionnaire de la compagnie, en apportant un capital nécessaire pour créer son poste de travail. Grâce à ce système ergoniste simple, Israël est muni d'un reseau de transport terriblement efficace, dense, fréquent, rapide, rentable, bon marché et - qualité fortement appréciée par les martyrs européens des transports nationalisés - ne faisant jamais grève... Faut-il rajouter que les camarades Egued, comme on appelle ces ergonaires, gagnent si bien leur vie, qu'ils avaient remplacé les princes charmants dans les rêves de beaucoup de jeunes filles.

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En 1868, Victor Hugo avait écrit: "Ce qui arrive à la France, arrive au monde" (HUGO 2, p.857). De nos jours, en attendant que la France reprenne sa place de phare après une désétatisation en profondeur, l'avenir se lit plutôt du côté des Etats-Unis.
Il est donc important de connaître l'évolution du secteur ergoniste dans ce pays qui est la plus puissante locomotive des innovations sociales. Ici, sur un fond de révolution intellectuelle grâce à l'élévation du niveau des connaissances des salariés, la crise avait contraint les décideurs à associer les salariés aux efforts et aux sacrifices indispensables et, en contrepartie, les associer aussi aux capital, à la gestion et aux bénéfices. Cette politique était qualifiée de "people oriented", tournée vers le personnel.
Dans l'article Travailler pour son propre profit (Die Zeit du 19 avril 1983), Thomas Gibson donne quelques exemples typiques.
Il attribue le succès des deux jeunes sociétés informatiques de Californie - Tandem Computer et Apple - à l'enthousiasme du personnel, devenu copropriétaire après une large distribution d'actions. La firme Tandem Computer avait distribué gratuitement 300 actions à chaque employé en 1977, puis 100 actions chaque année suivante. Avec la montée en Bourse de la valeur des actions, suite au succès de l'entreprise, le personnel avait doublé ses revenus, car les plus-values qu'il tirait des actions avaient égalé leur salaires. Chez Apple, qui est devenu un modèle de créativité et d'esprit d'invention, une méthode semblable avait assuré un succés multipliant la valeur de ses actions par 32... Selon Le Figaro du 6 avril 1987, cette petite société a bien grandi: elle emploie 6.000 personnes (dont une bonne centaine sont devenus millionnaires...) et réalise un des meilleurs taux de productivité de l'industrie américaine, avec un chiffre d'affaires moyen annuel par employé supérieur à 400.000 dollars.
Ces exemples ont fait tache d'huile: beaucoup de firmes se sont mis à associer le personnel au capital. Gibson cite le cas de la Compagnie financière Wagnis et un autre cas qui avait fait du bruit: celui de la petite compagnie d'aviation People Express. Dans les conditions d'une crise grave des transports aériens, suite à de brusques hausses du prix de petrole et à la libération des tarifs du transport aérien, cette compagnie, de deux ans d'âge seulement, avait réussi à se tailler une bonne part du marché en baissant tout simplement mais sérieusement ses tarifs. Pour y arriver, il fallait réduire les frais: simplifier le service à bord, mais aussi baisser les frais salariaux. La compagnie fit un accord d'association avec le personnel: baisse des salaires, productivité et mobilité accrues et accorda, en compensation, une réduction de 30% sur les 500 à 800 actions que chaque employé s'engeagait à acheter, et aussi l'attribution d'actions gratuites en cas de dépassement de la productivité. Les résultats furent étonnants. Devenus copropriétaires du capital à 33%, les hommes se surpassaient en efforts et en rationalisations, chacun remplissant si nécessaire, plusieurs fonctions. La productivité par passager-kilomètre dépassa de trois fois la moyenne de la branche (seule la compagnie South-West Airlines, où le personnel détenait 25% du capital, avait atteint un niveau proche). En deux ans, la valeur de l'action (3,85 de dollar au départ) fut multipliée par 11, People Express étant devenue une compagnie parmi les plus rentables, à l'expansion foudroyante. Selon Le Monde du 18 juillet 1986, celle-ci passa, depuis 1981, d'une flotte de 3 à 60 avions, et d'un effectif de 250 à 4.000 employés - "la plus rapide croissance jamais enregistrée dans le transport aérien". Devenue plus grande, et trop rapidement, People Express "est rentré dans le rang", les autres compagnies ayant su s'adapter, en imitant un peu l'exemple, mais l'idée ergoniste de l'association du personnel au capital n'arrêtait plus sa marche.
De même, quand la compagnie General Motors modernisa ses chaînes de montage d'automobiles afin de multiplier par cinq la productivité, elle fut aménée à appeler au secours l'ergonisme: créer les groupes totalement responsables de leur travail, associés à toutes les décisions et aux gains (Le Monde du 30 juillet 1985). Pour être efficace, le capitalisme est obligé de mettre des doses croissantes de champagne ergoniste dans son vin libéral.
Et quand le capitalisme renonce, impuissant, c'est l'ergonisme qui sauve les entreprises. Au moment d'un crise de la sidérurgie, une des plus grandes aciéries américaines, Weirton, fut en faillite. Ses 8.000 employés, refusant de devenir autant de chômeurs, rachetèrent l'aciérie à crédit et reprirent à leur compte le passif, en faisant des sacrifices sur leur salaire et leurs congés (Le Monde du 26 août et du 27 septembre 1983). Ils gardèrent le directeur et tous les cadres et devinrent actionnaires au prorata de leurs salaires. Un an après, l'aciérie faisait des bénéfices!
Il faut que les salariés se transforment en ergonaires pour être capables d'exploits que le patron ne peut pas exiger d'eux tant qu'ils restent salariés.
De plus en plus d'entreprises sont fondées directement par le personnel, sur le principe ergoniste. Le Monde du 11 juin 1985 signale que "l'on assiste aux Etats-Unis à l'émergence d'un capitalisme social avec l'existence de 5.000 ESOP (Employee Stock Ownership Plan)", avec des entreprises où le capital est ou devient propriété du personnel. Il s'agit bien ici de l'émergence de l'ergonisme, et non d'un "capitalisme-social" - terme absurde (comme son synonyme "économie-sociale"), né de la pauvreté de langage du schéma bipolaire. Notons que, dans le même texte, la même chose - le secteur multiergoniste - est classée à droite par le terme "capitalisme social", et à gauche par le terme "économie sociale"...
L'article Ouvriers-capitalistes de Victor Volski, dans la revue américaine en langue russe Almanac Panorama du 16 mai 1986, rapporte une série de faits ergonistes, notamment sur la bonne santé de l'aciérie de Weirton, mentionnée ci-dessus. Le nombre d'entreprises qui distribuent leurs bénéfices aux salariés ne cesse de grandir. Une nouvelle forme de partage est apparue: création des fonds à long terme pour le compte du personnel, partiellement en actions de l'entreprise. En partant, chaque employé emporte sa part, qui peut lui servir pour la retraite. 450.000 établissements ont adopté de tels programmes qui touchent 22 à 24 millions d'employés. Une autre variante, c'est le placement d'actions directement chez les employés. Ainsi, 7.000 sociétés sont entièrement ou en grande partie contrôlées par le personnel, ce qui concerne 11 millions d'Américains, dont chacun detient des actions pour une somme moyenne de 7.000 dollars. Volski indique que, selon les données de 1978, les entreprises appartenant-au-personnel (il serait plus simple de dire: ergonistes), dépassait la moyenne du pays de 50% pour la productivité, de 30% pour l'accroissement des ventes, de 300% pour le taux de création d'emplois, de 69% pour le bénéfice par produit fabriqué. Le Sénat adopta une série de lois favorables aux entreprises ergonistes. Volski affirme que le Président Ronald Reagan était partisan du "capitalisme ouvrier" à l'époque où il était encore gouverneur de Californie, et qu'il tente de persuader les pays amis de l'Amérique latine d'adopter la formule...
On dit qu'une révolution libérale a commencée aux USA après l'élection de Reagan en 1980. Si ce vieux pays libéral est bien l'objet d'une révolution, elle est plutôt ergoniste. Elle ne vient sûrement pas de Reagan, mais en procédant à une désétatisation (le contraire de ce que faisait Mitterrand à la même époque...), il a crée des conditions qui, étant favorables au libéralisme, le sont encore davantage à l'ergonisme.

Il y a aussi le Japon qui avance vite, innove, se transforme. Sans doute, une bonne part de ses succès est dûe au fait que ses entrepreneurs ont su associer le personnel à l'entreprise par l'intéressement matériel, mais aussi moralement, en y créant l'esprit de famille, à tel point que le salarié japonais considère l'intérêt de l'entreprise comme le sien propre. Avec le développement de l'actionnariat du personnel, le Japon commence aussi à s'engager sur la voie ergoniste.

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La réalité ergoniste n'existe pas seulement dans les pays à la pointe du progrès. Elle peut être avancée ou primitive, comme un homme libre peut être riche ou pauvre, instruit ou pas.
En Afrique, en Asie ou ailleurs, le paysan indépendant, l'artisan, les structures tribales ou la communauté villageoise sont les éléments essentiels du développement. Les pays qui avaient préservé ces éléments ergonistes, à côté de structures libérales, sont sur la voie du progrès, de la démocratisation. Là où le paysan, l'artisan sont collectivisés, et la tribu est détruite par l'Etat, c'est la famine et le despotisme. Suite à cette triste expérience, le tiers-monde semble amorcer un retour vers les vieilles formes ergonistes qui, les techniques modernes aidant, s'avèrent souvent même plus efficaces que les formes libérales, sans parler des formes collectivistes, franchement désastreuses.
Les pays socialistes qui, suivant le dogme unificateur, devraient éliminer la propriété ergoniste, sont obligés soit de la tolérer, soit même, à contrecoeur, de la recréer ou de l'encourager. Car sans elle, l'économie s'écroule, l'existence humaine devient intolérable. Rappelons que c'est sous un masque ergoniste ("Les usines aux ouvriers, la terre aux paysans!") que les bolcheviks ont entraîné les masses et pris le pouvoir. C'est l'ergonisme (petits commerçants, artisans, paysans indépendants), et non le capitalisme, que Lénine avait réintroduit pour sauver le pays ruiné et affamé par quatre années de socialisme, en annonçant sa Nouvelle Politique Economique (NEP) en 1921. Quand les hégémones avaient détruit de nouveau le secteur ergoniste, dans les années 30, par une terreur atroce, celui-ci n'a pas disparu, mais est devenu clandestin, puisque la vie était impossible sans lui. L'immense économie collectivisée étant incapable de satisfaire les besoins de la population, il se crée une économie ergoniste parallèle avec l'inévitable marché "noir" (terme péjoratif pour une institution de sauvetage...). Pour éviter la famine, le pouvoir soviétique tolérait un élément ergoniste: les petits lopins de terre "privés" - 1% de la surface cultivable qui donnait 27% des produits alimentaires! Pour atténuer l'atroce crise du logement, après un demi-siècle de socialisme, on avait permis les seules vraies coopératives dans ce régime: celles de logement, où les habitants mettaient leur argent en commun pour construire des immeubles en copropriété. Après 69 ans de socialisme, en novembre 1986, le pouvoir s'était finalement résigné à officialiser ce qui existait toujours - le travail "au noir", les petits métiers et services ergonistes.
En Chine, en Hongrie, au Cambodge, au Viêt-nam, c'est bien à la roue de secours ergoniste que les pouvoirs s'accrochent pour sauver l'économie du nauffrage. On découvre, que l'ergonaire est indestructible, en fin de compte. C'est bien contre lui que l'envahisseur soviétique, depuis 1979, se casse les dents en Afghanistan. Dans ce pays, à 90% agricole, tout habitant de village, à part les artisans et les mollah, est propriétaire d'un champ, qu'il défend avec acharnement, et est copropriétaire des terres de la communauté (clan ou tribu) dont il est membre. C'est là la guerre d'une super-puissance collectiviste contre un pays d'ergonaires pauvres, mais libres et dignes, ne se laissant pas tromper, donc invincibles. Tout comme le capitalisme anglais n'a pu réussir à coloniser cette terre ergoniste, le socialisme soviétique, avec toutes ses armes modernes, n'a pas réussi à la réduire à l'esclavage collectif. Les communistes prétendent que l'armée soviétique est venue y combattre le féodalisme - encore une tricherie que l'absence du mot ergonisme rendait possible. Quand les collectivistes au pouvoir réduisent à l'esclavage les paysans de leur propre pays qu'il est impossible de classer comme féodal, ils affirment avoir éliminé le capitalisme...
Voilà la recette: vous rendez infâme un mot par diffamation et exagération, puis vous le collez comme une étiquette au dos des honnêtes gens qui font obstacle à votre soif de pouvoir absolu. Puis vous éliminez ces "infâmes" en prétendant ne servir que la justice et le progrès. Et vous, le bourreau, vous vous attribuez ainsi l'étiquette de justicier. Les collectivistes et les nazis ont atteints des sommets de virtuosité dans l'emploi de cette technique jésuitique.
Notre but est de finir avec ce jeu d'étiquettes macabre, de restituer le vrai sens des étiquettes et de rendre les étiquettes conformes à la nature des choses qu'elles désignent. D'abord en rendant au socialisme ce qui est socialiste, et au capitalisme ce qui est capitaliste. Puis, en démontrant qu'en dehors de ces deux lieux et doctrines, il existe une réalité et des idées différentes qui avaient besoin d'être nommées. C'est chose faite. Il devient clair, que l'ensemble de tout ce qui est ergoniste - avec ce qui le devient - occupe une grande place dans la réalité sociale. Seule la vision bipolaire, par un trucage verbal, occulte ce fait, le place d'office "à mi-chemin entre" deux pôles, quand elle ne classe pas tout simplement la branche multiergoniste à gauche, et la branche monoergoniste à droite, en vrac avec la participation et la cogestion. Cette confusion a trop duré, elle dure encore. Surtout celle qui est la source de l'amalgame entre "l'économie-sociale" et le socialisme.
Pour éliminer toute ambiguïté, démontrons la différence radicale entre le socialisme et l'ergonisme, différence qui explique l'hostilité farouche, parfois masquée perfidement, du socialisme envers l'ergonisme.
"Tuer des hommes ne mène à rien qu'à en tuer plus encore.
Pour faire triompher un principe, c'est un principe qu'il faut abattre."


Albert Camus
L'Homme révolté
1951
(CAMU 4, p.138)

3.6. Socialisme contre ergonisme


Le principe socialiste de collectivisation générale, dans sa marche vers le pouvoir absolu sous le drapeau de l'abolition de la propriété privée, rencontre deux armées lui barrant la route, deux adversaires attachés à la propriété "privée". Le premier adversaire, c'est le principe patronal qui réunit, sous le drapeau du libéralisme, des troupes pas toujours nombreuses, mais plus ou moins décidées. L'autre adversaire - le principe ergoniste - sans drapeau, sans nom, réunit pourtant des forces considérables: des millions de petits propriétaires - les ergonaires indépendants ou associés. Quand cette troisième armée n'a pas conscience de sa propre originalité, de ses propres intérêts, elle devient une force flottante qui reste neutre ou qui se range sous les drapeaux des deux autres armées: à la droite, à la gauche, ou en ordre dispersé. Ses choix décident de l'issue de la bataille, c'est pourquoi l'armée socialiste emploie la plus grande part de ses efforts non pas pour combattre l'adversaire capitaliste, mais pour s'allier cette troisième armée, en hissant un faux drapeau ergoniste ("La terre aux paysans!", etc.). Et quand la tromperie ne marche pas, le socialisme oeuvre pour neutraliser, disperser ou même anéantir la troisième force. Car étant la plus nombreuse, elle est la plus dangereuse au cas où elle se décide à défendre la propriété "privée", c'est-à-dire la sienne: la propriété ergoniste, base de sa liberté, base de la Liberté. Les plus grandes batailles - dans le sens militaire, sanguinaire - que le socialisme menait pour établir son pouvoir n'étaient pas celles contre les capitalistes, mais celles qu'il a livré aux ergonaires: paysans, artisans, commerçants, intellectuels indépendants, défendant leur terre, leur outils, leur liberté de travail, d'échange et de pensée. La plus grande dose de la Terreur était dirigée contre eux, pas contre les capitalistes qui, eux, étaient éliminés rapidement et sans grande résistance. Lénine le dit sans ambages, en avril 1920, quand il désigne le principal obstacle à la réalisation du socialisme:
"Supprimer les classes, ce n'est pas seulement chasser les grands propriétaires fonciers et les capitalistes, - ce qui nous a été relativement facile, - c'est aussi supprimer les petits producteurs de marchandises(...)."
(LEN 2, t.31, p.39)


Le mot SUPPRIMER résume l'attitude des collectivistes envers les ergonaires, leur haine, leur peur devant les hommes indépendants.
Ce que le socialisme craint le plus, c'est de voir l'armée ergoniste hisser son propre drapeau, d'où ses efforts titanesques pour démontrer que le troisième principe n'existe pas, qu'il est une simple annexe du principe libéral ou une forme fugitive de transition vers le principe socialiste.
Examinons donc l'opposition fondamentale entre le principe socialiste et le principe ergoniste, opposition qui se reflète pleinement dans les débats d'idées du passé.

Les premières batailles de ces deux principes ont commencé quand le mot socialisme faisait ses premiers pas. A cette époque, les activistes du mouvement coopérative (crée par les artisans), ainsi que certains réformateurs, posaient la question de propriété en termes ergonistes. Les théoriciens du collectivisme étaient obligés d'y répondre, de se prononcer pour ou contre. L'abbé Lamennais, un ergoniste certain, pose le problème clairement, en 1841, dans son livre Du Passé et de l'avenir du peuple:

"Déterminer les moyens par lesquels le prolétariat pourra parvenir à se créer la propriété qui lui manque et à compléter de la sorte son affranchissement, tel est donc finalement, dans l'ordre extérieur, le problème à résoudre, et ce n'est pas seulement la raison pure avec sa logique rigoureuse, c'est l'histoire tout entière qui le pose ainsi(...)."
(LAME 1, t.7b, p.149)


Le communiste Dézamy s'empresse aussitôt à réfuter ce texte de Lamennais:

"Vous déifiez la propriété qui est la source de tous les maux, de toutes les tyrannies. (...) L'auteur s'est presque spécialement attaché à combattre les principes égalitaires et le communisme surtout, qui en est la réalisation la plus parfaite(...)."
(DEZ 1, pp.6, 9)


Et de prêcher "la propriété indivise" (p.39), "la suppression des serrures, cadenas et autres fermetures anti-sociales" (p.52), "la communauté des biens" (p.76), etc.

Un autre communiste français, le très "soviétique" Constantin Pecqueur attaque, dans sa Théorie nouvelle (1842), le même texte de Lamennais, particulièrement le passage cité plus haut. Pour lui, tous les fléaux de la terre s'abattront sur les hommes, si "chacun pourra disposer, selon sa fantaisie, de sa propriété, de ses instruments de travail, de leurs produits", car alors "la concurrence persévère" (PECQ 1, p.479). Si l'homme est libre, la liberté sera morte - tel est le raisonnement collectiviste de Pecqueur:

"Si l'échange est facultatif, il y a ruine, inégalité extrême pour les uns ou pour les autres; incertitude et instabilité pour toutes les raisons (...); et alors la liberté est perdue. Si l'échange n'est pas facultatif, vous êtes où nous voulons vous amener."
(p.482)


Or, lui veut conduire à la "socialisation des instruments de travail" (p.483), autrement dit au goulag, régime de l'égalité parfaite... Cela pour sauver la liberté, menacée par la liberté de l'ouvrier de disposer, "selon sa fantaisie", de ses instruments de travail et des produits de son travail... Pecqueur assure que la distribution devient "parfaitement équitable", l'usure, l'intérêt, le prêt s'évanouissent et le paradis s'établit sur terre "dès que le sol est socialisé, dès que tout travailleur est transformé en fonctionnaire, et toute profession en fonction; dès que le produit du travailleur individuel n'appartient plus proprement à celui qui l'a crée" (pp.516, 517).
L'abîme qui sépare l'ergonisme du socialisme est déjà visible dans cet affrontement entre Lamennais et Dézamy + Pecqueur qui est probablement la première bataille ergonisme-socialisme, car auparavant, en commençant par le débat Platon-Aristote, le socialisme affrontait le seul libéralisme.
Le contraste est saisissant.
Du côté du principe ergoniste: capitaux parcellisés, autonomes entre les mains des travailleurs isolés ou associés. Liberté de disposer de ses outils, de ses produits, liberté d'initiative, d'échange. La Liberté! Donc l'inévitable inégalité: un bon menuisier gagne plus qu'un mauvais. Injustice? Non: expresion d'une juste rémunération du travail, reconnaissance du mérite, de la différence, de la qualité des hommes. Cette juste inégalité est une incitation à l'effort, au perfectionnement. Elle n'est ni fruit d'exploitation ou de domination, ni leur source. L'autonomie de l'ergonaire ou d'un groupe d'ergonaires entraîne leur responsabilité totale, dans les conditions de concurrence, donc un risque. Mais peut-on être libre sans rien risquer? Peut-on être digne, en étant irresponsable? Du côté du principe socialiste: capital unique - propriété de l'Etat. Donc un seul maître et aucune liberté pour ses salariés. Et le risque? Aucun, sauf celui d'être jeté au goulag pour la moindre désobéissance, la moindre parole libre... Et l'égalité? Quelle égalité peut exister entre les égalisateurs et les égalisés, c'est-à-dire entre une classe d'hégémones, gardiens tout-puissants de "l'égalité", et une classe d'esclaves d'Etat? Sur ce plan, Proudhon a fait une juste analyse du principe socialiste, dans Qu'est-ce que la propriété?, en 1840:

"(...) La communauté viole l'autonomie de la conscience et l'égalité: la première, en comprimant la spontanéité de l'esprit et du coeur, le libre arbitre dans l'action et dans la pensée; la seconde, en récompensant par une égalité de bien-être le travail et la paresse, le talent et la bêtise, le vice même et la vertu. Du reste, si la propriété est impossible par l'émulation d'acquérir, la communauté le deviendrait bientôt par l'émulation de fainéantise."
(PROU 1, p.327)

En 1865, Proudhon saisit le contraste général entre l'ergonisme et le socialisme:

"Qui dit mutualité suppose partage de la terre, division des propriétés, indépendance du travail, séparation des industries, spécialité des fonctions, responsabilité individuelle et collective, selon que le travail est individualisé ou groupé; réduction au minimum des frais généraux, suppression du parasitisme et de la misère. - Qui dit communauté, en revanche, hiérarchie, indivision, dit centralisation, suppose multiplicité des ressorts, complication de machines, subordination des volontés, déperdition de forces, développement de fonctions improductives, accroissement indéfini de frais généraux, par conséquent création du parasitisme et progrès de la misère."
(PROU 9, p.126)


Simple logique, mais prophétique : qui dit communauté indivisible, dit bureaucratie, nomenklatura, classe d'hégémones. Et - ce que Proudhon oublit - leur despotisme, pas seulement leur parasitisme.
Notons que la mutualité n'est qu'un des aspects de l'ergonisme, mais, de toute évidence, Proudhon emploie le mot dans un sens large.
Autour de cette question de principe - propriété divisée ou indivise? - se forment deux camps qu'une seule chose réunit: l'opposition au capitalisme. Cette opposition commune fera croire que les deux camps - la gauche et la tréade - ne font qu'un seul camp de gauche, et grand sera le nombre de ceux qui vont errer de l'un à l'autre. Mais la question de division de la propriété rapellera toujours la vraie frontière, la fracture profonde entre les deux camps. La question de propriété est capitale, selon Lamennais, car, dit-il, dans son article De la Propriété du 30 mai 1848:

"Condition physique de l'individualité, la propriété dès lors est aussi la condition physique du droit, qui se résout dans la liberté ou dans la libre action de l'individu, au point de vue exclusif de sa propre conservation et de son propre développement: et voilà pourquoi, parmi les hommes unis en société, toutes les questions de liberté aboutissent pratiquement à des questions de propriété."
(LAME 1, t.11b, p.124)

Le socialisme, comme l'ergonisme, font, au système patronal, le même reproche, celui que Henri de Man, en 1926, met dans la bouche du marxisme:

"Le reproche que le marxisme élève contre le mode capitaliste de production se résume en cette formule: le capitalisme a séparé le producteur des moyens de production."
(MAN 1, p.76)


Mais leurs remèdes sont opposés: l'un propose la diffusion de la propriété, l'autre sa "suppression" par sa concentration entre les mains de l'Etat. La recette socialiste pour éliminer la séparation du travail et de la propriété est clairement et lugubrement énoncée par Jaurès, dans son discours du 3 juillet 1897 à la Chambre des députés:

"Oui, il y a une conception commune à laquelle ont aboutit les socialistes de toutes les écoles et de tous les pays:c'est qu'il n'y a qu'un moyen de libérer le prolétariat; c'est, partout où il y a divorce, où il y a séparation de la propriété et du travail, de remplacer ce qu'on appelle le capital, c'est-à-dire la propriété privée des moyens de production par la propriété sociale, commune, collectiviste des moyens de production. Et sans faiblesse, sans hésitation, sachant bien que cette formule générale saura bien dans son unité s'adapter à la diversité des conditions économiques,
nous la proclamons pour le monde paysan comme pour le monde industriel." (Journal Officiel du 4 juillet, p.1807)


On ne peut pas mieux formuler le principe socialiste, écrasant, "dans son unité" monolithique, toute diversité, "libérant" les prolétaires par l'étatisation, appliqué, "sans faiblesse, sans hésitation", aux paysans, comme aux autres. On sent déjà "la main de fer" de Staline...
En 1841, Lamennais voit le problème avec une lucidité étonnante. Lui cherche "l'affranchissement réel et complet du prolétaire (...) dans la détermination des moyens par lesquels il pourra parvenir à se créer une propriété" (LAME 1, t.7b, p.151). Il ne voit que deux obstacles à un tel affranchissement. L'un (disons: de droite) vient de l'abus de la propriété elle-même qui "en concentrant aux mains de quelques-uns la matière de la propriété ne laisse plus rien qui puisse être la propriété des autres". En considérant comme "l'extrême degré de cet abus même" une solution "qui concentre dans les mains de l'Etat la propriété toute entière", il s'en prend à la solution de gauche:

"Or c'est précisément là ce que font le communisme et le socialisme. La concentration absolue de la propriété entre les mains de l'Etat est le moyen qu'ils proposent pour abolir le prolétariat et affranchir le prolétaire; de sorte que, réduits à leurs termes les plus généraux, le problème à résoudre et la solution qu'en donnent ces deux systèmes peuvent être exprimés ainsi:
Problème: trouver une organisation où tout le monde soit propriétaire.
Solution: établir une organisation où nul ne soit propriétaire.
Ou bien:
Problème: réaliser les conditions de la liberté universelle.Solution: constituer la base d'un esclavage universel."
(pp.152-153)

Tout est dit et prédit ici au sujet du socialisme. On comprend l'indignation de Dézamy, de Pecqueur, et de toute la bande collectiviste...
Déjà en 1834, Auguste Blanqui hisse le drapeau de la Propriété Unique, drapeau du socialisme, en rejetant tout partage des instruments de travail qui, dit-il, "ne changerait rien, dans le fond, au droit de propriété". Son idéal, c'est la Grande Marmite, l'égalité des hommes dépossédés devant l'Etat possédant tout:

"Disons tout de suite que l'égalité n'est pas le partage agraire. (...) L'association substituée à la propriété individuelle, fondera seule le règne de la justice par l'égalité."
(BLANQ 1, p.103)
Marx, avec ses appels incessants à la "concentration entre les mains de l'Etat", n'inventera rien. Il embellira ses discours de proclamations oratoires en faveur de "la remise de tous les moyens de travail au producteur" (meeting du 25 septembre 1871 - MAR 22, p.263), mais pour aussitôt prévenir qu'il s'agit d'une remise à "une dictature du prolétariat", pas aux prolétaires. En 1877, dans l'Anti-Dühring, Engels précise à qui le socialisme remet les moyens de travail:

"L'Etat moderne, quelle qu'en soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste: l'Etat des capitalistes, le capitaliste collectif en idée. Plus il fait passer de forces productives dans sa propriété, et plus il devient capitaliste collectif en fait, plus il exploite de citoyens. Les ouvriers restent des salariés, des prolétaires. Le rapport capitaliste n'est pas supprimé, il est au contraire à son comble. Mais arrivé à ce comble, il se renverse. La propriété d'Etat sur les forces productives n'est pas la solution du conflit, mais elle renferme en elle le moyen formel, la façon d'accrocher la solution."
(MAR 24, p.315)


Mise à part la phrase promettant le miracle du rapport-qui-se-renverse, tout est clair: le remède marxiste, c'est l'étatisation poussée à son comble. Les prolétaires sont prévenus: ils seront salariés du capitaliste collectif unique, et l'exploitation aussi sera poussée à son comble...
Il faut dire que la défense de telles positions n'était pas facile. L'apparition, à partir de 1841, de nombreuses coopératives, a mis les collectivistes dans un embarras terrible. C'est la propriété semi-collective des travailleurs où le producteur n'est nullement séparé des moyens de production... Rien à reprocher... Et pourtant, c'est la propriété partagée, contraire au dogme de la Grande Marmite unifiée entre les mains du pouvoir. Où la classer, que faire avec? Accepter sa légitimité? Mais alors les collectivistes, en prenant le pouvoir, resteront les mains nues, sans contrôler l'économie!? Inadmissible, cette solution ergoniste... Les uns, comme Blanqui, la combattrons brutalement, les autres, comme Louis Blanc, tenterons de l'étouffer dans leurs bras. La question coopérative deviendra la pierre de touche servant à distinguer entre un vrai et un faux collectiviste.
Blanqui
excellait dans la manière brutale. Dans sa Critique sociale, entre 1850 et 1870, il bougonne que "la coopération est une étrange créature" (BLANQ 1, p.180); que, par sa faute, le peuple va "jusqu'à jeter aux ordures le mot association" et remplacer "ce mot coupable par l'humble terme coopération" (p.181). Blanqui se console que "les deux socialismes en lutte, le mutuellisme et l'association, malgré leur divergence radicale, s'accordent néanmoins sur le point décisif, l'illégitimité de l'intérêt" (ce qui serait vrai si l'on prenait les idées fixes de Proudhon pour de l'ergonisme). Mais il frappe d'anathème les coopératives, en disant que leur statuts ne sont que "l'argot de la finance", le "triomphe complet de cette économie politique sans entrailles qui jette les victimes par millions dans l'engrenage dévorant de la concurrence", "de l'offre et de la demande" (p.183). Quelle horreur!.. Mais voici le plus terrible :

"On engage les ouvriers à bâtir avec leurs centimes de petites associations(...). Par cela même, en réalité, on les dissuade de fourrer le nez dans la grande association(...)."
(p.184)

L'idée coopérative est un crime atroce, et la vraie place des coopératistes est au goulag. Cela découle clairement de cette excommunication:

"Quelle est donc cette thèse nouvelle, (...) thèse étrange, qui place toute l'activité d'un peuple en dehors de son gouvernement et l'en déclare radicalement indépendant? Une pareille doctrine est le plus audacieux démenti à l'évidence et à l'histoire, par conséquent une sottise. Pis encore, elle est une immoralité et un crime. (...)
La question de gouvernement est une question de vie et de mort. Rien ne serait plus funeste que de détruire cette vérité dans l'esprit des masses et de leur persuader que leur bien-être matériel n'est pas de la compétence de l'Etat. C'est ce qu'a tenté la coopération(...)."
(pp.187-188)
Telles sont les idées, sur l'affranchissement du prolétariat, du révolutionnaire Blanqui, que Marx considérait "comme la tête et le coeur du parti prolétaire de France", dans sa lettre à Watteau du 10 novembre 1861 (MAR 6, t.6, p.371).
Le socialiste Louis Blanc, comme nous le savons déjà, est le spécialiste de l'étouffement sans douleur. Il ne disait rien contre les coopératives, au contraire! Il les encourageait, en leur donnant le rôle de moulinettes à fabriquer la pâte collective, jetables après usage! Il les aimait tellement, qu'il voulait faire du monde entier une seule coopérative... En 1839, dans son fameux livre Organisation du travail, ce doux stalinien déclare la guerre à l'individu, afin de le dissoudre dans la pâte collective, avant d'y dissoudre les coopératives:

"(...) Entre la guerre industrielle qu'un gros capitaliste déclare aujourd'hui à un petit capitaliste, et celle que le pouvoir déclarerait, dans notre système, à l'individu, il n'y a pas de comparaison possible. La première consacre nécessairement la fraude, la violence (...); la seconde serait conduite sans brutalité, sans secousses, et de manière seulement à atteindre son but, l'absorption successive et pacifique des ateliers individuels par les ateliers sociaux. Ainsi, au lieu d'être, comme l'est aujourd'hui tout gros capitaliste, le maître et le tyran du marché, l'Etat en serait le régulateur. (...)
Il serait absurde, après avoir tué la concurrence entre individus, de la laisser subsister entre corporations. Il y aurait donc, dans chaque sphère de travail que le gouvernement serait parvenu à dominer, un atelier central duquel relèveraient tous les autres(...)."
(BLAN 1, pp.77, 78)

Pecqueur
, penseur de la même engeance de petits dieux tyranniques qui décident du sort de tout le monde, avait, évidemment, la même idée d'absorption. En 1842, il éprouvait de l'inquiétude pour les phalanstères de Fourier, se ressemblant pourtant comme autant de casernes du même type et n'ayant aucun des traits des coopératives indépendantes. Pecqueur perd le sommeil à l'idée qu'un phalanstère pourrait être "assis sur une terre moins fertile" qu'un autre... Inégalité! Scandale! Pecqueur court apporter le remède habituel:

"Pour qu'il en fût autrement, il faudrait confondre en une les raisons sociales de tous les phalanstères, les rendre toutes absolument solidaires entre elles."
(PECQ 1, p.565)


Absorber! Confondre! Uniformiser! Egaliser! Niveler! Bref, collectiviser - c'est le coeur du principe socialiste qui est antinomique avec le principe ergoniste. Le publiciste et dramaturge français Théodore Muret a bien compris cette opposition. En 1849, dans un petit livre de bon sens, La Vérité, adressé aux ouvriers, paysans et soldats, Muret prédit, pour les associations, "excellentes" en soi, un triste destin dans le socialisme:

"(...) N'est-il pas évident qu'elles s'effaceraient, absorbées, anéanties par l'Association universelle, par le Socialisme? N'est-il pas évident que là, toute liberté, toute émulation, tout progrès disparaît sous un despotisme insupportable?"
(MUR 1, p.17
)

A l'époque où Marx arrive sur la scène, le mouvement coopératif est déjà trop fort pour pouvoir être ignoré ou être traité avec mépris et Marx se range parmi les étrangleurs en douce. Quand, en septembre 1864, la Première Internationale est fondée, sur l'initiative des proudhoniens français et des syndicalistes anglais, les coopératistes y tiennent une grande place, et leurs thèses seront majoritaires encore cinq ans. Petit secrétaire, Marx rédige, en octobre, l'Adresse inaugurale de l'Internationale, selon les thèses préparées par la commission des programmes, et est obligé d'y faire des compliments au mouvement coopératif. En évoquant les "manufactures coopératives", il tient, contre son gré, un discours ergoniste:

"La valeur de ces grandes expériences sociales ne saurait être surfaite. Par des actions et non par des raisonnements, elles ont prouvé que la production sur une grande échelle, et en accord avec les exigences de la science moderne, peut marcher sans qu'une classe de maîtres emploie une classe de "bras", que les moyens de travail, pour porter fruit, n'ont pas besoin d'être monopolisés pour la domination et l'exploitation du travailleur; et que le travail salarié, comme l'esclavage, comme le servage, n'est qu'une forme transitoire et inférieure, destinée à disparaître devant les travailleurs associés qui, eux, apporteront à leur tâche des bras bien disposés, un esprit alerte, un coeur réjoui."
(MAR 5, t.1, p.466)

Marx
quitte le camp collectiviste?.. Pensez-vous... Il amoindrit aussitôt la portée du principe coopératif, pour le mettre au service de sa passion, de la seule obsession qui le possède - la conquête du pouvoir. C'est dans ce sens qu'il dévie la ligne politique du texte:

"(...) Si utile qu'elle apparaisse dans la pratique, la coopération des travailleurs, si elle reste circonscrite dans un cercle étroit, (...) ne sera pas capable de libérer les masses, ni même d'alléger de façon perceptible le fardeau de leur misère. (...) Pour que les masses laborieuses soient affranchies, la coopération devrait prendre une ampleur nationale, et, par conséquent, il faudrait la favoriser avec des moyens nationaux. (...) Donc, la grande tâche des travailleurs, c'est de conquérir le pouvoir politique."
(p.467)


On croit entendre Lénine: coopératistes, si vous voulez les kolkhozes, aidez les bolcheviks, à prendre le pouvoir! Les usines aux ouvriers! Le pouvoir aux collectivistes!
Nous avons déjà cité Engels, avouant à Bebel, le 23 janvier 1885, que lui et Marx avaient toujours considéré "la gestion coopérative" comme une simple "étape intermédiaire" vers "la pleine économie communiste". Et encore, à condition que "la société - donc tout d'abord l'Etat - conserve la propriété des moyens de production". Sous une mince peau de mouton ergoniste, un gros loup collectiviste... On se demande, pourquoi une si Belle, si Grande Cause de construction du paradis monolithique sur terre a besoin de tant de déguisements, de camouflages, de maquillages?...
Petit à petit, Marx et sa bande d'étatistes, par un travail de sape, d'intrigues, de dénigrements et de supercheries, prirent la majorité dans le Conseil central de l'Internationale et rabaissèrent l'idée coopérative au profit du collectivisme pur. Si dans l'Adresse inaugurale de 1864, Marx louait les coopératives comme ayant prouvé leur capacité d'assurer "la production sur une grande échelle, et en accord avec les exigences de la science moderne", le Rapport du Conseil central au congrès de Genève de septembre 1866 dit que "le mouvement coopératif limité aux formes microscopiques (...) est impuissant à transformer par lui-même la société capitaliste", et insiste lourdement sur la nécessité d'arracher le "pouvoir gouvernemental" (BAK 13, t.1, p.33). Mais ce congrès reste "proudhonien", la délégation française, dirigée par l'artisan ciseleur Tolain, tenant bon. On y adopta des résolutions en faveur du mutualisme, notamment du crédit mutuel, et ... contre l'arme de la grève, jugé dangereux. Selon Tolain, "il ne s'agit pas de détruire la société existante, mais de l'aménager" (DROZ 1, t.1, p.616). Rappelons, qu'à ce congrès, la délégation française avait présenté son Mémoire, d'où nous avons tiré cette citation, bonne à répéter: la coopération est "tellement distincte" de l'association "qu'il est impossible de les confondre et que, d'ailleurs, le but et les moyens d'action offrent à l'observation des différences telles, qu'un mot nouveau est devenu nécessaire". Marx, dans sa lettre à Kugelmann du 9 octobre 1866 va pester contre ces "ouvriers de luxe" parisiens, "ignorants, vaniteux, arrogants, bavards, emphatiques" qui "étaient sur le point de tout gâcher", et il promet que: "dans le rapport, je leur taperai sur les doigts, en sous-main" (MAR 21, p.26).
Au congrès de Lausanne de 1867, les coopératistes dominent, mais les marxistes avancent.
Marx
, simple secrétaire du Conseil central, use et abuse de sa position, tient toutes les ficelles, joue pratiquement le rôle de Secrétaire général. Il prépare la suite à sa manière, comme il l'écrit à Engels, dans sa lettre du 11 septembre 1867, une perle de respect pour les camarades de combat, pour l'opinion majoritaire et pour toute la Cause. En menaçant de "tordre le cou à ces ânes de proudhoniens" (expression brutale "Garaus machen" - littéralement achever, liquider, est transformée, par le traducteur du Parti, en "régler leur compte"...), il prépare "diplomatiquement" sa mainmise sur l'Internationale:

"Les choses marchent. Et, lors de la prochaine révolution, qui est peut-être plus proche qu'il n'y paraît, nous (c'est-à-dire toi et moi) nous aurons en main ce puissant engine
(moteur). (...) Et cela sans moyens financiers!" (MAR 6, t.9, p.30)

L'Internationale, simple machine du pouvoir des deux prétendants à la dictature... Il faut dire que Marx incarne parfaitement le principe de l'Etat total qu'il exprime dans ses oeuvres. Comme il est naturel pour toute organisation à laquelle participent les adorateurs du pouvoir centralisé, l'Internationale est devenue une arène de lutte sans merci pour le pouvoir. En public, les étatistes déguisent cette lutte en lutte d'idées. Mais à côté de ce simulacre de lutte d'idées, se déroule parfois une véritable lutte des principes, jusqu'à l'élimination du dernier représentant des principes non-socialistes.
A Bruxelles, en 1868, la bataille entre les socialistes et les ergonistes (ou demi-ergonistes) est rude. Le brave et sage Tolain qui, le 12 septembre, ouvre le débat sur la propriété, voit clairement le danger du socialisme, fut-il accepté par une majorité:

"Dans la propriété collective, le citoyen est soumis à cet être abstrait que l'on appelle l'Etat, et qui prime tous les intérêts particuliers, toute liberté individuelle au profit de la majorité, de telle sorte qu'un citoyen peut être, selon qu'il se trouve parmi le grand nombre ou dans les rangs de la minorité, tour à tour oppresseur et opprimé, réalisant ainsi l'égalité dans la tyrannie.
Certes, en défendant la propriété individuelle, nous ne pensons pas accepter aucune solidarité avec l'organisation actuelle; aujourd'hui la propriété est privilégiée et oppressive. Nous demandons au contraire à en changer les conditions et à en généraliser les effets, parce que nous voyons dans la propriété individuelle une extension du moi et dans la propriété collective une diminution de l'individu."
(BAK 13, t.1, p.392)


Mais les marxistes, ayant "diplomatiquement" préparé le terrain, imposent, contre les "ânes proudhoniens", des résolutions sur l'appropriation collective, qui seront confirmées au congrès de Bâle de 1869. Les grèves étant devenues une pratique courante, l'Internationale se décide à admettre leur légitimité.
Bakounine
, en mars 1870, dans son appel A la jeunesse russe, résume son mépris pour l'ergonisme, le désignant comme un "socialisme coopératif, bourgeois et pacifique" qui crée, comme dans le cas des fondateurs de Rochdale, "une bourgeoisie collective nouvelle" (BAK 1, t.6, pp.83, 81).
La victoire des collectivistes (marxistes et anarchistes) était une victoire à la Pyrrhus, car elle avait transformé l'Internationale en Eglise collectiviste à l'air irrespirable que les autres courants du mouvement ouvrier fuyaient désormais. Il est intéressant de citer Mazzini qui, en 1871, avec une section italienne, quitte l'Internationale marxiste parce qu'il est rebuté par les trois principes à sa base - "la négation de Dieu, c'est-à-dire de toute morale, la négation de la patrie", puis celui-ci:

"La négation de la propriété, c'est-à-dire le dépouillement de chaque travailleur des fruits de son travail, car le droit à la propriété personnelle n'est rien d'autre que le droit de chacun sur ce qu'il a produit."
(MAR 21, p.166)


Restaient deux bandes collectivistes rivales. La lutte féroce entre les deux aspirants à la dictature - Marx et Bakounine - pour le pouvoir de l'Internationale, aboutit à l'excommunication de Bakounine et de ses anarchistes au congrès de La Haye en 1872, sonnant par là le glas de cette Première Eglise matérialiste.
Le divorce entre coopératistes et collectivistes fit le plus grand bien au mouvement coopératif. Il ne se porta jamais aussi bien depuis qu'il - et dans la mesure où il- fut séparé de ses faux amis, étrangleurs de l'autonomie ouvrière. Parfois on prétend que le développement des coopératives et d'autres formes ergonistes est due à l'idéologie socialiste. Au contraire, cette idéologie, surtout sa variante marxiste, avait freiné l'élan ergoniste, dû à l'élévation du niveau des connaissances. Le mouvement ergoniste était (et continue d'être) considéré par la gauche le plus souvent comme de la collaboration de classe, comme une imitation de l'entreprise patronale, un gaspillage et un détournement de l'énergie révolutionnaire, etc. En vérité, c'est le socialisme qui détournait et continue à détourner les travailleurs de leur vrai but révolutionnaire: la construction des éléments ergonistes dans la société pluraliste en tant qu'îlots d'émancipation, ponts vers la société où les travailleurs seront maîtres directs des moyens de production.
En France aussi, une séparation entre les socialistes et les ergonistes eut lieu, en quatre temps. Dans les deux premiers congrès du mouvement ouvrier, la tendance coopérative dominait (mais déjà, en 1878 à Lyon, Guesde fulminait contre "la voie menteuse de la coopération"...). Le 3e congrès fut partagé. Le 4e congrès ouvrier socialiste du Havre, en 1880, se scinda en deux congrès séparés. Les routes des coopératistes et des collectivistes s'éloignèrent dès cette date. En 1889, les collectivistes fabriquaient une 2e Internationale purement politique où seuls les partis, et non les organisations ouvrières, étaient admis...
La même année aura lieu le 1er congrès international des coopératistes qui menera vers la fondation, en 1893, de l'Alliance Coopérative Internationale (ACI). Elle réunira, depuis, une trentaine de congrès. Aujourd'hui toujours vivante, elle louche encore du côté marxiste. Admettant dans ses rangs les galères-"coopératives" du camp socialiste, elle offre même, "démocratiquement", des places dans sa direction aux hégémones soviétiques qui, par le nombre de leurs esclaves, détiennent, avec leurs satellites, la majorité dans la section européenne!...
On pourrait croire qu' après un siècle de réflexion, la gauche occidentale, aurait fait quelques pas dans le sens ergoniste. Hélas, non... Certes, les habitans de l'angle "ergoniste" de la gauche ont commencé, après Mai 1968, à promouvoir le principe pseudo-ergoniste ou, disons, au-quart-ergoniste de l'autogestion, mais les partis de gauche l'écartèrent d'une main ferme. Ainsi, en France, comme le dit Mitterrand dans L'Unité du 7 décembre 1978:

"L'autogestion, (...) thème esquissé par le programme commun socialiste de 1972, figure dans le Programme commun comme le seul désaccord explicitement enregistré, la délegation communiste s'étant obstinée dans son refus du concept lui-même."
(MITT 6, p.217)


Les socialistes ont "esquissé" le thème, mais n'ont nullement insisté pour l'introduire dans le programme de gouvernement, purement étatiste. Depuis 1981, en cinq ans de pouvoir, dont deux ans sans les communistes, ils ne firent rien pour promouvoir au moins cet ergonisme bâtard qu'est l'autoGESTION sans autoPROPRIETE. Pire encore, là où les libéraux avaient introduit un début d'ergonisme, en repartissant une partie du capital au personnel, comme dans les banques nationalisés ou chez Renault, les socialistes ont liquidé ses traces par la nationalisation du capital à 100%.
Pourtant Mitterrand n'ignorait pas qu'un autre concept de société existait. Il le présente, en 1980, dans son livre Ici et maintenant, comme un "autre socialisme", un socialisme teinté d'un peu d'ergonisme (il existe, certes, par l'effet de l'attraction du pôle ergoniste), mais on devine facilement qu'au-délà se dessine un autre principe, pas une simple variante du principe socialiste. Mitterrand pose même la question de leur "opposition fondamentale":

"Y a-t-il ou non opposition fondamentale entre le socialisme historique, structuré par des organisations de masse, pétri par les luttes, attaché à des objectifs tels que la conquête du pouvoir d'Etat, la rupture du système économique, la transformation de rapports de production, l'appréhension par la collectivité nationale des grands moyens de production et de crédit, et l'autre socialisme, que j'appellerai associatif, aussi ancien que le premier, mais plus sensible au développement des solidarités de base, partisan des pouvoirs éclatés et d'esprit libertaire?"
(MITT 4, p.20)

Mitterrand
assure que le parti socialiste avait déjà "tenté la synthèse"... Elle ne serait pas difficile, avec un peu de bonne volonté, puisqu'il ne s'agissait que de deux nuances du socialisme, pas encore de deux principes opposés, ne se prêtant pas à une synthèse. Mais Mitterrand, sur la même page, déclare comme "nôtre", le socialisme "de la lutte des classes et du pouvoir d'Etat, du plan préféré au marché, de la nationalisation de monopoles privés". C'est pourquoi ce collage de nuances, s'il est "esquissé" dans les discours à Epinay (pour "ratisser large" les militants...), sera "explicitement" absent dans le programme de gouvernement, adopté en commun avec les communistes...
L'incompatibilité entre le principe socialiste et le principe ergoniste, l'hostilité du socialisme envers l'ergonisme sont flagrantes. Nous venons de le démontrer. Il nous reste à examiner quelques aspects particuliers de leur opposition fondamentale. Etant donné que l'ergonisme est un cas spécifique du pluralisme, son opposition au socialisme n'est pas exactement celle, déjà examinée, entre le monolithisme et le pluralisme.

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- Le socialisme est un système qui ne découle nullement d'une évolution naturelle de la société pluraliste. C'est un dogme de monolithisme, issu des têtes de fabricants de paradis sur terre, un projet que l'on impose, par la force, à un pays, et que l'on ne peut réaliser ou maintenir autrement que par la Terreur.
L'ergonisme, est une réalité - ou une part de réalité - de tous les temps, depuis Adam et Eve, et de tous les systèmes, arriérés ou avancés. De nos jours, il est une tendance naturelle des pays industrialisés, où le savoir a cessé d'être le monopole d'une classe dominante et de ses serviteurs, et où les salariés, graduellement, deviennent capables de prendre les responsabilités, et de se changer en propriétaires. Il est impossible d'imposer cette mutation des hommes par la force, par les décrets du pouvoir, aussi l'ergonisme est-il avant tout un long processus d'élévation des hommes vers l'autonomie, et non de conquête du pouvoir. Surtout pas dans les pays démocratiques, où même l'élection d'une majorité ergoniste ne ferait aucun miracle, tant que beaucoup d'hommes ne seraient pas mûrs pour prendre leurs responsabilités. Comme disait Proudhon, en 1856:

"(...) La tâche la plus difficile des Associations n'est pas de se constituer et de vivre, c'est de civiliser les associés."
(PROU 6, p.470)


Et ce n'est pas l'Etat qui peut le faire. Contrairement au socialisme, qui se fait par l'Etat et par lui seul, tout ce qui est ergoniste se fait par l'initiative des hommes, des groupes, et la seule chose que l'Etat peut faire pour les aider, est de se rétirer des domaines où les ergonaires peuvent le remplacer. Le socialisme est tout entier dans l'Etat, l'ergonisme est hors de lui. Par définition l'ergonisme est tout ce que les travailleurs, les habitants, les citoyens sont capables de faire et font sans l'Etat, sans les patrons.

- Puisque le socialisme est un système imposé, la violence est son instrument obligé, un moyen sine qua non de gouvernement - jamais socialisme ne s'est maintenu autrement que par la terreur. D'ailleurs, il le dit: la lutte des classes est son Evangile, la haine du patron et du travailleur indépendant tient lieu de Miséricorde. Quant à l'ergonisme, il n'est pas la négation du patron, mais l'extention de ses qualités, des titres de propriété au plus grand nombre de gens, qui rappelle la conquête des droits égaux par le capitalisme, grâce à l'extention des titres de noblesse à tous les hommes. Oui, il s'agit de permettre à tout homme de devenir noble, patron et travailleur en même temps. Devenir son propre patron et non remplacer le patron par l'Etat. Il faut donc se mettre à l'école des patrons, à l'école de responsabilité, pas à l'école de la haine. Les salariés sont parfois obligés de lutter contre les patrons pour un meilleur partage du "gâteau" - c'est une controverse normale et généralement pacifique, au moins dans les démocraties. Mais le partage des responsabilités ne se fait pas par une lutte. La coopération s'impose. Proudhon le comprend en 1848, et le confirme en 1849, dans Les Confessions d'un révolutionnaire:

"La question sociale est posée: vous n'y échapperez pas. Pour la résoudre, il faut des hommes qui unissent à l'extrême de l'esprit radical l'extrême de l'esprit conservateur. Travailleurs, tendez la main à vos patrons; et vous, patrons, ne repoussez pas l'avance de ceux qui furent vos salariés."
(PROU 4, p.187)


On constate que l'ergonisme progresse le plus vite là où les travailleurs n'hésitent pas à tendre la main aux patrons toutes les fois où cela élargit leurs droits, leur participation aux décisions et aux bénéfices - comme aux Etats-Unis.
La violence est collectiviste, le dialogue est ergoniste (même si tout ergonaire ne devient pas forcément homme de dialogue). L'expérience des démocraties démontre que, dans le réglement des problèmes entre hommes civilisés, le dialogue est plus efficace que la violence. On ne crée que le despotisme, en chassant les patrons par la violence, quand les salariés ne sont pas aptes à devenir leurs propres patrons. Et quand ils en sont aptes, ils n'ont pas besoin de la violence, l'intelligence leur suffit.

- Autre différence: le socialisme se prétend être un chantier du paradis, une panacée contre tous les malheurs, toutes les injustices. L'ergonisme n'a rien de cela. Il est une aspiration ou une réalisation du désir d'être indépendant, autonome, libre, maître chez soi, non le désir de créer le paradis. Un homme indépendant n'est pas et ne prétend pas être un ange construisant un paradis. Il est un homme libre, mais rien d'humain ne lui est étranger. Par exemple: la majorité des Américains du temps de la ruée vers l'Ouest étaient des ergonaires - artisans ou fermiers indépendants - ce qui n'mpêcha pas le massacre des Indiens ou l'institution de l'esclavage des Noirs dans le Sud. Aucun système social n'empêchera pas les hommes d'être ce qu'ils sont. On ne peut attendre l'accroissement de leur respect envers la personne et la propriété d'autrui qu'en les rendant propriétaires, sûrs de leur droit de propriété, jamais en abolissant la propriété individuelle. Hors d'elle, pas de salut. Avec elle, le paradis n'est certainement pas garanti. Cette idée de paradis est à enterrer à jamais. Tout inventeur de projets de paradis est un charlatan. Ou un imbecile. Au mieux, un naïf, un rêveur.

- Dans le socialisme, par principe, il n'y a qu'un seul Grand Capital. Dans l'ergonisme, il y a des capitaux parcellisés, fractionnés (plus fractionnés encore que dans le libéralisme). De cette différence de structure découle une série de différences opérationnelles.
Le socialisme est une Association obligatoire (donc fausse, PARCE QUE obligatoire), une solution unique pour tous dans une société monolithique, un seul but imposé par l'Etat, seul maître. Bastiat, en 1850, dans ses Harmonies économiques, remarque la tendance de tout Etat, fut-il libéral, à sortir de son rôle normal pour imposer sa propre volonté, pour se réserver des zones de monopole:

"Quand l'Etat se charge d'un service, généralement il a soin de décréter que nul autre que lui ne le pourra rendre, surtout s'il a en vue de se faire du même coup un revenu. Temoins la poste, le tabac, les cartes à jouer, la poudre à canons, etc.(...) Comme les services que l'Etat nous rend nous sont imposés, ceux qu'il nous demande en payement nous sont imposés aussi, et prennent même dans toutes les langues le nom d'impôts."
(BAST 2, pp.471, 474)


L'Etat socialiste, ce n'est pas quelques petits monopoles, c'est un super-monopole sur tous et sur tout: économie, enseignement, information, culture. C'est donc une société sans contre-pouvoirs, sans choix, société bloquée, fermée, stagnante.
Le terrain ergoniste, c'est la concurrence, la diversité (plus grande enocre que dans le libéralisme), les choix variés, une société pluraliste, ouverte et changeante où les hommes et les groupes indépendants désignent leur propres buts, donnent à leur vie le sens qu'ils veulent, s'associent ou pas, en toute liberté.
- Dans l'énorme pyramide du pouvoir socialiste, le centre de décision et de responsabilité est au sommet, loin des lieux d'exécution, d'où une bureaucratisation inouïe, une irresponsabilité généralisée, une lenteur et une rigidité du système. D'un seul centre (avant-garde, parti, politburo, Chef) on impose une décision uniforme à tous, puisque tout est collectif. Il y a toujours un Grand Maître-penseur qui sait ce que les hommes doivent penser et faire. La devise du socialisme, c'est "on pense pour vous, on décide pour vous", et les textes socialistes sont pleins des expressions "on doit", "il faut".
Dans les mini-pyramides ergonistes, même si la décision se fait au sommet, ce mini-sommet est tout près de la base, et chaque membre du groupe est responsable en tant que copropriétaire (ce qui n'est pas le cas dans les structures libérales), d'où la souplesse et la grande capacité d'adaptation du système. Un ergonaire, puisqu'il a choisi d'être indépendant, décide seul ou avec ses associés, et ne compte que sur sa propre énergie. Par contre, un collectiviste est possédé par "cette bizarre illusion qui nous porte à tout attendre d'une autre énergie que la nôtre", selon l'expression de Bastiat (BAST 4, p.40). Tout Etat tutélaire - et surtout l'Etat socialiste - dispense l'homme, selon Bastiat, "de prévoyance, de prudence, de jugement, de sagacité, d'expérience, d'ordre, d'économie, de tempérance et d'activité" (id., p.37), - de toutes ces qualités qui en font un ergonaire. Les ergonaires n'ont pas besoin d'un Maître-penseur, car devenus maîtres chez eux, responsables de leurs actes, de leur vie, ils sont forcément leurs propres penseurs. Pour eux, une solution unique est inappliquable, car ils vivent dans des situations variées.

- Dans le socialisme, l'Etat s'approprie tout ce que les travailleurs produisent, car il est, en principe, le seul maître de l'économie et l'unique distributeur (dans le libéralisme, les patrons aussi s'approprient le produit, mais avec une différence sensible: ils ne contrôlent qu'une partie de la production et doivent compter, dans le partage, avec les salariés organisés). Le socialiste Schaeffle, en 1874, énonce cette loi du socialisme:

"Il faut, aux yeux du socialisme, que la richesse productive devienne richesse collective; c'est à cette condition que le travailleur pourra recevoir des moyens de consommation proportionnels à son travail."
(SCHA 1, p.57)


L'Etat, tout-puissant, prend tout, et donne ce qu'il juge bon de donner, c'est-à-dire peu. Louis Blanc, dans Le Nouveau Monde du 15 septembre 1849, formule joliment cette spoliation, conséquence naturelle de la collectivisation:

"(...) La question n'est pas le moins du monde d'emprisonner chaque travailleur dans la possession de l'objet particulier de son travail, mais de faire que l'ensemble des choses produites appartienne à l'ensemble des producteurs."
(BLAN 3, p.34)


Ainsi, contrairement à l'ergonisme qui rend le travailleur maître de son produit, le socialisme, dit-on, "libère" le travailleur d'une "prison", en lui arrachant le produit de son travail (encore une "libération" socialiste...). Henri de Man, dans sa Psychologie du socialisme (1926), n'approuve pas cette "libération":

"L'être humain reporte un sentiment de possession sur les objets dont il se sert pour le plaisir ou pour le travail et sur ceux qu'il a créés lui-même. Ce sentiment de possession et la revendication de propriété qui en dérive, loin d'être le produit maudit d'un ordre social immoral, constitue la condition essentielle de toute moralité sociale. La nature individuelle de l'âme exige cette nature individuelle de la possession, et un mode de production qui nierait ce fondement psychologique serait impossible à maintenir, voire même à tenter. (...)
L'intellectuel marxiste va au-devant de malentendus tragiques, quand il associe l'idée d'une propriété socialisée à un sentiment qui tendrait à dissocier psychologiquement l'individu de la possession de ses moyens de travail. Au fond, ce que chacun veut, c'est non pas supprimer la propriété, mais posséder plus de propriété, tout au moins dans le sens d'un droit de disposition plus étendu."
(MAN 1, pp.81, 82)


Le principe ergoniste est le seul qui rend le travailleur ou un groupe de travailleurs maître de plein droit du produit de son travail. Dans ce domaine, la différence entre le socialisme et l'ergonisme est celle qui existe entre la spoliation d'un salarié d'Etat et la souveraineté d'un ergonaire, "libre de tout, libre de nous", comme disait Péguy.

- Enfin, le socialisme, c'est l'espoir (vain) de s'enrichir ou d'élever le niveau de vie par l'expropriation, la réquisition, l'imposition, sinon par le pillage des riches et des indépendants. L'ergonisme, c'est le désir d'indépendance et l'espoir d'atteindre le bien-être par son propre effort, par son travail. Le collectiviste veut imposer son pouvoir aux autres, car il DOIT imposer une solution uniforme à tous. Par cette logique, le pouvoir devient son but suprême. L'ergoniste ne veut que conquérir et conserver le pouvoir sur sa propre vie. Ses buts sont la liberté et la dignité.
Le principe socialiste est un principe de domination collective d'une caste étatique. Le principe ergoniste n'a rien de ces traits.

Nous avons démontré l'opposition radicale entre le socialisme et l'ergonisme en s'appuyant surtout sur l'exemple du débat que la question coopérative avait suscité dans le passé. Il y a une autre question qui avait provoqué une controverse sérieuse - la question paysanne. Elle reste extrêmement importante, car le marxisme mise toujours, dans le tiers-monde, sur la paysannerie comme force de manoeuvre qu'il recrute par une ignoble supercherie. Examinons cette question qui reste actuelle et qui nous aidera à mieux éclairer le socialisme et sa différence avec l'ergonisme.