Eugen Richter










OÙ MÈNE
LE

SOCIALISME





Introduction de Jacob Sher

AVERTISSEMENT CONTRE LE SOCIALISME




Titre original allemand:

Eugen Richter


Sozialdemokratische Zukunfstbilder
frei nach Bebel

(Tableaux de l'avenir social-démocrate
selon Bebel)

Traduction française de 1892 sous le titre
OÙ MÈNE LE SOCIALISME
par P.Villard,
Libraire H. Le Soudier



Jacob Sher








AVERTISSEMENT
CONTRE LE
SOCIALISME




(Introduction à E.Richter)


Traduit du russe par l'auteur





”Le parti socialiste procédait d'une théorie absolue; une théorie absolue c'est la violence; la violence ne peut constituer que la tyrannie”.

Alphonse de Lamartine
Histoire de la Révolution de 1848
(écrit en 1848)




Projet de texte de la quatrième page
de couverture






Etait-il possible un quart de siècle avant la révolution bolchevique de 1917 de deviner exactement où elle mènerait? Pouvait-on, en lisant les textes arides du programme d'un parti social-démocrate, prévoir et décrire sous forme romanesque, dans les menus détails de la vie quotidienne, les conséquences du socialisme, sa dégénérescence et sa chute?
Il s'avère que c'était possible. Cela a été réalisé en 1891 par le politicien allemand Eugen Richter. En imaginant dans son récit, que la révolution avait vaincu en Allemagne au début du 20e siècle, il avait prévu avec une perspicacité époustouflante presque tous les charmes du socialisme: bureaucratisation et militarisation de la société, domination du parti, asservissement des travailleurs, surtout des paysans, perte d'intérêt pour le travail, irresponsabilité généralisée, basse qualité des produits, malfaçons et vols aux entreprises, gaspillage, déficits, pénurie, rationnement, marché noir, népotisme, pots-de-vin, crise de logement, émigration de masse, frontières sans issue, presse à un seul journal, délation, dislocation de la famille, assujettissement de la femme, cauchemar des cantines d'Etat, humiliation des consommateurs, et même l'impolitesse des vendeuses, etc.
Tout cela ne sont donc pas des "déformations" du socialisme, nullement des effets des conditions ou défauts russes, mais les plus normales, prévisibles jusqu'aux petits détails, conséquences des principes du socialisme et de lui seul!


On trouve ce constat et une série d'autres intéressantes conclusions, tirées du génial récit de Richter, dans l'Introduction de Jacob Sher, Français d'origine soviétique, ingénieur et traducteur, auteur du livre Changer les idées, éd. Rupture, Paris, 1982.















1. A quoi servent les prophètes


Le récit de politique-fiction que nous présentons au lecteur possède une valeur particulière. Il a été écrit en 1891 sous forme d'un journal intime d'un ouvrier de gauche berlinois, décrivant les conséquences de la révolution socialiste, qui aurait vaincu dans la majorité des pays d'Europe après le seuil du 20e siècle, quand, selon les calculs d'Engels et de Bebel, les socialistes devraient "inévitablement" arriver au pouvoir. L'auteur de ce récit, le libéral allemand, député du Reichstag et leader du parti des libres penseurs Eugen Richter, a prédit avec une perspicacité étonnante le cauchemar, contenu dans les idées collectivistes aussi normalement que la férocité est contenue dans l'embryon d'un monstre. 26 ans avant la Révolution d'Octobre en Russie, en examinant les théories et les programmes de la social-démocratie allemande et en admettant généreusement qu'ils sont sincères et ne seront pas défigurés, Richter avait deviné, dans une forme littéraire et dans les moindres détails, les traits du socialisme tel qu'il pourrait advenir en Allemagne. Une ressemblance époustouflante de la plupart de ces traits supposés avec les traits des socialismes réels, soviétique et autres, est une preuve indéniable que le socialisme réel n'est nullement une défiguration de l'idée pure du socialisme, mais un fruit venimeux par nature, fruit normal de l'arbre venimeux de cette idéologie collectiviste. Ce fruit est donc venimeux par sa propre nature, nullement par la faute des conditions ou des traditions russes, par la faute de possibles, et même naturelles déformations du programme, ou par l'action des facteurs extérieurs. En se basant sur ce récit de Richter, on conclut que dans l'Allemagne développée et en Russie arriérée, la logique de fer, violente, destructive de la collectivisation massive devrait produire des effets presque identiques.

Ce récit est un manuel magnifique de l'art d'éviter les erreurs tragiques grâce à l'analyse "prénatale" des idéologies, grâce à l'examen, dans l'embryon, des possibles conséquences de belles idées et de bonnes intentions trompeuses. Le livre de Richter, traduit dès les premières années après parution en 11 langues et profitant d'un succès international, était un de ces livres prophétiques qui ont sauvé deux tiers de l'Humanité du piège du socialisme avec son enivrant appât de "l'égalité totale" et de vie opulente "selon les besoins".

L'étude des prévisibles conséquences de différentes nouvelles idées, pas encore testées en pratique (ou le rappel des expériences oubliées des idées anciennes) est une des tâches de la philosophie, à côté de sa principale tâche, qu'Aristote a défini, dans sa Métaphysique, comme la recherche "des premiers principes et des premières causes". La vérification de la véracité ou de la fausseté des idées à l'état d'embryon est aussi l'affaire d'autres sciences, mais en elles, la nocivité des erreurs peut difficilement se comparer avec la nocivité des erreurs en philosophie, qui est une science du plus essentiel. Car la philosophie est la soeur de la religion, la mère de la politique et des sciences sociales, ainsi que des notions influençant le destin des peuples et des civilisations pour la simple raison que ces notions sont à la base du comportement humain, des traditions, des constitutions, des lois morales et sociales. La racine de toute doctrine erronée se trouve dans une erreur philosophique. Et toute idéologie charlatanesque ne peut se passer d'un noble masque, donc elle est obligée de s'appuyer sur des arguments pseudo-philosophiques, manipuler les catégories du bien et du mal, de l'égalité totale ou de la supériorité de certains hommes, peuples, races, classes sur les autres. Le philosophe français Adolphe Franck, dans l'article Socialisme du Dictionnaire des sciences philosophiques, paru en 1852 sous sa direction, a fait cette conclusion, qui se ne se rapporte pas seulement au socialisme:

"Une erreur ne peut se soutenir et captiver les esprits qu'en dissimulant une partie de ses conséquences."

Dans le domaine de l'activité humaine, l'erreur est une idée, décision ou acte, dont les conséquences n'étaient pas comprises à temps, surtout si elles sont nuisibles ou indésirables. La tromperie, à la différence de l'erreur, consiste dans la dissimulation intentionnelle de telles conséquences, et cela est une spécialité des faux prophètes, des pseudo-scientifiques, des escrocs idéologiques et des démagogues. Le rôle des penseurs vrais, mais aussi une tâche de tout homme libre, est de comprendre les possibles conséquences de chaque principe ou idée, de chaque décision avant qu'elle se change en action, afin d'exclure aussi bien ses conséquences nuisibles que la possibilité de tromperie.

Il s'agit, évidemment, non pas de prophéties des voyantes, prédisant l'avenir "imminent", mais de prévisions des conséquences logiques de tel ou tel autre choix d'idées, de principes, de décisions, de voies. Etant donné que ce choix lui-même est libre chez les hommes libres, l'avenir reste ouvert, imprévisible. L'homme peut seulement prédire, dans une certaine mesure, CE QUI SERA SI il s'engage sur telle ou telle voie ou choisit tel ou tel principe. L'art d'une telle prévision est devenu un domaine important de la pensée à la mesure de la libération des hommes de toutes les formes d'esclavage, à la mesure des conquêtes par la démocratie de zones de plus en plus larges sur notre planète. Si l'esclave n'a nul besoin de prévision, puisque son maître décide pour lui, par contre, l'homme libre vérifie les idées quotidiennement, et selon elles prend des décisions, choisit des voies. Et porte lui-même la responsabilité pour les conséquences de ses choix. L'humanité sort graduellement de l'époque où le pouvoir prenait presque toutes les décisions dans ses propres intérêts, au détriment du peuple et au prix de la sueur et du sang populaires. La démocratie développée décentralise les structures de décision, associe des cercles du peuple de plus en plus larges à la prise de décisions, et dans une multitude de sphères, c'est l'individu qui devient le "centre du pouvoir", le principal ordonnateur. De plus en plus souvent, le législateur ne devance pas l'individu, mais le suit, en adaptant les lois à l'évolution de la société civile, très inventive. La démocratie exige un homme avec l'esprit indépendant par le seul fait que dans chaque campagne électorale, dans chaque référendum cet homme doit savoir choisir, dans une série de propositions ou programmes de parti, les plus raisonnables. En votant, il choisit son avenir. Une grande responsabilité repose sur ses épaules: les conséquences d'un tel choix sont toujours sérieuses, puisque toute erreur de la majorité peut coûter cher à tout le peuple. Les décisions de la démocratie doivent se fonder sur la vérité, car seule une information vraie permet d'évaluer les conséquences du choix. C'est pourquoi la prévision est devenue une science, dont s'occupe tout citoyen raisonnable de la société libre. Devenu lui-même "prophète" et créateur de l'avenir, ce citoyen s'intéresse à l'opinion des autres "prophètes", experts du futur, analyseurs de projets, programmes et propositions. A notre époque, aucune réforme politique, aucun programme de production ou de construction n'est considéré comme achevé, s'il ne tient compte de ses projections dans l'avenir, par exemple, de ses conséquences écologiques et sociales. Et tout projet est jugé non pas sur ses promesses mirifiques, mais sur l'ensemble de ses conséquences prévisibles.

Sans doute, c'est l'avènement de la démocratie qui, en donnant au 19e siècle au peuple la possibilité de changer la structure sociale, est à l'origine d'une épidémie de fabrication des projets sociaux, et avec elle est né le besoin grandissant de prévision. Tel les champignons après la pluie, les projets de l'avenir amélioré ou impeccablement "radieux" se sont multipliés, et, avec eux se sont propagés les porte-drapeau ou les "architectes" des projets politiques - les partis. Certains projets, de nature réformiste, proposaient raisonnablement d'améliorer, d'élargir les parties de l'édifice social, en gardant les fondements de l'ancienne civilisation, construite pendant des millénaires. D'autres, ultra-révolutionnaires, niaient l'utilité de retouches et exigeaient la démolition de tout l'édifice social, y compris de ses fondations. Autrement dit, les nouveaux révolutionnaires réclamaient ce qui n'était jamais dans l'intention des révolutionnaires "bourgeois" : remplacer la structure pluraliste, multicellulaire de la société par une structure indivisible, monolithique, "nationale", "publique" (telle est la traduction des racines des mots SOCIALisme, COMMUNisme). De façon imagée, on peut dire que le village humain, une maison aux appartements séparés, une diversité devaient être remplacés par la caserne ou par le monastère, par la communauté totale. Cette exigence était en toute logique suivie d'une autre, non moins radicale: pour le nouveau "palais" collectif il fallait nécessairement modeler un "homme-nouveau", le collectiviste, en rejetant les fondements de l'ancienne, multiséculaire morale de la société de responsabilité, d'initiative et de propriété individuelles. Les premiers projets prévoyaient même la destruction de la cellule de base de l'ancienne société - de la famille, et même de la propriété sur les objets d'usage personnel. La logique des inventeurs du socialisme à 100% (c'est-à-dire du communisme) était très conséquente: PUISQUE le collectivisme est un principe formidable, miraculeux, il fallait l'appliquer totalement, jusqu'au bout, et démolir tout ce qui le contredit... Un tel nihilisme a effrayé et indigné beaucoup de gens, et la critique immédiate des projets qui préconisaient de faire "du vieux monde table rase" était aussi radicale que ces projets. A la suite de cette forte contre-offensive, certains démolisseurs de la civilisation ont abandonné quelques positions, et très vite sont apparus les projets de communisme dilué (c'est-à-dire de socialisme à différents dosages)...

Marx a expliqué la montée de la vague d'idées socialistes par la naissance du prolétariat, en tant que fossoyeur de capitalisme "mourant". Cette explication n'a rien à voir avec la réalité!

D'abord, le terme même de "capitalisme" est ambigu. Soit qu'il est faux, étant appliqué à la société pluraliste, composée de maints secteurs de propriété, où le secteur "capitaliste" n'est qu'une partie, pas toujours la principale. Soit qu'il faut l'appliquer à n'importe quelle société, puisqu'il n'y a pas de société sans "capitaux" : ils sont indestructibles, étant présents dans TOUTE forme de propriété, ce qui signifie que dans toute forme de propriété sont présents des possesseurs du capital, de tel ou autre type. Depuis le temps où l'homme est producteur, il possède un capital sous forme d'outil, de terre, de bétail, de voitures, de bâtiments, d'habitations, etc., ou sous forme d'argent ou d'objets précieux qui permettent d'acquérir tout cela. Si l'on parle de la société pluraliste, elle n'était jamais mourante, et se développe déjà depuis de nombreux siècles, en se renouvelant vivement, à l'image d'une vieille et éternellement jeune forêt. Et vieille-jeune cette société n'a aucune intention de mourir!

En ce qui concerne le prolétariat, il n'était pas une nouveauté non plus. Il est né bien avant le 19e siècle. Et même au 20e siècle, nulle part (sauf dans les pays socialistes, prolétarisés par force...) il n'a dépassé un cinquième, au maximum un tiers de la population! Et ce n'est pas le "capitalisme", mais justement le prolétariat qui a commencé à mourir dans la deuxième moitié du 20e siècle, à la mesure de l'abaissement de la part du travail physique dans les pays développés!..

Quant aux idées socialistes, elles ont une barbe encore plus longue, bien plus longue que celle du prolétariat... L'homme a toujours révé d'influencer l'avenir, de le façonner suivant ses désirs, même quand il n'en avait presque aucun moyen. Certainement, le rêve le plus répandu était celui de voir sa PROPRIÉTÉ agrandie, assurée, pérennisée.. Mais l'un de ces produits de rêve pouvait être l'idée de société d'abondance, de fraternité, d'égalité totale et d'autres bienfaits, atteints par la propriété commune (donc aussi non pas par la destruction, mais par la fusion des capitaux en un énorme ... CAPITAL). Au fond, cette idée est simple: il fallait étendre le modèle de famille unique, prospère et bien soudée à toute l'humanité... Autrement dit, réunir tous les hommes (donc les contraindre, violer tous ceux qui trouvent cette idée absurde et ne veulent pas "s'unir"...). Faire entrer tout le monde par la force dans le même enclos... Rien de plus...

Si cette idée fantastique n'est pas née en Grèce antique, elle y était formulée par écrit il y a plus de 2300 ans. Le philosophe Platon, dans ses livres (principalement dans le 5e chapitre du livre la République et dans le livre Lois), dessina le projet de société communiste idéale, soumise à la logique de l'Unité, de Communauté et de l'Egalité qui vont devenir et restent encore les trois idoles du socialisme. Suivant cette logique, Platon a prévu une structure ... hiérarchique très semblable au socialisme bien réel de notre époque, avec les castes d'idéologues et de militaires régnant collectivement sur le peuple, espèce de "pères" sévères d'une immense famille, maîtres, garantissant l'unité et la protection de ce paradis (où il n'y aura pratiquement pas de familles)... Et bientôt Aristote, élève de Platon, prédira, dans son livre Politique, qu'une telle société sous forme de famille "unique" aurait un genre de vie "ABSOLUMENT INTOLERABLE" ! Il expliqua, que le ver se trouve dans le principe même de la socialisation de propriété, car l'homme par nature "prend très peu de soin de ce qui appartient en commun au plus grand nombre: chacun se soucie au plus haut point de ce qui lui appartient en propre". Et "les possesseurs de biens en commun ou en indivision ont entre eux des conflits beaucoup plus fréquents que les citoyens dont les intérêts sont séparés" (les habitants des appartements communautaires, à la mode soviétique, peuvent facilement comprendre Aristote...). C'est pourquoi, conclut le sage, l'unification excessive conduit à la décadence, comme si "d'une symphonie on voulait faire un unisson ou réduire un rythme à un seul pied". C'est-à-dire, qu'il y a déjà 23 siècles on savait que, vu les lamentables et facilement prévisibles effets du socialisme, il fallait le classer parmi les erreurs de raisonnement... Erreurs dangereuses ! Aux conséquences ABSOLUMENT INTOLERABLES pour l'homme!..

Cette prophétique conclusion du sage Aristote n'a pas empêché toute une foule d'imitateurs de Platon de créer un tas de nouveaux projets d'utopie et à nourrir, à transmettre le virus collectiviste jusqu'à la Révolution française de 1789 et jusqu'au tournant du 19e siècle, quand la démocratie a commencé à se répandre et que la polémique avec les promoteurs du socialisme a pris la forme de combats de rue (surtout en France). La bataille d'idées avec le socialisme a débuté dès qu'il a levé sa tête, en devenant l'affaire non plus des utopistes isolés, mais de certains groupes et partis parmi la multitude, engendrés par l'esprit démocratique grandissant. Autour de 1840, les penseurs perspicaces avaient exactement deviné et divulgué à l'opinion publique les conséquences logiques du socialisme.

Le publiciste Louis Reybaud a vu dans l'embryon de cette Idée incongrue l'abdication de l'individu, l'indolence, la misère, la faim, la mort, le monopole universel de l'Etat, le plus odieux despotisme, une iniquité absolue. Le penseur de la démocratie Alexis de Tocqueville avait désigné le collectivisme comme une nouvelle formule de la servitude, en y apercevant les germes d'une tyrannie insupportable, d'un profond mépris pour l'individu. C'est une société où l'air manque, où la lumière ne pénètre presque plus. L'abbé de Lamennais écrivait que l'homme dans le socialisme serait un rouage aveugle d'une machine aveugle, un fantôme d'être sans liberté, sans responsabilité, et que ce système conduit au rétablissement des castes et d'une classe de maîtres. Par conséquent, ce serait un régime de caserne, système de double esclavage de la Nature et de l'homme. Le poète Alphonse de Lamartine y a deviné le règne d'un Despote, la dépossession des citoyens et la servitude du travailleur, une société mise à la ration, comme une compagnie de discipline dans une caserne. Le philosophe John Stuart Mill y a pressenti la surveillance de chacun par tous.

Le philosophe Adolphe Franck, que nous connaissons déjà, dans sa brochure Le Communisme jugé par l'Histoire, publiée en 1848 et complétée en 1871, avait démontré, que le communisme n'est pas une nouveauté dans l'Histoire. Maintes fois, ce système avait été imposé dans les temps anciens à certains pays de divers continents (Inde, Egypte, Sparte, Crète, Perse, Moravie, Allemagne - Franck aurait pu rajouter la Mésopotamie, la Chine, la Sicile, le Pérou, le Paraguay, le Mexique). Et toujours le communisme avait mené vers la misère, la terreur et l'effusion de sang. Franck le considère plus terrible que la peste, puisque ce système s'attaque à l'âme, à l'intelligence, au sens moral et au bon sens, à la charité, à la justice, au respect de soi et des autres, à toutes les forces vives de la nature humaine et de la société. Franck prouve, que le communisme est une tyrannie collective, la fin de la liberté et de la civilisation, un esclavage politique, le plus hideux de tous, avec le maître cruel, sans entrailles, qu'on appelle l'Etat. Pour cet Etat, seigneur sans visage, tout esclave n'est qu'une anonyme et insignifiante bête de somme dans un troupeau de dizaines de millions de têtes. Non pas comme chez un maître privé, pour lequel chaque esclave représente une grande valeur, comparable à un cheval choyé, très utile (même mieux: entre le maître et l'esclave, homme ou femme, des relations tout à fait humaines ne sont pas exclues, et l'affranchissement ou le rachat présentaient des issues de l'esclavage assez fréquemment ouvertes). De l'esclavage socialiste il n'y a qu'une issue - la fuite.

A la même époque l'économiste Frédéric Bastiat prévenait que le socialisme paralyserait dans l'homme le mobile qui le détermine au travail, mènerait à la misère générale et endémique, et les premiers frappés seraient les plus pauvres. L'économiste Paul Leroy-Beaulieu en 1884, dans son grand et intelligent livre Collectivisme, avait tout prévu: bureaucratisme terrible, censure inouïe, corruption, désordre, pénurie, gaspillage, rationnement, marché noir, etc.

Et ainsi de suite. La liste des prophètes est longue, diversifiée - chaque clairvoyant éclairait à sa façon les conséquences diverses de l'Erreur socialiste.

Quand Richter s'est mis à écrire son récit, sa tâche était facilitée par les Cassandre précédentes. A son époque, les conséquences générales du socialisme avaient déjà été assez bien prédites. La nocivité de l'idéologie collectiviste était connue. Mais peu de critiques du socialisme arrivaient à prédire les conséquences concrètes de cette Grande Erreur, jusqu'aux détails de la vie quotidienne, les tracasseries et les soucis de l'homme simple, sans défense, écrasé par l'Etat monolithique. Cela avait justement attiré l'attention de Richter. Et il fit un pas de plus dans le dévoilement de l'Erreur. En cela, il est un prophète particulier.

Richter est particulier pour une raison de plus. Comme une série d'autres Cassandre du socialisme, il ne se laisse pas enfermer dans le schéma politique bipolaire "gauche - droite", mais représente un certain troisième pôle ou principe, qui s'oppose aux autres, comme le troisième angle d'un triangle s'oppose à deux autres. Pour distinguer ces partisans du troisième principe des partisans des principes de gauche et de droite, nous les avons baptisés tretistes. Déjà au début de sa carrière politique, ce démocrate et leader d'un parti, qui s'appelait un certain temps parti progressiste, avait bien compris, que les hommes de liberté et de progrès ont deux adversaires: conservatisme et socialisme. Autrement dit, l'immobilisme et l'utopie. Et Richter menait la lutte sur les deux fronts. Ses ennemis étaient les réactionnaires de droite qui s'opposaient aux innovations, à l'élargissement des libertés, à la décentralisation des pouvoirs et à la diffusion de la propriété, c'est à dire à la transformation de la société en quelque chose de plus humain. Mais le projet de ces adversaires du progrès ("rien changer dans la vielle maison") ne présentait encore qu'un demi-malheur. Le camp de l'inégalité excessive n'était pas aussi dangereux que le camp des camps concentrationnaires de la pseudo-"égalité-totale". Richter craignait davantage ceux qui voulaient casser totalement la vieille maison - les collectivistes de gauche, fanatiques de l'étatisation. Le socialisme était plus dangereux, car il menait inéluctablement à la démolition aussi bien de la liberté que du caractère pluraliste de la civilisation, il transformait la symphonie en une seule note assommante, autrement dit, il arrêtait tout progrès, tout débat, la possibilité même du choix, il devenait la pire variante de l'immobilisme. En 1878 Richter savait, que le "socialisme est une engeance de l''Etat policier", mais en même temps ce libéral, noble ami de la liberté, luttait pour la liberté de ses adversaires: il ne cessera d'exiger avec insistance l'annulation de la loi d'exception contre les socialistes, édictée par Bismarck la même année et restée en vigueur pendant 12 ans.

Il est difficile de reconstituer tout le chemin qui a amené Richter vers la compréhension de la nature du socialisme, car très rares sont les biographies de ce "bizarre" politicien, qui refuse à se situer dans le schéma habituel gauche-droite. Il avait probablement connaissance des avertissements du lumineux et étonnamment lucide Frédéric Bastiat, chevalier de la liberté et prophète, économiste préféré de Richter. On sait que Richter, député du Reichstag, étudiait la nature du socialisme suivant les textes d'un autre député, avec lequel il menait la polémique au Reichstag - August Bebel, leader à vie du parti social-démocrate, compagnon et imitateur de Marx et Engels. Richter avait aussi étudié le programme de Gotha de ce parti demi-marxiste et le programme d'Erfurt, qui a succédé au précédent en octobre 1891. Le récit de Richter Les Tableaux de l'Avenir social-démocrate selon Bebel était publié comme réponse à ce dernier programme, un mois après.

Longtemps avant Richter, les avertissements des prophètes avaient commencé à atteindre la conscience des socialistes les plus sensés, et à l'intérieur même du camp socialiste, la pression de l'aile modéré avait démarré un processus de lente dilution de la dose de violence et de collectivisme dans les programmes du socialisme européen. En 1847 déjà, maints idéologues de gauche ont commencé à jeter à la poubelle les points les plus extrémistes du programme, et selon l'opinion de Marx et Engels, le socialisme avait réussi à devenir un "mouvement bourgeois", comme s'en souviendra Engels dans sa Préface à l'édition de 1890 du Manifeste. Pour se distinguer du socialisme modéré, Marx et Engels avaient alors choisi pour leur programme l'appellation de communiste. Et près de deux décennies plus tard, quand Marx avait à peine eu temps de publier son Capital, les socialistes de l'Allemagne reculaient d'un pas de plus... Ils choisissaient pour leur parti un nom encore plus "bourgeois" : parti social-démocrate...

Comment cela s'est passé, nous le verrons plus bas. Car le processus de métamorphose, d'adoucissement ou, disons, de "dilution" du socialisme de l'Europe occidentale dans les fluides de la démocratie mérite une étude plus approfondie. Ce processus nous intéresse parce qu'il explique aussi bien l'époque où le récit de Richter est apparu que le rôle décisif de ce récit dans l'accélération de cette dilution.















2. Comment a débuté la dilution du socialisme


En 1847, Marx et Engels sont entrés dans la secrète Ligue des Justes, fondée en 1836 en Suisse dans le milieu des émigrés allemands par le tailleur Weitling, qui rêvait de réaliser, par les mains des prolétaires, un communisme évangélique et égalitaire. A la réunion de la Ligue à Londres, ces deux jeunes recrues de l'armée naine de l'Avenir radieux réussissent à convaincre les délégués, que le communisme véritable doit être non pas évangélique, mais violent... Ils écartent Weitling, réalisent la première "purge" de la Ligue, en excluant les partisans du vieux leader, proposent de rebaptiser leur organisation Ligue communiste et d'écrire pour elle un nouveau programme, appelé Manifeste communiste. C'était cela le moment de la conception du marxisme... La minuscule Ligue communiste, qui s'est proclamée l'avant-garde du prolétariat était en réalité un minable ramassis: chiens bornés, bêtes incorrigibles, fumier d'émigrés, bande d'ânes, faiseurs de phrases, - Engels qualifie ainsi ses compagnons de la Ligue dans sa lettre à Marx du 13 février 1851. Ailleurs Marx et Engels les traitent de balourds vieillis, de rêveurs ignorants, de vrais nigauds, de gredins, d'idiots, de singes, d'animaux, d'araignée. La Ligue communiste sera dissoute par son meneur Marx après la condamnation d'une partie de ses membres en 1852 dans le procès de Cologne pour tentative de putsch. Mais le Manifeste communiste, programme de cette bande d'ânes, rebaptisé en Manifeste du Parti communiste, restera pendant un siècle et demi la Bible des collectivistes du monde entier. A bon escient. Car il exprime à merveille l'esprit du socialisme, dont l'incarnation vivante sera plus tard le cannibale Lénine...

L'un des membres de la Ligue ancienne, d'avant Marx, était Ferdinand Lassalle, un avocat allemand aisé, énergique, suffisant et éloquent. Après une année de réclusion pour sa participation au mouvement démocratique de 1848, il rencontre Marx en personne, s'enflamme de ses théories, se déclare son adepte, étudie ses textes et se jette dans la politique. Mais ce n'est qu'une décennie plus tard, quand Marx passait son temps paisiblement dans le Londres calme, Lassalle développa en Allemagne une activité débordante pour organiser le premier parti marxiste de masse. Véritablement marxiste? En principe, Lassalle était un marxiste, un propagandiste efficace du marxisme, mais ... il avait de petites idées "petites-bourgeoises" à soi... Premièrement, il respectait religieusement la propriété, acquise par le travail. Deuxièmement, il préférait les associations et les coopératives ouvrières à toutes les formes étatiques - l'Etat devait, à son avis, assurer seulement des crédits pour la fondation des entreprises ouvrières autonomes... Troisièmement, il a refusé net d'aller par la voie de la violence vers ce "communisme" coopératif (avec la propriété privée, la concurrence, le marché...). Pour Lassalle, qui a connu la prison en tant que combattant de la démocratie, les conditions incontournables de la nouvelle société étaient la démocratie, le suffrage universel. On peut facilement deviner que le fanatique de la dictature Marx éprouvait un sentiment de haine envers un tel "adepte" et, surtout, un rival de talent (cela n'empêchera pas Marx de ramper devant Lassalle, pour lui soutirer des services et des sommes d'argent importantes). En 1862 Marx rompra finalement ses relations avec ce "youpin, Itzig, Schmuhl" (comme ce Juif converti et antisémite appelait Lassalle dans ses lettres à Engels). Un an après cette rupture, les efforts de Lassalle seront couronnés par la création de l'Association générale des ouvriers allemands, la première organisation ouvrière de masse en Europe (plus ouvrière que socialiste). Et encore un an après, Lassalle périra dans un duel, pour une histoire d'amour. Mais son organisation survivra et gardera l'esprit de Lassalle, dont l'action "diluante" sur le socialisme se révélera ensuite.

A cette époque, les disciples de Marx et Engels (on peut dire leurs vassaux) August Bebel (1840-1913) et Wilhelm Liebknecht (1825-1900) tentent de bricoler un parti marxiste suivant les consignes de leurs Maîtres de Londres. En 1869 à Eisenach, au congrès constituant, ils le réussissent, apparemment sans grand effort, grâce au talent particulier du journaliste Liebknecht, talent que Marx avait défini ainsi dans sa lettre à Engels du 14 mars de la même année: "Liebknecht a l'art de réunir autour de lui les personnes les plus sottes d'Allemagne". Héritier de la Ligue communiste (d'une bande d'ânes), le nouveau parti des personnes les plus sottes choisira de s'appeler Parti ouvrier social-DÉMOCRATE. Ce nom était déjà un recul par rapport au dogme communiste pur. Un recul forcé, car l'Allemagne devenait une démocratie. Les deux guides du parti avaient été démocrates dans leur jeunesse, et Bebel, ancien lassallien, ancien tourneur, ancien membre d'une association ouvrière (presque l'unique prolétaire parmi les guides du "prolétariat"!) deviendra dès 1874 et pour 15 ans petit patron d'une entreprise de tournage, ou plutôt un petit capitaliste pur (car il n'aura pas le temps de gérer l'affaire lui-même - la politique l'engloutira entièrement). Du passé démocratique de Bebel et de Liebknecht est resté un penchant pour la modération. Et ce qui est le plus important, deux ans déjà après la fondation du parti, les deux chefs sont devenus députés du Reichstag, n'ayant aucune intention de renoncer à cet honneur, à cette position confortable (les deux resteront députés jusqu'à leur mort). Il était clair, qu'avec un nom et un programme terrifiants, purement communistes, le parti n'aurait eu aucune chance de succès dans les élections. On était donc obligé de masquer le marxisme, d'adoucir ce breuvage rouge par un sirop démocratique. Le programme d'Eisenach avait deux visages ou deux couches. La première partie (malgré les hommages un peu forcés au principe coopératif, dus aux influences lassalliennes) était assez marxiste et suffisamment vénéneuse pour la démocratie. Par contre, sous la deuxième partie, maints démocrates auraient pu mettre leur signature, à condition de fermer les yeux sur la première partie. Marx et Engels étaient mécontents de ce mélange qui a viré au rose, et ils exerceront une pression constante sur leur deux vassaux, en exigeant qu'ils rajoutent du breuvage rouge dans le cocktail du programme. Avec un succès limité. Les vassaux avaient commencé à échapper au régime d'obéissance totale. L'apparition de leurs intérêts propres les inclinait à préférer des boissons diluées...

Et de plus en plus diluées... Marx était inquiet de cette dilution: lui savait bien que sans la terreur il n'y aurait pas de socialisme! En 1875 il est devint rouge de colère, quand le parti des deux députés, pour des considérations électoralistes, décida de se réunir au congrès de Gotha avec le parti des lassalliens, en leur faisant des concessions encore plus grandes dans les questions coopérative et démocratique. Les grondements de Marx dans une série de lettres à l'adresse des "capitulards" sont connus sous le nom de Critique du Programme de Gotha. C'est une attaque haineuse contre la démocratie, un sermon pour une féroce dictature "prolétarienne" et pour le renforcement inouï de l'Etat en période "de transition", appelée socialisme. Ce couloir lugubre du socialisme (alias première étape du communisme) doit obligatoirement être franchi sur la voie du lumineux communisme total, où l'Etat total despotique "dépérirait" inéluctablement - Marx le promet fermement (pour rassurer les naïfs)... Ces lettres de Marx ont été cachées aux délégués du congrès, et le programme de Gotha a été adopté presque sans modifications. Le nouveau parti a pris le nom de Parti social-démocrate d'Allemagne (SPD, qui vit toujours plus de 120 ans après, devenu rose-pâle). Ce n'est que 16 ans après leur rédaction (et 8 ans après la mort de Marx), qu'Engels publiera en 1891 ces textes terroristes de Marx, pour faire pression sur le congrès d'Erfurt, espérant ainsi donner la couleur plus sanguinaire au nouveau programme, trop rose à son goût.

En ces temps, de grands changements avaient eu lieu en Allemagne. En 1862, le roi de Prusse Guillaume I avait nommé comme ministre des affaires étrangères le prince Otto von Bismarck (1815-1898). Ce hobereau, homme de caractère ferme et d'idées conservatrices, mais réaliste, commencera à partir de 1864 à réunir par tous les moyens l'Allemagne divisée, et créera l'Empire uni en 1871, après la guerre victorieuse contre la France. Devenu chancelier, Bismarck, conscient que les changements sont inéluctables, réalisera une série de réformes dans des domaines divers, en transformant l'Allemagne en une monarchie constitutionnelle, autoritaire, mais comportant maints éléments de démocratie. Se rendant compte du danger que représente le mouvement socialiste grandissant (en 1877 les socialistes avaient déjà 12 députés), Bismarck tentera de le neutraliser par la méthode du bâton et de la carotte. Pour séparer le peuple laborieux des incendiaires de gauche, il entreprit, en guise de carottes, une série de lois de protection de droits des salariés, ainsi que des lois d'assurance sociale étatique obligatoire (concernant les maladies, l'invalidité, la retraite). Il a donné satisfaction aux lassalliens, en encourageant les syndicats et les associations ouvrières. Ce réactionnaire et militariste est allé, dans ses concessions aux socialistes, jusqu'à avoir recours à un moyen socialiste pour sauver les chemins de fer de la faillite: il les a nationalisés... On a même baptisé cette politique socialisme d'Etat. Mais en guise de bâton, le chancelier de fer a promulgué en 1878 la loi d'exception contre les socialistes, interdisant leurs partis, leur presse et autres organisations. Pourtant la loi électorale n'était pas changée, et tout socialiste pouvait être candidat dans les élections: dans le Reichstag était toujours présent un groupe de socialistes, et leur auréole de victimes des persécutions les rend encore plus populaires (par exemple, en 1881, ils ont obtenu 6%, c'est-à-dire 312.000 voix. Leur camp s'élargissait, et le chemin vers le pouvoir ne leur était pas fermé. Cela explique la modération de la direction des sociaux-démocrates: Liebknecht lui-même déclara au Reichstag le 17 mars 1879, que le SPD était un parti de réforme, et donc n'enfreindrait pas la loi d'exception. Il a même traité d'absurde l'idée d'une révolution violente (il est probable qu'une raison encore plus importante d'une telle modération était la leçon française toute récente: l'écrasement sévère de la barbare Commune de Paris de 1871 avait ôté pour longtemps chez la plupart de collectivistes européens l'envie de prendre les armes). Quand en 1890, sous le nouvel Empereur, Guillaume II, Bismarck donna sa démission, et que la loi contre les socialiste était annulée, les socialistes obtinrent 20% (1,4 millions) des voix et 35 places au Reichstag, comme nulle part et jamais auparavant.

Un tel succès a fait tourner la tête des socialistes. Ils calculaient déjà quand ils auront la majorité et pourront commencer à introduire le socialisme. Quatre ans avant sa mort, dans sa lettre du 24 octobre 1891, le vieux Engels assurait à Bebel: "nous pouvons affirmer avec une certitude quasi-absolue, que dans dix ans environ nous arriverons au pouvoir". C'est une question "de simple calcul, suivant les lois mathématiques". Et Bebel aussitôt promettait aux députés du congrès d'Erfurt une masse de places lucratives: "La réalisation de nos buts est si proche que je pourrais vous dire avec certitude: parmi les présents dans cette salle peu nombreux sont ceux qui ne verront pas ces jours."

Le programme d'Erfurt était élaboré dans cette perspective. Comme celui de Gotha, il reflétait la duplicité de la social-démocratie et se composait de deux parties. La première, véritablement socialiste, c'est-à-dire marxiste, était un programme opératoire, qui pourrait assurer une collectivisation massive, et grâce à elle une concentration du pouvoir absolu entre les mains du Parti. La deuxième partie, démocratique, promettait des monts d'or de droits, de libertés, de réformes et de richesses, qui n'ont rien de commun avec le socialisme. Cette partie, en cas de réalisation sérieuse, rendrait impossible la réalisation de la première partie, proprement socialiste (en assurant la liberté, en renonçant à la dictature dure, il n'est possible ni d'accomplir l'expropriation de presque toute la propriété ni de gagner des élections honnêtes dans les conditions de ruine, inévitable après la socialisation). Cela veut dire que la deuxième partie du programme était plus que superflue. Elle était nuisible au socialisme. Nous répétons: si on la prenait au sérieux. Mais on pouvait utiliser cette séduisante partie différemment: tout simplement comme attrape oratoire pour les électeurs, comme masque angélique cachant la première partie, opératoire, cannibale par nature. Donc l'utiliser comme instrument de duperie de la majorité des électeurs dans le but de conquérir le pouvoir. Engels l'a accepté justement dans ce sens, en tant que piège oratoire, et non comme plan opérationnel. Les aromatiques promesses oratoires du "saut dans le royaume de liberté et de justice" pouvaient servir uniquement de bouquet, dissimulant l'opératoire matraque de fer de collectivisation de masse, enfermant avec sûreté la société dans le royaume de l'arbitraire et signifiant la mort de la liberté, le saut dans le goulag. Dans son texte Critique du projet de 1891, destiné aux apparatchiks du parti, Engels donne à comprendre en juin 1891, que l'on ne peut recevoir la partie oratoire du programme, en 10 points, autrement qu'en qualité de décor, sans quoi elle interdirait la réalisation du but principal: "Si ces dix revendications étaient toutes accordées, nous aurions, il est vrai, divers moyens de plus pour faire aboutir la revendication politique principale, mais nous n'aurions absolument pas cette revendication principale elle-même".

Et le but véritable de cette "lutte pour la démocratie" des vrais socialistes était l'étranglement de la démocratie qui est l'obstacle à la collectivisation totale, à l'établissement d'une dictature... C'est pourquoi, tant que le But collectiviste ne sera pas complètement éliminé du programme, les sociaux-démocrates resteront toujours des faux amis de la démocratie, les pseudo-démocrates, bien que parfois, temporairement, avant la révolution, sur certaines questions, dans certains combats avec la réaction, ils marchent à côté de vrais démocrates, avec le vrai mouvement des travailleurs, avec les "tretistes". Ils ne s'associent à ces bons combats que pour des considérations de recrutement des masses au service de leur perfide But-de-gauche et dans l'intention d'ébranler, et non pas de perfectionner le système pluraliste.

Puisque le Parti du socialisme à double face est toujours dédoublé, fourbe, composé d'idéalistes et d'avides de pouvoir, d'admirateurs de la démocratie et d'idolâtres du despotisme, d'hommes bienveillants et d'envieux, de pacifistes et de fanatiques de la violence, la partie démocratique du programme était considéré avec esprit de sérieux par les uns, les plus naïfs, mais par les autres, les malins - comme un simple masque. D'où d'interminables zizanies et sécessions sur la question de l'entendement de chacune des deux parties du programme et de l'incompatibilité entre elles.

La première partie était rédigée, sous la surveillance d'Engels, par l'historien et journaliste Karl Kautsky (1854-1938). Il était depuis 1881 le secrétaire d'Engels, et à l'époque du congrès d'Erfurt c'était un fidèle marxiste (c'est seulement un quart de siècle plus tard que Lénine baptisera de nom de Youdoushka, Petit Judas, ce "transfuge" dans le camp de la démocratie - dans ce cas sans sous-entendus antisémites: Kautsky n'était pas Juif). En fait, cette partie du programme était une copie du 24e chapitre du 1er tome du Capital, de ce conte sur la concentration croissante des capitaux entre les mains de quelques magnats, sur l'exploitation grandissante, sur la paupérisation du prolétariat et la prolétarisation de toutes les autres classes et sur d'autres miracles, qui "inévitablement" doivent conduire à la concentration de l'économie par expropriation et à la dictature du prolétariat, c'est-à-dire au socialisme. Ce bond vers la superconcentration de l'économie et du pouvoir devait inéluctablement assommer la démocratie - Engels en a prévenu Bernstein dans sa lettre du 24 mars 1884: "Le prolétariat, pour s'emparer du pouvoir politique, a besoin également de formes démocratiques, qui ne sont cependant pour lui, comme toutes les formes politiques, qu'un moyen. (...) La république démocratique sera toujours la dernière forme de la domination de la bourgeoisie, la forme qui lui met un point final". L'étranglement ou les tentatives de viol des démocraties, surtout jeunes et faibles, sont devenus une spécialité du socialisme - il a révélé ce trait de violeur à maintes reprises: en France en 1793, 1848, 1871, en Russie en 1917, en Allemagne en 1919, en Espagne en 1936, en Grèce et dans une série de pays de l'Europe centrale dès 1944, au Portugal en 1974, en Asie, en Afrique et en Amérique du sud.

La seconde partie du programme, partie démocratique, était rédigée par ce même Eduard Bernstein (1850-1932) qu'Engels a mis au secret de l'étranglement programmé de la démocratie. Le rôle de Bernstein dans la dilution du poison rouge sera capitale, c'est pourquoi sa personne présente un grand intérêt. Il est originaire d'une modeste, nombreuse, prolétarienne famille juive. Son père Jacob était plombier, puis pendant 30 ans conducteur de locomotive exemplaire, respecté de tous. Eduard, ayant interrompu ses études au lycée, avait reçu une formation de comptable et réussit la carrière d'employé de banque. Etant chétif pendant son enfance, il ne supportait pas la brutalité, la violence, l'injustice, la guerre, ce qui explique pourquoi il est naïvement tombé amoureux du masque pacifiste du socialisme. Les sympathies d'Eduard penchaient du côté de lassallianisme qui déclarait son refus de la violence, mais ce pacifiste s'est inscrit au parti marxiste fondé à Eisenach, par compassion pour les députés Bebel et Liebknecht, condamnés à 2 ans de prison pour le refus de voter en 1870 les crédits de la guerre contre la France, puis pour le refus de voter l'annexion de l'Alsace et de la Lorraine. Bernstein était nommé trésorier du parti. Après la fusion des deux partis, il entra à la direction, écrivit des articles bien marxistes qui avaient attiré l'attention d'Engels. Mais déjà à cette époque, il a commençait à "dévier". Dans un article, qu'il a signé avec deux autres socialistes modérés, ce pacifiste avait osé déclarer que le parti "n'est pas disposé à entrer dans la voie de la révolution sanglante et violente", il défendait la démocratie dans le parti et le "véritable sentiment d'humanité", propre au mouvement ouvrier. Marx le Terrible, en lisant cela, est entré dans une crise de colère, et le 18 septembre 1879 a pondu avec Engels une lettre circulaire à Bebel, Liebknecht et autres guides du SPD. Dans un style de procureur, caractéristique surtout pour Marx, les deux Théoriciens y exigent l'épuration du parti de ces "représentants de la petite bourgeoisie", cet "élément étranger", prêt "au raccommodage du régime capitaliste" et refusant "la lutte inévitable et impitoyable". Le parti ne peut pas "encore tolérer" dans ses rangs les partisans "des réformes petites-bourgeoises de rapiècement", qui peuvent transformer "la catastrophe finale en un processus" progressif et paisible. Les deux incitateurs à la Catastrophe finale demandaient avec indignation: "Qu'est-ce que la démocratie bourgeoise vient faire dans la social-démocratie?" Si elle entre dans le mouvement, "c'est seulement pour y semer la discorde". Bref, ils exigeaient que l'on chasse les démocrates et la démocratie du parti social-DÉMOCRATE et, en cas de désobéissance des Chefs du parti, ils menaçaient de les dénoncer "ouvertement et de rompre la solidarité dont nous avons fait preuve jusqu'à présent".

Ils ne disposaient pas de moyens plus terribles, et les Chefs-députés, qui préféraient les batailles parlementaires à "la lutte inévitable et impitoyable", n'ont pas obéi aux Théoriciens de Londres. Ils n'ont pas fusillé ce "petit-bourgeois" coupable de "sentiment d'humanité", méprisable "petit Juif" de surcroît, comme Marx désigna Bernstein le lendemain de l'envoi de la lettre circulaire tonitruante (Lénine, lui, en passant de "petit Juif" à "Petit Judas", ne fera qu'un petit pas antisémite de plus pour désigner ainsi tous les "traîtres" au Saint dogme de la violence sanguinaire). Deux ans après, les Chefs, ramollis par la démocratie, avaient même promu Bernstein pour 7 ans au poste de rédacteur du journal Sozialdemockrat, organe central du parti, publié en Suisse pour contourner la loi d'exception de Bismarck. Chassé en 1888 de la Suisse avec toute sa rédaction, Bernstein s'installa à Londres, où il devint le collaborateur d'Engels, et c'est précisément cet homme pur, talentueux qu'Engels choisira, par miracle, comme son exécuteur testamentaire et comme gérant de ses précieuses archives (qui contenaient celles de Marx) avec ses secrets malodorants. Bernstein accomplira l'oeuvre principale de sa vie plus tard, après la mort d'Engels, et cette grande oeuvre recevra son impulsion des réflexions sur les contradictions du programme fourbe d'Erfurt, dévoilées par Richter dans son retentissant récit, qui se vendait pour 50 pfennig et était devenu populaire dans les quartiers ouvriers.

Ce programme oratoire-opératoire à tête de Janus est le reflet de la double nature de ce parti au nom double, nature réformiste-révolutionnaire, parlementaro-violente. L'élaboration du programme était le fruit de confrontations rudes, puis d'un compromis provisoire des SOCIAL-démocrates avec les social-DÉMOCRATES, des assoiffés du pouvoir avec des gens pacifiques, des Kautsky avec des Bernstein. Les deux Chefs du parti, députés du Reichstag Bebel et Liebknecht, ne voulaient pas une scission qui signifierait la fin de leur carrière parlementaire. L'unité du parti (et des électeurs de gauche) était sauvée, mais les contradictions du programme restaient. Les deux ailes, en agissant ensemble, considérant les deux parties du programme comme opératoires, ne pouvaient engendrer que des monstres à deux têtes qui se dévoreraient mutuellement: soit le socialisme avec une dose de démocratie (donc une société de misère et d'anarchie, marchant vers la tyrannie), soit une démocratie avec une dose de socialisme (donc un libéralisme bureaucratisé, avec un Etat de plus en plus obèse et sclérosé, avec une masse grandissante de pauvres et de chômeurs, marchant vers une mutinerie électorale contre la bureaucratie). L'une des deux ailes devait prendre le dessus, l'une des deux parties du programme devait disparaître ou du moins se changer en chiffon de papier, en attrape oratoire pour l'un des deux ailes du "peuple de gauche". Pas tout de suite, mais la contradiction sera plus ou moins résolue, par les efforts, venus aussi bien du dehors du parti que de l'intérieur.

Du dehors, la critique permanente du socialisme par Richter et son parti de libres penseurs exerçait une forte pression . Au Reichstag et dans la presse, ce progressiste ne cessait de sonner l'alarme, de démontrer le danger que représente la voie collectiviste, de dévoiler La Fausse Doctrine de la social-démocratie (tel était le titre de l'une de ses brochures théoriques, accessible à tous, vendue à 50 pfennig). Surtout son récit largement répandu (225.000 exemplaires la première année!), Tableaux de l'Avenir social-démocrate, avertissement tonitruant contre le programme d'Erfurt, a amené à la méditation maints sociaux-démocrates et simples ouvriers.

De l'intérieur, le premier puissant coup à la partie charlatanesque du socialisme a été porté par le coauteur de ce programme, Bernstein. En 1895 il enterra Engels, qui avait remplacé le défunt Marx dans le rôle de Pape du socialisme depuis 12 ans déjà. Bernstein enterra Engels selon son testament, en dispersant personnellement ses cendres dans la mer près d'Eastbourne, au sud de Londres. Et il se mit à méditer. Il a sans doute médité sur les avertissements de Richter, sur les contradictions du programme, sur l'héritage théorique de Marx-Engels, probablement sur leur puante correspondance, qui s'est ouverte à ses yeux attentifs, bienveillants (la direction du parti et la famille ont détruit ensuite une partie des lettres, l'autre partie sera falsifiée dès la première édition). Un an après déjà, se trouvant encore en exil londonien, Bernstein commença à publier une série d'articles sous le titre commun Les Problèmes du Socialisme, où il démolissait, l'une après l'autre, les principales prémisses du socialisme "scientifique". En 1898, au congrès de Stuttgart, le Secrétaire Bebel lui-même lut devant les délégués une longue lettre de Bernstein, exposant ses doutes. Bien que la majorité écrasante des députés ait rejeté le point de vue de "l'hérétique", le congrès n'exclut pas l'audacieux exécuteur testamentaire d'Engels. Le congrès prit seulement une résolution, demandant à Bernstein d'exposer plus largement ses thèses, pour que le prochain congrès puisse les discuter (étonnante tolérance! ne s'explique-t-elle pas par la crainte de la direction d'irriter le collègue, connaissant les sales secrets des l'archives? - vaines craintes: l'honnête Bernstein ne dévoilera rien, et ne recourra jamais au chantage, même quand il quittera pour les années de guerre le SPD qui s'était joint au camp de la guerre en 1914). Ainsi, un an après, grâce à cette demande du congrès, naquit le livre capital Les présupposés du socialisme et les tâches de la social-démocratie, que Kautsky "réfutera" aussitôt dans son livre Le Marxisme et son critique Bernstein.

Cela vaut la peine de tendre l'oreille à la critique révisionniste de Bernstein, d'un courage sans précédent, car elle fut l'un des trois facteurs qui sauva l'Occident du piège du socialisme (les deux autres facteurs étant les succès de la démocratie et la résistance idéologique et armée des antisocialistes). Dans ses articles et son livre, en s'appuyant sur les tableaux de la statistique, Bernstein arrache les lunettes rouges des nez socialistes et montre le monde réel. Les faits, dit Bernstein, démentent les postulats marxistes. Ce dissident n'est pas encore conscient qu'il frappe non pas tant le marxisme, que le socialisme lui-même. Car le marxisme n'est pas simplement une théorie personnelle de monsieur Marx, mais la fidèle, la plus conséquente et la plus habile expression des principes collectivistes du socialisme, qui est l'invention collective d'une légion de penseurs de gauche. Il n'y avait pas uniquement des esprits chimériques dans la foule des utopistes pures. Maints parmi eux étaient des intellectuels, spécialistes des sciences sociales. Déjà avant Marx, ils avaient vêtu l'utopie d'habits "scientifiques", attelé à son char féerique la philosophie, l'économie, la psychologie, l'histoire, forgé littéralement tous les éléments du dogme - en commençant par le conte sur la concentration, qui mènerait inéluctablement au socialisme (idée de l'économiste Constantin Pecqueur), en finissant par les slogans "Prolétaires, unissez-vous!", "L'émancipation des travailleurs sera l'oeuvre des seuls travailleurs" (ils étaient proclamés en France en 1841 par l'abbé Lamennais, mais dans un sens coopérative, et non pas communiste, et répétés ensuite, mais déjà dans le sens communiste, par l'écrivain Flora Tristan, une féministe, morte en 1844, soit quatre ans avant l'apparition du Manifeste de Marx).

Ainsi, les coups de Bernstein atteignent le socialisme. Oui, dit-il, les faits sont têtus. La démocratie réduit graduellement l'influence de la minorité privilégiée, en soumettant ses intérêts à l'intérêt général. Dans l'industrie, comme dans l'agriculture, les petites et moyennes entreprises ne disparaissent pas, mais font preuve d'une étonnante flexibilité, s'adaptent magnifiquement au progrès. C'est pourquoi une excessive concentration des capitaux n'est nullement prévisible. Le nombre de capitalistes et de propriétaires de toute sorte n'approche pas le zéro, mais au contraire, grandit sans cesse, comme grandit le volume des capitaux. Les nouvelles branches naissent, remplacent les anciennes. Le transport, la statistique, la science, la technique se perfectionnent. La démocratie se renforce, la "lutte de classe" y perd son intensité, et souvent elle est plus faible entre le prolétariat et le capital, qu'entre les classes de possédants. Les travailleurs ont tiré bien plus d'avantages de la collaboration de classe, que de leurs affrontements sous forme de batailles des deux camps, armés jusqu'aux dents. La classe moyenne ne se ruine guère, elle prospère, et la prolétarisation avec la paupérisation de la population ne se produisent nullement. Bien au contraire, les travailleurs deviennent de plus en plus aisés, libres, obtiennent de plus en plus de droits. L'influence du mouvement des travailleurs, des syndicats grandit. L'organisation du crédit et de l'approvisionnement s'améliore, en contribuant à la stabilité du système. Les crises économiques deviennent moins fréquentes et moins destructrices, et la société bourgeoise est encore capable d'un développement vigoureux. Bref, ce n'est pas la peine d'attendre "l'inévitable" mort du capitalisme et l'avènement automatique du socialisme, en tant que fruit de la superconcentration et de la prolétarisation. On ne pourrait aller vers le socialisme (tel que Bernstein le définissait) que par des réformes graduelles. Bernstein propose la devise: "Le mouvement est tout, le but final n'est rien". Il considère qu'une transition violente, donc artificielle, conduirait à la catastrophe. Même une paisible arrivée au pouvoir des socialistes à la suite d'une crise les mettrait dans une situation sans issue. En général, il ne faut pas considérer le socialisme comme un système monolithique, qui d'un bloc remplacerait le système ancien, mais comme un ensemble d'éléments qui, par parties, peut s'insérer dans le système actuel, le transformant graduellement, élargissant les droits, humanisant les relations, renforçant l'autonomie des groupes...

L'autonomie des groupes?.. Drôle de socialisme... Comment Bernstein comprenait le socialisme? Regardons le de plus près. Il adorait les coopératives (les vraies, où chaque membre est un copropriétaire de plein droit), mais il ne se rendait pas compte qu'en tant que variété de la propriété privée laborieuse, elles n'avaient rien à voir avec le socialisme (cette forme et les formes semblables de propriété de groupe, où le capital et le travail sont concrètement réunis, ainsi que la forme individuelle ou familiale similaire, nous les avons baptisé formes ergonistes, du mot grec ergon, travail). La diffusion graduelle de telles formes laborieuses, et donc de l'autonomie des groupes, aurait conduit vers un troisième système, vers une société avec la prédominance de travailleurs-PROPRIÉTAIRES, mais nullement vers le socialisme, avec sa nomenklatura, cette mafia politique au pouvoir (ce maître d'esclaves particulier, collectif, nous l'avons baptisé classe des hégémones, du mot grec hegemôn, chef). Car la présence dans la société d'une multitude de propriétaires autonomes, individuels et groupés (et donc la conservation de la concurrence, de l'argent, du marché, de l'inégalité matérielle, etc.), c'est l'incarnation justement de ce principe, que le socialisme désigne comme la racine du mal sur terre! Et c'est précisément lui, le principe de séparation, que ce dogme se propose de remplacer par le principe de fusion, de détruire l'éternelle division au nom de l'égalité et de l'unité, moyennant la collectivisation généralisée, c'est-à-dire de liquider l'autonomie de toutes les cellules de propriété! Or Bernstein, au contraire, voudrait élargir cette autonomie! En favorisant le principe de la propriété laborieuse - individuelle et de groupe - contraire au principe monolithique du collectivisme, ce dissident est devenu, au fond, un "ergoniste" inconscient, et ses soupçons à l'égard du socialisme se renforçaient au cours des pages.

Ce perturbateur de la tranquillité dogmatique a osé traiter les socialistes de conservateurs, puisqu'ils refusaient de voir l'enchaînement réel des événements et la direction véritable du développement. Bernstein a défini le Manifeste communiste comme un texte périmé, tendancieux, plein d'exagérations. La mécanisation n'a pas changé l'ouvrier en accessoire écervelé de la machine, et le travailleur réel n'a rien de commun avec le prolétaire théorique du marxisme. Quant au marxisme, il ressemble beaucoup au blanquisme (théorie du putschisme d'Auguste Blanqui). La dialectique, avec son culte de la lutte des contradictions, du développement uniquement par la voie des catastrophes et des "négations", c'est, selon Bernstein, "un élément perfide dans la doctrine marxiste, le piège posé sur la voie de la compréhension logique des choses". Le matérialisme historique avec son déterminisme économique, le postulat de la primauté de la matière et du caractère secondaire des idées et de la morale dans la vie de société - tout cela est erroné, conduit logiquement vers le fatalisme. L'Histoire est une résultante de l'action des forces non seulement matérielle, mais aussi d'une multitude (d'un pluralisme) de facteurs. Le socialisme ne peut pas être scientifique, puisqu'il est bâti sur des thèses préconçues et n'était jamais vérifié en pratique à notre époque.

Quant à l'idée de la société entièrement collectivisée, Bernstein propose d'y renoncer entièrement, considérant que l'Etat est incapable de gérer raisonnablement des dizaines de milliers d'entreprises en même temps. Mais l'idée du futur dépérissement de l'Etat est à son avis aussi absurde, puisque ses fonctions sont indispensables à la vie de la société. Dans le socialisme surgira le danger de l'affaiblissement du sentiment de responsabilité individuelle, et la diffusion de services gratuits renforcera la passivité des hommes, accroîtra le nombre de quémandeurs, de parasites de l'assistance sociale. Si les organes élus ne seront pas conservés, on verra s'ériger en réels maîtres du pays les dirigeants de l'administration, la BUREAUCRATIE - Bernstein emploi ce mot précisément!

Mais il met encore son espoir dans la salutaire liberté d'élections... Hélas, il n'est pas allé jusqu'à comprendre l'impossibilité de la liberté, l'inutilité des élections dans un vrai socialisme, système de concentration du pouvoir total entre les mains de l'appareil du parti et de l'Etat ou, plus précisément, de la classe des hégémones, bureaucratique PAR NATURE, devenant, comme jamais dans l'Histoire, propriétaire monopolistique de tous les moyens d'information, d'éducation, de production et d'existence, jusqu'à l'alimentation quotidienne! Et cela sans le contrepoids d'autres groupes de propriétaires, c'est-à-dire d'hommes autonomes, indépendants de l'Etat du moins dans quelques domaines.

Bien que Bernstein ne s'est pas libéré de toutes ses illusions, notamment de l'idée abstraite du socialisme, et bien qu'il est resté social-démocrate jusqu'à sa mort en 1932, il a dispersé la nappe de brouillard dogmatique pour apercevoir le monde réel et a pratiquement "trahit" la cause du socialisme concret, par nature incompatible avec la liberté. Car Bernstein est devenu un démocrate convaincu, ennemi de la violence et de la dictature, autrement dit, ll est devenu un Petit Judas, selon la terminologie léniniste (d'autant plus qu'il a rejeté avec horreur en 1918 la révolution bolchevique). Notons qu'il est devenu "Judas" avant ses collègues, déjà en 1896, bien avant Kautsky, dont il combattra longtemps le dogmatisme, jusqu'au jour où Kautsky avouera ses égarements.

Le deuxième "procès" de l'hérétique aura lieu au congrès de Hanovre en 1899. De nouveau le Guide Bebel, dans un discours de six heures, bombardera les thèses de Bernstein, sur lesquelles le débat durera encore quatre jours et se terminera par la condamnation massive des idées du "révisionniste", sans pour autant le sanctionner par le bannissement (en 1902, il sera même élu député SPD au Reichstag). Le programme du parti ne sera pas changé, mais les doutes rongeront beaucoup de collectivistes... Bientôt Bebel va devenir "centriste", puis Kautsky (lui ira plus loin et mènera une guerre idéologique contre le bolchevisme, c'est-à-dire se changera en super-Judas...). Un rôle non négligeable dans la révision de la doctrine sera joué par Eduard David et Max Schippel. Seuls les dogmatiques de gauche, tels Rosa Luxemburg, Mehring (le biographe de Marx), Lafargue (le gendre de Marx) ne dérogeront pas à la foi marxiste et provoqueront la séparation de l'aile d'extrême gauche, devenue l'Union spartakiste. Ce noyau du futur parti communiste organisera un putsch contre la République à peine née, âgée de 2 mois, en janvier 1919, notamment contre le gouvernement ... social-démocrate de Gustav Noske. La Commune rouge de Berlin sera dispersée par l'armée, et les deux meneurs des spartakistes, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht (fils de Wilhelm) seront battus à mort par les soldats. En mars à Berlin et en mai en Bavière, puis en 1923 à Hambourg, de nouvelles tentatives des rouges pour étrangler la démocratie seront écrasées d'une main ferme.

Les événement postérieurs accentueront les divergences entre les "frères" rouges et roses. Le SPD ne se soumettra pas au diktat de Moscou la bolchevique, et Staline assimilera les "social-traîtres" tantôt aux forces bourgeoises, tantôt aux fascistes. Hitler aussi considérait les sociaux-démocrates comme de démocrates bourgeois incorrigibles, impropres à être convertis en membres de son parti "ouvrier" national-SOCIALISTE. Par contre, il a donné l'ordre, selon le témoignage de Rauschning, d'ouvrir aux communistes, fanatiques de la dictature, les bras du parti, dans lesquels maints communistes se sont jetés avec enthousiasme (et parmi le million d'allemands, morts dans les camps nazis, il y avait bien plus de sociaux-démocrates que de communistes). Les informations sur la terreur stalinienne et sur le pacte de Staline avec Hitler ont repoussé les sociaux-démocrates allemands du communisme, et l'écrasement du nazisme, la fondation de l'Allemagne occidentale libre (et du régime d'occupation à l'Est) avaient remonté le prestige de la démocratie. En 1959, le congrès de Bad Godesberg était le triomphe des idées de Bernstein: le parti social-démocrate renvoya au musée presque tous les restes du collectivisme, en ne gardant du socialisme que quelques illusions de gauche, quelques pseudo-bonnes intentions et attrapes oratoires.

C'est-à-dire, qu'en fin de compte, les sociaux-démocrates allemands ont presque renoncé au socialisme. Ils sont devenus des "renégats", des "Judas"... Grâce à quoi ils ont cessé d'être un épouvantail, sont arrivé au pouvoir en 1969 pour y rester 13 ans, en apportant leur contribution au développement de l'Allemagne pluraliste. Et cela sans casser trop de vaisselle, comme le font d'habitude d'autres sociaux-démocrates, fidèles aux "idéaux" de gauche et moins "vendus à la bourgeoisie", autrement dit, ayant gardé dans leur programme une certaine dose du socialisme.

Dans les autres pays d'Europe, une évolution semblable avait lieu. Les moeurs de la démocratie, l'enrichissement du peuple, l'élargissement des droits et des libertés des citoyens modéraient l'ardeur révolutionnaire des partis de gauche. Les mouvements ouvrier (plus précisément: de travailleurs) et coopératif s'opposaient souvent au mouvement socialiste ou le modéraient, car par nature, ils avaient des buts opposés: ils n'avait pas intérêt à détruire la société pluraliste prospère et à fabriquer le socialisme, c'est-à-dire à transformer l'Etat en Unique Maître tout-puissant. La population des pays à économie pluraliste se composait en grande partie de propriétaires de leur logement, de capitaux, de terres, dans les formes de propriété capitalistes, et encore plus dans les formes ergonistes, donc la victoire électorale des collectivistes par la majorité écrasante était exclue. Par la nature même de la démocratie, en cas d'arrivée au pouvoir des socialistes, ils ne recevaient pas le droit de faire "table rase" de l'ancienne société et de construire le socialisme. Une victoire par 52% des voix (comme en France en 1981) signifiait qu'au moins 48% des électeurs s'opposent à la révolution, et s'y opposeront les armes à la main, si l'on essaie de les priver du droit de vivre comme ils l'entendent, c'est-à-dire si, en démolissant le pluralisme, l'économie à secteurs divers, on prive chacun de la liberté de choisir son mode de vie (même aux communistes il n'est pas interdit de vivre en communautés, seulement on ne sait pas pourquoi, ils ne le veulent pas - l'expérience prouve qu'ils destinent la vie de troupeau au peuple, non pas à eux-mêmes...). En outre, le camp des électeur de gauche n'est pas unanime. Beaucoup parmi eux votent négativement, en signe de protestation: contre les défauts de la société libérale, non pas pour le socialisme. Le bloc de gauche lui-même est constitué d'habitude de partis et groupes contradictoires, interprétant différemment la notion de socialisme et ne s'accordant en rien sur le choix de l'itinéraire. La victoire de "Fronts populaires" avec une majorité relative (par exemple, 34% en Espagne et 46% en France en 1936, 36% au Chili en 1970) signifiait sans ambiguïté, que la majorité DU PEUPLE se trouvait hors du Front "populaire" et ne voulait nullement le socialisme. Et quand les socialistes dédaignaient cette vérité et interprétaient leur victoire comme le droit de liquider le pluralisme et d'imposer le collectivisme monolithique à toute la population, cela provoquait inévitablement une guerre civile, et la majorité du peuple ou l'armée, reflétant la volonté de la majorité, écartait les usurpateurs par la force (comme cela est arrivé en Espagne et au Chili).

En France, les élections amèneront les socialistes avec leurs alliés au pouvoir plusieurs fois: en 1902, 1924, 1936, 1981, 1988, 1997. Mais ayant compris la nature "dangereuse" de la démocratie, ils n'ont pas osé aller trop loin dans la socialisation. D'autant plus que leur socialisme a commencé à se diluer assez tôt. Le pionnier, dans cette dilution, était l'avocat et député Alexandre Millerand, le premier socialiste dans l'Histoire à devenir ministre dans un gouvernement "bourgeois". Et cela sans l'accord du parti... Dès 1899, en l'espace d'un quart de siècle de "traîtrise" (il était plusieurs fois ministre et 4 années président de France), ce nouveau "Petit Judas" réalisa une série d'excellentes réformes sociales au profit des travailleurs, et son exemple a "perverti" maints socialistes. Un socialiste plus malin, l'avocat et bourgeois typique Jean Jaurès, devenu député du parlement en 1893 et leader du parti socialiste 8 ans après, a pu éviter le titre infamant de Petit Judas, en combinant le comportement révisionniste avec les discours demi-marxistes (Lénine inclura même son nom dans la liste des pères du socialisme de goulag, gravée sur l'Obélisque près de Kremlin, à la place des noms des tsars). Graduellement, Jaurès conciliera les socialistes français avec l'idée "d'utiliser" la démocratie comme moyen d'arriver au pouvoir par la voie pacifique. Et la démocratie rongera le socialisme dans le parti à tel point qu'en France, comme cela se passait en Allemagne, l'aile d'extrême gauche ne supportera plus l'esprit démocratique. Elle se séparera en 1920, en fondant le parti communiste, qui sera le vassal fidèle du Kremlin pendant sept décennies entières, tant qu'y flottait le drapeau rouge de la terreur. François Mitterrand, avocat et bourgeois aussi, sera un imitateur habile de Jaurès en ce qui concerne l'hypocrisie, et amènera les socialistes au pouvoir en 1981, en achetant le soutien des communistes au prix d'un programme prévoyant une série de nationalisations, disons, au prix du socialisme à 20%. La faillite presque immédiate de cette expérience forcera les socialistes à tourner vite le volant à droite, introduire la NEP et commencer à jeter hors bord le pesant ballaste d'une série de leur illusions socialistes.

Voilà déjà un siècle que le spectre du bernsteinisme hante l'Europe. Si le socialisme ne s'est pas libéré tout de suite et pas partout des restes du poison des idées collectivistes et nivellatrices, il a commencé graduellement et partout à se diluer sérieusement, il a réduit la dose du collectivisme et cessé d'être un danger mortel. Les sociaux-démocrates pouvaient seulement, par leur pression, extorquer une nationalisation partielle, un certaine nivellement, une bureaucratisation, augmenter le parasitisme social et autres infections. Mais renverser le système pluraliste, tout en se soumettant aux règles de la démocratie, devenait impossible. La société pluraliste pouvait supporter le poison du socialisme dilué. Néanmoins, avec la dilution la plus poussée, les traces du poison restent, et la société en devient malade. La politique rose menait toujours à une bureaucratisation du pouvoir, à l'obésité grandissante du secteur public déficitaire au prix du pompage des ressources (donc de l'appauvrissement) des autres secteurs, elle augmentait le nombre de fonctionnaires, la pression fiscale, la corruption et les dettes de l'Etat. Cette politique avait une seule utilité: son échec forçait les socialistes à diluer de plus en plus leur programme, par crainte de perdre une masse d'électeurs... Ainsi, les expériences pénibles servait à guérir des idées fausses les pays où de telles idées avaient du succès (c'est-à-dire les pays où les électeurs confiaient de temps en temps la gestion de la société libérale à ses sévères critiques, sinon adversaires).

Quant aux fanatiques du socialisme, qui avaient fait scission pour se rassembler dans les partis ou groupuscules communistes et gauchistes, ils n'étaient pas assez nombreux pour imposer le socialisme par la force.

Ce n'est qu'en Russie que la dilution du socialisme s'était arrêtée. Le retard de l'abolition du servage, l'absence de démocratie parlementaire avant 1906 avaient entravé la "dépravation" des sociaux-démocrates, leur transformation en Petits Judas, en traîtres à la Mensongère idée (si l'on peut appeler traître l'homme qui retourne du mensonge meurtrier vers la vérité). De ce qui se passait chez les sociaux-démocrates allemands, leur collègues russe étaient parfaitement informés. On lisait Kautsky et Bebel plus en Russie qu'en Allemagne. Car l'Allemagne, avec la social-démocratie la plus nombreuse au monde, longtemps a été considéré comme l'avant-garde, le Vatican du socialisme. Pour tout marxiste, la révolution mondiale devait venir de là, de cette patrie de Marx-Engels, en tout cas de l'Occident développé. Lénine observait attentivement la lutte d'idées au SPD. En 1899, quand le livre de Bernstein est paru, Lénine se trouvait au village Shushenskoye, en exil-"sanatorium" sibérien (où il a rétabli sa santé). Il a demandé instamment à sa famille de lui envoyer ce livre, a reçu la même année son édition allemande par la poste et l'avait aussitôt lu avec avidité. Dans sa lettre du 1er septembre il exprima sa déception: "Très faible", "l'opportunisme poltron" (en 1915-1917 son langage sera bien plus venimeux, et son aboiement contre Bernstein deviendra de plus en plus enragé: "Renégat", "le Maître de l'opportunisme", "philistin", "Erostrate", "l'âme sale", "merdeux", "merde"). Or, déjà à cette époque, dans les cercles de la gauche russe, étaient apparus des admirateurs de l'insurgé allemand contre les conservateurs de la Révolution. La lutte des dogmatiques et des révisionnistes avait commencé, se changeant ensuite en confrontation des bolcheviks et des mencheviks, avec une issue sanguinaire (au cours de cette lutte, Lénine traitera Trotsky de Petit Judas, pour sa modération temporaire).

Il manquait seulement à la Russie la démocratie et le rapide enrichissement de la population, qui auraient pu renforcer la position des modérés. D'ailleurs, au début du 20e siècle, le processus a démarré. Le capitalisme était en phase ascendante, le tsar avait entrepris des réformes démocratiques après la révolution de 1905, et les dernières années avant la première guerre mondiale, le pays avait commencé se développer très rapidement, à s'enrichir et à se démocratiser. Les élections aux quatre Douma avaient amorcé l'adoucissement du camp de la gauche, où étaient apparus les "conciliateurs", même parmi les députés bolcheviques de la Douma... Mais la guerre mondiale a ôté les fruits du progrès, a réchauffé les arguments des fanatiques de l'idée de "faire table rase du vieux monde". Le temps pour diluer la doctrine du socialisme manqua. L'abolition de la monarchie, affaiblie par ses échecs dans la guerre impopulaire, a transformé la Russie en février 1917 en une faible démocratie, privée d'expérience, en une proie facile des extrémistes de gauche (surtout dans les conditions de guerre, de l'armement des masses), en "maillon faible de la chaîne du capitalisme", selon l'expression de Lénine. Et ce fanatique diaboliquement énergique, comprenant parfaitement la nature tyrannique du socialisme, dirigea adroitement toutes les forces du parti bolchevique, épuré des éléments modérés, sur la seule voie possible vers le socialisme, la voie de la violence sanguinaire qu'aucune entrave morale ne retenait. Son putsch d'octobre réussit. La Russie était tombée dans le piège. Ni Bernstein ni Richter (dont le récit a été publié en Russie en 1893, mais, malheureusement, avec un tirage modeste) n'avaient pas eu le temps d'empêcher le malheur - pour leurs idées, le sol n'y était pas assez labouré par la démocratie. Si la démocratisation de la Russie aurait commencé dix ans plus tôt, le socialisme n'y aurait pas été possible, car aurait triomphé ce principe, proclamé par Victor Hugo dans son discours au parlement du 21 mai 1850: "Le droit d'insurrection est aboli par le droit de suffrage". Hélas, là où le droit de suffrage n'était pas affermi, très souvent le fusil brisait les urnes électorales, et le socialisme les éliminera de l'usage pour longtemps ou les changera en accessoires d'une comédie humiliante, forcée, esclavagiste d'élections sans droit de choisir.

Ainsi, Richter (lui-même "fils" d'autres prophètes - de Reybaud, Lamennais, Franck, Tocqueville, Bastiat, etc.) nous a aidé à comprendre qui étaient les "pères" de Bernstein et pourquoi le socialisme en Occident s'était dilué dans la démocratie au point qu'il ne pouvait plus vaincre, malgré toutes ses séductions paradisiaques. Mais Richter nous aidera aussi à trouver la réponse à une autre question: pourquoi là où le socialisme a vaincu, il a engendré des conséquences qui sont aux antipodes de ses promesses oratoires, devenant un cauchemar pour le peuple? Pour commencer, prenons connaissance de Richter lui-même et de son point de vue très particulier qui lui a permis, avec une perspicacité extraordinaire, de discerner la nature des idéologies de son temps et a insufflé à ses paroles une force inhabituelle, celle de la Vérité.















3. Richter - combien de divisions?


Oui, toute la force de Richter gisait dans la vérité et la justesse de ses paroles. Il n'a jamais utilisé d'autre arme que celle des paroles. C'était le général d'une puissante armée d'idées vraies. Bien qu'il menait derrière lui un parti, ce n'était pas un instrument de conquête du pouvoir dans le but d'imposer à tout le monde sa volonté unique, mais un moyen de convaincre, de faire triompher des idées. Idées de la véritable liberté et de l'autonomie de l'homme. Richter faisait une guerre d'idées à Bismarck, l'homme le plus puissant d'Europe, et contre tous ceux qui, à gauche et à droite, tentaient d'étouffer ou de restreindre la liberté des hommes honnêtes. Toute la vie de ce politicien sans idéologie était consacrée aux idées de liberté des idées, de liberté de choix des voies.

Eugen Richter est né le 30 juillet 1838 à Düsseldorf, en Rhénanie, dans une famille protestante. Son père Karl, médecin militaire, auteur d'articles médicaux, a inculqué au fils des idées libérales, l'amour de la liberté et de l'écriture. Ayant terminé le lycée à Koblenz, Eugen étudie le droit à l'université de Bonn et l'économie à celle de Heidelberg. Il a particulièrement bien étudié Adam Smith, Ricardo, Say, ainsi que les théories de l'école de Manchester - un groupe de grands propriétaires de manufactures, qui défendait les principes du libre-échange. Dès 1858, Richter étudiait à Berlin, où il suivait avec intérêts les débats au parlement de Prusse. Ayant brillamment passé les examens de fin d'études en 1860, à l'âge de 22 ans il entre dans l'administration.

Déjà étudiant, Richter adhère au club libéral Congrès économique. Il y fait des rapports sur la politique financière et les publie dans un journal. De ce club, influent dans les cercles libéraux, est né le parti progressiste. Jusqu'en 1865, Richter participe aux congrès et aux débats du club et du parti, où les libéraux "de gauche" (on peut dire ergonistes), l'Anglo-allemand John von Prince-Smith et l'Allemand Hermann Schulze-Delitzsch prêchaient les principes de la propriété laborieuse, de l'entraide des travailleurs, du crédit et de l'assurance mutuelles, de l'éducation populaire, du mouvement coopératif et du mouvement des consommateurs. De leurs idées et efforts est né et s'est diffusé sur les pays voisins un large réseau d'organisations de type parfaitement ergoniste, appelé en allemand Genossenschaften (littéralement, camaraderies ou compagnonnages). En 1863, sous l'influence de Schulze-Delitzsche, Richter fonde l'une de premières Unions de consommateurs et la gère pendant un an. Il est intéressant de noter que la même année, au premier congrès des Unions de l'autoéducation populaire, Richter avec Bebel (qui n'était pas encore marxiste) a pris la défense de Schulze-Delitzsche dans sa polémique contre Lassalle, qui prétendait à la manière marxiste, que les coopératives dans la société capitaliste n'étaient qu'une duperie pour les travailleurs, car elles les détournaient de la lutte pour le socialisme. Richter a publié une brochure sur cette polémique, dont la conclusion était sans ambiguïté: ce n'est pas la coopérative, mais bien le socialisme qui est une duperie pour les ouvriers. Richter donnait des conférences sur l'économie aux cours de l'Union des compagnonnages. Cette activité et les publications du fonctionnaire Richter dans l'esprit de ce mouvement n'ont pas plu à ces chefs, et il a reçu plusieurs réprimandes. En 1864, désigné candidat des libéraux, il est presque unanimement élu bourgmestre de Neuwied, mais n'est pas confirmé par l'administration à cause de ses opinions oppositionnelles. Outragé par cette attitude, Richter démissionna de l'administration et s'est établi journaliste à Berlin. Surtout il y faisait de reportages sur les débats au parlement prussien, dont le milieu et le fonctionnement lui étaient familiers. Cette activité décidera de sa future carrière.

En 1865, il se consacra pour un temps au travail de juriste. Une compagnie privée d'assurance de Magdeburg lui avait proposé d'élaborer un règlement d'assurance et un projet de loi. Cette expérience lui servira ensuite, pendant les discussions sur la sécurité sociale. Un an après il retourne à Berlin travailler comme journaliste, métier qu'il considérait comme sa vraie vocation. Mais bientôt à cette activité s'ajoutera une autre. A lui, fin connaisseur de la vie parlementaire, Schulze-Delitzsche propose de se présenter comme candidat du parti progressiste au Reichstag de l'Union nord-allemande, qui était le noyau de la future Allemagne réunie. Après une campagne électorale rude, à l'âge de 28 ans Richter devint député. Ainsi, c'est en 1867 que commençait sa carrière parlementaire au Reichstag et parfois, parallèlement, au Landtag prussien. Sans abandonner le journalisme, Richter est devenu l'un de premiers politiciens professionnels. Il joua très vite un rôle éminent au parti progressiste.

On classe ce parti comme libéral de gauche. Or il n'y avait rien de gauche dans son programme, dans le sens collectiviste du terme, aucune hostilité envers l'ancienne civilisation. Tout simplement le parti était ardemment réformiste, avec un programme, dont maints points avaient l'esprit ergoniste. Le parti menait une lutte acharnée contre la politique autoritaire, bureaucratique, militariste, colonialiste de Bismarck. Richter, homme ingénieux, possédant de larges connaissances, particulièrement dans les domaines financier et militaire, était devenu le principal orateur de l'opposition libérale. Ses discours s'appuyaient sur les arguments et chiffres sérieux, étaient animés de l'humour, et même Bismarck, qui éprouvait pour cet opposant inflexible un sentiment d'agacement, mêlé de respect, prêtait l'oreille à ses arguments. Sur le plan de l'éloquence, seul Bebel pouvait se mesurer à Richter (si l'on peut comparer l'art de la démagogie du premier avec l'art de la recherche de la vérité du second). Le Reichstag retenait son souffle quand ces deux polémistes s'affrontaient (le même phénomène se produisait au parlement français pendant les duels oratoires entre le raisonnable Clemenceau et le péroreur Jaurès).

En 1884, de la fusion du parti progressiste et de l'aile réformiste du parti national-libéral est né le Parti allemand des libres penseurs, dont Richter est devenu président. Le parti avait des centaines de cellules dans tout le pays, une presse assez influente, dont les principaux organes avaient comme rédacteur Richter, journaliste expérimenté. Pour ce parti votaient 12 à 18% d'électeurs, et son groupe au Reichstag comptait entre 32 et 67 députés (sur 373). En 1893, plusieurs députés ne se soumirent pas à la discipline du parti, en votant les crédits militaires. Sur l'insistance de Richter, ils furent exclus du parti. Par conséquent, le parti de libres penseurs se scinda, et la majorité avec Richter en tête a pris le nom de Parti populaire des libres penseurs. Son poids électoral descendit à 8-12%, le nombre de ses députés à 21-29, et les collègues de Richter lui reprocheront l'excessive intransigeance sur les principes, que certains interprétaient comme de l'intolérance, des manières dictatoriales. Mais pour Richter la fidélité aux principes était plus importante que les succès électoraux.

Sous tous ces trois noms, la politique du parti restait la même: lutte sur les deux fronts, contre l'utopie rouge et la réaction noire (plus tard, d'un mélange de ces deux fléaux naîtra le monstre brun de la révolution national-socialiste). C'était la lutte contre le Mal sous ses deux formes. Contre la partie réactionnaire de la politique du gouvernement Bismarck et contre les plans collectivistes du parti de Bebel. Le premier front était pratique, la lutte concernait les projets de lois, les questions de budget, contenant en germe la guerre, l'arbitraire. Le second front était celui des idées, et la bataille se faisait contre les illusions, erreurs, ou principes dangereux qui pouvaient conduire le pays à la ruine et à la guerre civile. Les principaux champs de bataille étaient le Reichstag et la presse; l'arme principale était les arguments. La principale condition était la liberté de discussion, les droits égaux entre débattants. Au nom de ces règles, le noble Richter non seulement exigeait sans répit l'abrogation de la loi d'exception contre les socialistes, ses plus grands adversaires, mais il cessa toute publication d'articles contre eux durant les 12 ans de validité de cette loi. En 1890, dans sa première brochure contre les socialistes, sortie après l'abrogation de la loi, il explique ce silence ainsi: on n'attaque pas un adversaire qui n'a pas la possibilité de se défendre. On ne peut même pas citer un tel adversaire, si ses paroles peuvent lui attirer des poursuites judiciaires. Il ne s'est permis qu'une seule exception à cette règle: sa brochure Contre Bebel en 1883, car Bebel, en sa qualité de député, pouvait se défendre librement. Et même attaquer: la brochure de Richter était en fait une réponse aux discours parlementaires et autres publications de Bebel.

Comme personne d'autre, le clairvoyant Richter a décelé les démons qui menaçaient de dérouter l'Allemagne de la voie du progrès, de la démocratie et du bien-être. Ces démons s'appelaient la haine de classe et de race, l'idolâtrie devant le pouvoir sans contrôle, et donc toutes les espèces d'arbitraire, les fruits de l'assemblage de la domination avec l'esclavage: nationalisme agressif, militarisme, centralisme, collectivisme. Certains traits prédominaient chez les agents-du-mal de droite, d'autres chez ceux de gauche.

Bismarck est allé trop loin dans sa politique de réunification de l'Allemagne. Le renforcement excessif du pouvoir central devenait dangereux, allait au détriment de l'autogestion locale, rétrécissait le champ de la démocratie et l'initiative de la société civile, transformait l'homme en pion. L'adoption de la sécurité sociale étatisée et les autres réformes sociales n'avaient pas de caractère démocratique, mais renforçaient la dépendance du citoyen envers la bureaucratie d'Etat. La politique extérieure agressive conduisait à une militarisation grandissante. L'activation de la politique coloniale exigeait la construction d'une flotte militaire très coûteuse. L'accroissement du budget avait comme effet l'augmentation de la pression fiscale qui nuisait au développement de l'économie. La politique des barrières douanières élevées était un frein à l'économie libre, compétitive. L'Allemagne, armée jusqu'aux dents devenait une menace pour les voisins. La politique de grande puissance excitait les sentiments nationalistes, l'intolérance raciale. Si en général l'Allemagne progressait, la danse sauvage des démons autour de la partie saine du peuple inquiétait Richter. Son regard perçant a repéré à l'horizon des nuages noirs. Et il faisait tout ce qu'il pouvait pour écarter le malheur.

En ce temps déjà, dans l'atmosphère de la politique de grande puissance de Bismarck, ont commencé à s'agiter les têtards du futur national-socialisme. L'aïeul spirituel d'Adolf Hitler, un certain Adolf Stoecker, pasteur de la Cour, avec le soutien du plus célèbre historien de Prusse le professeur Heinrich von Treitschke, organisa en 1879 une campagne à la fois contre le capitalisme et contre le "danger juif", puis fonda le parti chrétien-socialiste. A l'époque, le système libéral était en plein essor, et les Juifs allemands, auxquels la démocratie avait octroyé les droits égaux aux autres citoyens, contribuaient avec enthousiasme au progrès industriel, politique, culturel, scientifique du pays. Dans certains domaines, l'apport des Juifs dépassait leur nombre relatif. Dans les conditions de liberté de choix des professions, c'est un phénomène normal et inévitable, puisque chaque peuple a des talents particuliers. Cela a suffit pour que la bile de l'envie raciste, en irritant les plaies du cancer héréditaire de la haine aveugle, millénaire envers les Juifs-"déicides", provoque une vague d'antisémitisme enragé. La campagne de Stoecker, exigeant l'annulation de l'égalité des Juifs (pour leur interdire l'accès à certaines professions) était puissamment soutenue par les réactionnaires de droite et de gauche. D'autant plus que le pouvoir au début n'opposait aucun obstacle à cette vague d'hystérie. Bismarck était conscient de l'utilité des Juifs pour le pays (il avait en particulier beaucoup de bienveillance pour les banquiers juifs, de vrais catalyseurs de la construction, du progrès industriel, et sauveurs fréquents du Trésor avec ses poches trouées). Mais en tant que zélateur de la religion luthérienne, il éprouvait des sentiments assez froids, sinon hostiles pour les Juifs (rappelons que la doctrine de Luther contient, contre ces "déicides" des invectives absolument diaboliques, comparables par la sauvagerie et l'absurdité à celles de Hitler). En outre, Bismarck comptait utiliser les antisémites dans sa lutte contre le parti progressiste de Richter, dont la direction contenait pas mal de Juifs, puisque le caractère démocratique de son programme convenait merveilleusement à ces victimes éternelles de la discrimination. Au Reichstag, le parti progressiste a exigea du gouvernement l'adoption de mesures contre la campagne de Stoecker, ainsi qu'une confirmation du principe de l'égalité des Juifs. Les débats ont duré deux jours. Une partie de la presse et de la société avait soutenu ces demandes. 75 berlinois notables avaient signé la déclaration qui dénonçait la nocivité pour l'unité de la nation de cette campagne antisémite, affirmait que les Juifs avaient "apporté honneur et profit à la patrie", et que les Allemands devaient se débarrasser de leur fanatisme médiéval. L'Empereur fut obligé d'exprimer sa désapprobation des agissements de Stoecker. Bien plus tard, quand aux élections de 1881 les antisémites avaient cédé leurs positions au bénéfice des progressistes, Bismarck avait à contrecoeur désapprouvé "la lutte contre les Juifs" et remarqué que si l'on suivait les arguments de Stoecker, "on pourrait un jour s'en prendre aux Allemands d'origine polonaise ou française et prétendre qu'ils ne sont pas Allemands".

Richter a consacré beaucoup d'efforts à la lutte contre le colonialisme. Il le considérait non seulement indigne moralement d'un peuple civilisé, mais même désavantageux. La politique coloniale était la principale cause du gonflement par Bismarck des budgets militaires, donc coûtait cher au pays. Les guerres avec des rivaux pour les colonies, la pacification des peuples colonisés ont coûté beaucoup de vies et de moyens. En général, les colonies engloutissaient plus de capitaux qu'elles n'en apportaient de profits. Pour le peuple elles n'étaient qu'un fardeau, et non une source de richesse. Les arguments de Richter tombèrent dans certaines têtes sages. Richter avait de quoi se réjouir quand le successeur de Bismarck au poste de chancelier Georg von Caprivi déclara: "La pire des choses qui pourrait nous arriver, c'est que quelqu'un nous donne toute l'Afrique en cadeau".

Le souci principal de Richter, adepte de Tocqueville et de Bastiat, était la lutte pour l'élargissement des droits, des libertés, des initiatives de la société civile, et contre l'excessif interventionnisme de l'Etat. Richter n'était évidement pas un anarchiste et ne luttait pas contre l'Etat en tant que tel. Mais il considérait que chaque homme devait prendre entre ses mains la plus grande partie de ses affaires, en laissant uniquement à l'Etat les affaires générales, celles que les citoyens et leurs organisations ne sont en mesure d'exercer seuls. Quand Richter et ses amis politiques s'opposaient aux projets de lois de Bismarck sur la sécurité sociale étatisée, ils ne le faisaient pas par sentiment d'hostilité à la protection sociale des citoyens. Au contraire, ils la souhaitaient de tout leur coeur. Richter craignait seulement que l'Etat, en prenant entre ses mains cette cause vitale des citoyens et de leurs organisations, la rende stérile, bureaucratique, la change en un lien supplémentaire, avec lequel l'Etat ligote les citoyens, les rend dépendants de lui. Richter avait une attitude analogue dans les autres sphères. Par exemple, il considérait que les consommateurs ne devaient pas être d'impuissants solitaires, une foule disparate face aux producteurs et commerçants, mais s'organiser en un contre-pouvoir, prendre une partie des problèmes de consommation entre leurs mains. En 1867, il écrit le livre Unions de consommateurs, guide sur l'organisation et le fonctionnement de telles unions. Rappelons que Richter était l'ami et compagnon de l'économiste Schulze-Delitzsche, auteur du Cours d'économie politique pour ouvriers et artisans (1874), fondateur en Europe d'un puissant réseau de coopératives, de sociétés de consommateurs et de banques mutuelles (ce réseau existe toujours), adversaire du socialisme et passionnant défenseur non pas simplement de l'autoGESTION, mais de l'autoPROPRIÉTÉ des travailleurs. Cela signifie que Richter était plus qu'un démocrate et libéral. Il était dans une certaine mesure partisan du troisième principe, un tretiste, un ergoniste. C'est pourquoi les historiens, raisonnant selon les catégories du schéma linéaire bipolaire "gauche - centre - droite" (ou "socialisme - capitalisme", "étatique - privé"), étaient toujours désarçonnés, quand il fallait définir la position de Richter. Il n'entrait nullement dans ce schéma. Car il se trouvait quelque part près du troisième angle du triangle des principes, invisible pour les prisonniers de la logique bipolaire. C'est pourquoi il est presque impossible de trouver de biographes ou d'historiens qui seraient favorables à Richter. Ceux de gauche l'inscrivaient au camp de droite, en tant qu'ami de la propriété et "laquais de la bourgeoisie". Ceux de droite le rangeaient dans le camp de gauche, en tant que progressiste dangereux, partisan des travailleurs.

En se rendant conscient de l'existence de cette troisième position, il n'est pas difficile de comprendre la noblesse de la lutte de Richter. Il s'agissait d'une lutte pour les libertés civiles. Lutte contre les monopoles, surtout contre les monopoles d'Etat (même le monopole sur le tabac, sur alcool). Contre tous les monopoles. Surtout contre le Monopole totale étatique, c'est-à-dire contre le socialisme total. Lutte contre les socialistes. Contre la loi, limitant la liberté des socialistes. Contre la nationalisation des chemins de fer. Contre la censure. Contre le colonialisme. Contre le militarisme et le gonflement des budgets militaires. Contre le service militaire long, contre la flotte excessivement grosse. Contre l'augmentation des impôts. Contre les antisémites. Contre les barrières douanières, dont l'effet est l'augmentation des prix pour les consommateurs, surtout pour les pauvres. Contre les privilèges de la grande aristocratie terrienne. Contre l'arbitraire des entrepreneurs et pour la libre association des salariés. Pour le contrôle du parlement sur le pouvoir exécutif. Pour l'égalité des femmes. Pour la sécurité sociale des travailleurs sous leur propre direction. Pour la séparation de l'Eglise et de l'Etat, mais pour le soutien des églises par le Trésor. Etc.

Le côté privé de la vie de Richter est mal connu. Il fuyait la vie mondaine, et personne ne l'a vu en habit d'apparat. Il passait son temps entre le parlement et les rédactions. Il gardait beaucoup d'oiseaux dans sa maison. Il resta longtemps célibataire, et ce n'est qu'à l'âge de 63 ans qu'il se maria avec la veuve de son ami, publiciste et éditeur Parisius. Pendant les deux dernières années de sa vie, la maladie obligea Richter à délaisser ses activités. Il est mort à 67 ans, le 10 mars 1906 près de Berlin. Le parti qu'il dirigeait, privé de leader, semble avoir perdu son âme, son énergie, et disparut en 1910 dans le bloc des libéraux de gauche, qui avait pris le nom de Parti progressiste populaire.

Ayant compris le sens de la vie de Richter, ses buts et positions véritablement humains, nobles, nous pourrons mieux comprendre l'essence de sa prophétique brochure, éclairant les conséquences de l'Erreur du socialisme, la logique destructrice de cette idéologie inhumaine se cachant sous un masque angélique.















4. Les tableaux du futur cauchemar



L'original allemand du récit contient en tout 48 pages. Cela a suffi à Richter pour éclairer toute la mécanique de l'entraînement postrévolutionnaire du pays dans le hache-viande socialiste. Si l'auteur ne devine pas le goulag au bout de la chaîne logique du système, ce n'est pas par manque de perspicacité, mais en raison de son irréprochable honnêteté dans son rôle de débatteur. Richter a choisi les conditions de départ les plus favorables pour les auteurs du programme du socialisme. Il a supposé qu'ils étaient tous des gens convenables, sincères, que leurs intentions étaient pures, qu'ils respecteraient honnêtement l'esprit de tous les points de leur programme et que ce programme ne contenait pas de points cachés. Il les croit sur la parole et ne met pas en doute leur capacité à réaliser les transformations colossales, qui commencent par la destruction de toutes les bases de la civilisation millénaire. Richter "remet" entre les mains des sociaux-démocrates une Allemagne en excellent état, rassasiée, confortable, à l'environnement favorable (presque toute l'Europe devient simultanément socialiste). Dans le récit, aucune guerre, aucun événement sanglant ne précède la révolution et n'accompagne sa naissance. Si au cours du récit auront lieu quelques déviations du programme, si les effets pernicieux apparaîtront, cela se produira non pas par la mauvaise volonté des exécutants, non pas parce qu'ils ne tiendront pas leurs douces promesses, ne conserveront pas les libertés promises, mais par la seule logique du socialisme. Pas une fois Richter n'appellera à son aide l'argument tout à fait légitime de l'imperfection naturelle de nouveaux dirigeants, de leur manque d'expérience, de leur naïveté ou malveillance. Il n'usera même pas de l'argument que les arrivistes, les cannibales, les assoiffés de pouvoir, collant toujours au pouvoir, pouvaient accaparer les postes de direction et défigurer le socialisme dans leur intérêts égoïstes. Aucun des nouveaux maîtres du pays n'est présenté comme scélérat. Mieux encore, le récit est écrit non pas du point de vue d'un critique sévère du nouveau régime, mais sous forme d'un journal intime, écrit par un fervent (presque jusqu'au bout du récit) social-démocrate, prolétaire, relieur d'imprimerie, appelé Schmidt. Au jeu d'échecs cela s'appelle donner une remise à l'adversaire, c'est-à-dire volontairement commencer le jeu avec moins de figures que lui. Comme nous le voyons, Richter a fait la remise de plusieurs figures à la fois. Sa victoire sera d'autant plus convaincante, que grâce à cette méthode il tient compte de la seule influence de la pure logique du socialisme pur, et exclue tous les autres facteurs défavorables qu'il est pourtant impossible d'exclure dans la réalité. Il est vrai qu'ainsi le cauchemar qu'il va prévoir sera adouci par rapport au cauchemar découlant du socialisme réel avec de réels, et non pas d'angéliques bureaucrates au pouvoir. Néanmoins, ce sera un cauchemar. Celui que Richter a deviné entre les lignes du programme d'Erfurt et des textes de Bebel (d'où le supplément au titre de la brochure: selon Bebel). Richter a surtout examiné les traits du socialisme selon les tableaux du futur paradis, décrit sur près de 150 dernières pages du gros livre, parfaitement marxiste, de Bebel La Femme et le Socialisme, publié en 1883.

Cela vaut la peine de jeter un regard sur ce texte de Bebel, qui servait de source à Richter. D'autant plus qu'il est maintenant peu connu. Les marxistes au pouvoir l'avaient dissimulé au peuple de peur que le peuple puisse mourir de rire, en comparant les prévisions paradisiaques de Bebel avec le résultat réel. Ce livre, indésirable à Moscou, a été aussi peu diffusé en Occident par les éditeurs de gauche à l'époque du "socialisme triomphant", et les éditeurs de droite dédaignaient ce livre trop marxiste.

C'est même "plus" qu'un un livre marxiste, il va plus loin que Marx... On sait que Marx prenait très rarement le risque de décrire les détails de l'avenir utopique radieux et avait concentré toute son énergie sur le plus important - sur la propagande de la collectivisation totale et de quelques principes de base qui en découlent. Le reste viendrait de soi, comme conséquence, disait Marx... C'est évident... Mais la patience manquait à beaucoup de gens, partisans ou adversaires du socialisme. Connaître justement les conséquences, les détails était le désir de tous. Les partisans voulaient les saisir afin d'avoir l'avant-goût de leur douceur et y puiser les forces pour le combat en faveur du paradis collectif; les adversaires - pour détecter leur venimosité. Bebel, le Chef du Parti, avait succombé aux suppliques des partisans du socialisme dans le but d'élargir leur cercle (et avec lui le nombre d'électeurs de gauche), ainsi que pour réduire en cendres les adversaires. En affirmant qu'il resterait sur le plan de principes, Bebel s'est un peu plongé dans les conséquences. Mirifiques! Et il les a très bien décrites, à condition de les retourner à l'envers ou, comme en mathématique, de remplacer, dans leur appréciation, le plus par le moins...

Ecoutons donc le récit scientifique de Bebel sur la naissance du Nouveau monde... Au premier jour, le Parti créa la Collectivisation... Tout le reste, ce sont des conséquences heureuses. L'Etat commence à dépérir, avec ses procureurs, avec l'armée, la police, les casernes, les prisons. "Bref, l'appareil politique tout entier" s'évanouit (voir édition de 1911, p.622). Les masses d'anciens fonctionnaires sont mutés vers des travaux utiles. La bureaucratie fond comme neige au soleil. A l'aide d'une citation d'Engels, les représentants administratifs élus "administrent des choses et des opérations de production" au lieu de "gouverner des personnes". Aussitôt tous les hommes deviennent solidaires, les intérêts privés disparaissent... "Personne n'aura d'autre intérêt que l'intérêt général" (Bebel, p.623). Personne! "Tout marchera suivant un plan et un ordre déterminés. (...). L'ensemble ira comme en jouant" (comme en jouant, c'est une des expressions favorites de Bebel). Chacun choisit librement ses occupations, et s'il s'avère que trop de volontaires se proposent pour les travaux agréables, et que pour les travaux durs, sales, dangereux apparaît un déficit, alors ce n'est plus la différence de salaires (liquidée) ni l'offre et la demande, mais bien l'administration qui rétablira le nécessaire équilibre (p.539). Facilement! Car tout le monde sera plein d'abnégation, il n'y aura plus de paresseux, chacun sera épris "d'un joyeux amour de travail" (p.540), et pour les "travaux dangereux il y aura toujours des volontaires en masse" (p.551). "Le travail deviendra toujours de plus en plus agréable", et sa productivité montera en flèche (p.548). La qualité des produits s'améliorera. Pas question d'avoir des pénuries: le plan prévoira tout. "Comme en jouant", il assurera l'abondance. L'approvisionnement sera idéal. Le commerce sera supprimé, remplacé par la distribution dans les dépôts. Les grands chantiers, le creusement de multiples canaux (et l'utilisation des excréments humains comme fertilisant) amélioreront le sol. "Les sources de produits alimentaires (...) seront pour ainsi dire inépuisables" (p.701). L'alimentation communiste deviendra de plus en plus végétarienne (c'est vrai...) (p.653). Et "dans la société socialiste il n'y aura rien à léguer" (c'est vrai aussi...) (p.672). Les assassinats, les vols n'auront plus lieu, puisque chacun pourra satisfaire tous ses besoins. Disparaissent totalement non seulement les crimes de droit commun, mais aussi les délits politiques (pp.622-623). La société prendra sur elle la plupart des fonctions de la famille. La cuisine familiale sera supprimée (p.662). L'existence sera "sans souci" (p.650)!.. Les contradictions entre la ville et la campagne, entre le travail intellectuel et manuel, comme toutes les autres, sont résolues par un trait de plume. La religion s'évanouira toute seule, sans répression. L'art et la littérature deviendront absolument libres. L'individu s'épanouira entièrement. La lumière rouge de la Nouvelle religion émane de la dernière page: "L'aurore d'une belle journée illumine le ciel. (...) L'avenir appartient au socialisme" (p.728).

Le livre de Bebel eut un énorme succès (mais ... seulement avant la Grande Révolution d'Octobre). Des dizaines d'éditions dans une multitude de langues diffusèrent dans le monde la Bonne Nouvelle: le paradis sur terre est proche !.. La nouvelle religion a conquis un tiers du monde... Les deux tiers se sont abstenus d'entrer au paradis terrestre... Et ce grâce à différents Richter...

En 1890 déjà, dans une brochure théorique La Fausse Doctrine de la Social-démocratie, polémiquant avec Bebel, Richter avait dévoilé la supercherie de gauche et averti de ses tragiques conséquences. La tromperie, comme d'habitude, commence par le détournement du sens des mots. Le noyau du socialisme, dit Richter, c'est la transformation des moyens de production en propriété de toute la "société". Mais les socialistes "jouent à cache-cache" (p.6), substituent le sens de maints mots. Le terme société, qui définit une sphère de relations libres, volontaires entre les hommes, sert dans le programme socialiste de masque à la notion d'Etat, qui inclue des relations de contrainte. Aux mots coopérative, communauté laborieuse, signifiant des unions économiques libres de travailleurs, les socialistes insufflent subrepticement le sens de filiales d'une organisation politique unique. Leurs discours sur la réalisation de l'égalité matérielle ont en vue non pas le partage des richesses en parts égales, mais une Grande spoliation. Et celle-ci touchera non seulement une poignée de capitalistes, mais presque tout le peuple, puisque la plupart des gens possèdent une propriété: habitat, outils, bétail, champs, jardins, potagers, ateliers, cabinets, boutiques, actions, moyens de transport, dépôts d'épargne. Dans le système collectivisé, l'homme sera non pas maître de richesses communes, mais "une vis dans un énorme mécanisme" (p.8). La notion même d'homme, les socialistes la détournent, car à la place de l'homme réel avec ses indestructibles intérêts privés, ils introduisent une créature mythique, pleine d'abnégation de soi, créature, sans laquelle ce système radieux est impensable. Pour cette seule raison, le socialisme n'a rien de scientifique. Etant coupé de la réalité et obligé de tuer l'intérêt personnel dans l'homme, le socialisme est voué à l'échec. En commentant la citation de Bebel sur le futur homme idéal, Richter sourit: "Si les hommes étaient des anges, nous saurions inventer un ordre mondial bien plus beau que la social-démocratie" (p.22). C'est là justement, dans le refus d'admettre la nature de l'homme, que gît l'Erreur fondamental du socialisme, fut-il le plus "pur". Richter avertit:

"Soit vous reconnaissez l'ordre social actuel, correspondant à la nature des choses et des hommes, soit vous serez happés dans une chaîne logique implacable, entraînant d'un système coercitif vers un autre, de la production forcée à la consommation réglée par contrainte" (p.41).

COERCITION - ce mot contient l'esprit même du socialisme. Dans le paradis collectif, l'individu doit se soumettre aveuglément à l'administration, sinon il ne lui reste qu'un choix - "l'émigration ou la mort de faim" (Richter n'a pas prévu de goulag...). L'homme actuel, écrit Richter, s'imagine mal "le pouvoir terrible de la direction" sous le socialisme. Le travailleur s'y trouve, "face aux chefs, dans la situation d'un prisonnier, condamné à la réclusion perpétuelle". Comme dans un pénitencier, le travail y est égal, la rémunération égale, la ration égale, et le chef définit la tâche de chacun. La seule différence, c'est qu'il n'y a aucun espoir de retrouver la liberté (p.35).

Les socialistes promettent le dépérissement de l'Etat, la disparition de la police, des juges, des prisons? Ils ne changeront que les mots, il n'y aura plus de vieilles "appellations, mais en réalité le système de violence le plus sévère que l'on puisse s'imaginer ne suffirait guère pour entretenir l'ordre dans l'Etat social-démocrate. (...) Il n'y aura aucun problème vital, qu'il serait possible de résoudre sans une violence d'Etat" (p.43). Ainsi, dans ce système collectif, une élite restreinte exercerait "une violence despotique" d'une ampleur jamais vue, car "tout cet ordre s'appuie sur la sagesse et le sens de justice de la direction suprême. (...) Tout ce qui dans la société actuelle, à travers les intérêts concurrentiels des millions de gens, se transforme en intérêt général, là-bas sera déterminé par la volonté de quelques personnes". Pour embrasser du regard toute l'étendue de la colossale machine et assurer l'harmonie de l'ensemble, il faudra mettre un surhomme au sommet. "La fantaisie manque" pour s'imaginer un homme parfait à tel point: ce serait un être extraterrestre "avec des connaissances divines" (p.42). Richter sous-entend que le système socialiste ne trouvera guère un tel Dieu, mais que tout charlatan qui grimperait au sommet du pouvoir serait considéré comme un Etre suprême. En citant les digressions de Bebel sur la facilité d'administrer et de planifier dans le socialisme, et ses assurances qu'il n'y aura pas d'élite privilégiée, puisque la direction suprême sera exercée par tous "à tour de rôle", Richter l'Incrédule rigole en douce: pourquoi donc les discours des socialistes contredisent leurs actes, et les principes proclamés ne sont pas appliqués par eux en pratique? On sait que dans aucune organisation social-démocrate n'est pratiqué une telle rotation des dirigeants (p.44)! En effet, dans le SPD, pendant des décennies on n'a jamais changé les Leader de l'Avant-garde, bien qu'il soit beaucoup plus facile de diriger un parti qu'un pays - des demi-dieux suffiraient à la tâche, et la terre en est pleine. Probablement, une force surnaturelle a retenu Bebel sur le trône du Guide, ce trône que lui, le Théoricien de la rotation des guides, a usé sans répit de son derrière pendant 44 ans et dont seul la mort a réussi à l'arracher!.. Richter mourrait de rire, s'il pouvait écouter les intellectuels de gauche de notre époque, qui interprètent le culte de toute sorte de grises Personnalités comme quelque chose d'étranger au socialisme, comme sa "déformation", et qui ont inventé, pour masquer que la monstruosité vient du système lui-même, des dizaines de termes du genre de "stalinisme", "maoïsme", "castrisme". A l'aide de cette astuce, toutes les tares de l'oppression collective sont mises sur le dos de personnes isolées qui sont elles-mêmes de produits du système. Le plus drôle, c'est que cette astuce est utilisée par des gens, dont l'idéologie de troupeau proclame comme négligeable le rôle de personnes particulières par rapport au rôle des classes - affirmation qui s'applique justement le mieux à leur système de troupeau. Donc aucune "perversion" de leur système n'existe: déjà dans l'embryon du socialisme, dans son principe "pur", Richter a repéré les gènes de ces cultes barbares de minables Surhommes au sommet du pouvoir. Il a deviné les contours des futurs Mausolées avec des cannibales embaumés, souillants jusqu'à nos jours le centre de maintes capitales, enlaidies par le socialisme, tels des monuments honteux de l'époque de l'abaissement de l'Homme, époque inhumaine de l'anéantissement de sa dignité, de sa personnalité.

Un an après, Richter traduisit ses considérations théoriques sous une forme littéraire, et sa critique des principes faux en une liste de leurs tristes conséquences concrètes.

Tournons notre regard vers le récit de Richter, ou plutôt vers le journal intime du relieur Schmidt. Notre prolétaire commence sa narration par d'heureuses nouvelles. La première page de son journal rappelle la dernière page radieuse du livre de Bebel: "Le drapeau rouge de la Démocratie sociale internationale flotte au-dessus du château royal et de tous les édifices publiques de Berlin. (...) Le régime social pourri du capitalisme et de l'exploitation s'est écroulé". Presque partout. Les démocraties "bourgeoises" ont réussi à se maintenir en Suisse, en Angleterre et aux Etats-Unis. Le peuple jubile. "Nous marchons vers des temps magnifiques". La police et l'armée sont dissoutes. On a prévu de jeter bas les statues des vieux rois, des généraux, et d'ériger des monuments à Marx, Liebknecht. Et même à Lassalle (pourtant mal vu pour ses penchants en faveur des associations autonomes). Le programme social-démocrate du congrès d'Erfurt est provisoirement proclamé Droit fondamental du peuple. Sont nationalisés terre, mines, transport, banques, bâtiments, magasins, - en général, tous les moyens de production, d'habitation, de déplacement et d'échange. La monnaie d'or doit être remise aux caisses publiques. L'argent est remplacé par de bons, les dépôts bancaires sont confisqués, les papiers de valeur, les obligations et les dettes sont annulés. Le commerce privé est interdit. Une loi décrète l'obligation universelle du travail. L'Etat égalise les salaires et prend sur lui l'organisation du travail, de l'habitat, de l'instruction, de l'approvisionnement et de tous les autres domaines de la vie. Tous! Sans exception!.. Les bourgeois émigrent en masse. Le journal du parti Vorwärts devient le journal officiel, et il est envoyé gratuitement à tout le monde. Les autres journaux sont fermés, car les imprimeries sont étatisées (d'ailleurs, personne, sauf l'Etat, n'a plus de capitaux pour éditer un journal). Dans l'imprimerie du journal central, désormais le personnel est entièrement composé de sociaux-démocrates sûrs. Etc.

Tels sont les conditions et les phénomènes normaux de la marche vers le socialisme, selon Richter (et si dans la réalité ils s'avéreront presque des exactes copies de ceux du récit, ce n'est pas parce que Lénine a copié Richter, mais parce que Richter avait bien compris l'essence du socialisme). Suit la description de leurs conséquences logiques... Evidemment, il est inutile de raconter ici le contenu du récit. Arrêtons-nous seulement sur les points où les prévisions de Richter ne coïncident pas tout à fait avec la terrible réalité du socialisme vivant.

Les premières protestations, selon Richter, viendraient de la partie économe de la population, ayant perdu ses dépôts dans les caisses d'épargne. Parmi eux la modeste modiste Agnès, la fiancée de l'imprimeur Franz, l'un des deux fils de Schmidt. Elle avait épargné pendant des années pour sa dote, avait péniblement amassé 2000 marks, et tout cela s'est évaporé avant le mariage. (Non pas dans le récit, mais dans la réalité, le malheur "petit-bourgeois" de "l'Agnès économe" sera un objet de risée de tous les sociaux-démocrates, surtout de Lénine, et le personnage de la modiste figurera dans une série de débats économiques sur le socialisme; on se rappellera d'Agnès après 1917 parmi les millions d'épargnants russes spoliés et les millions d'européens, ayant investi leurs économies dans les emprunts pour le développement de la Russie, jamais remboursés). La foule indignée des épargnants spoliés se rassemble devant le château du gouvernement. Les employés du château armés lui barrent la route, et le chancelier, apparu sur le balcon, apaisera les plaignants par des promesses. En prévision de manifestations plus résolues, on crée aussitôt une milice de 4000 hommes pour la protection du château, en dépit des principes antimilitaristes du socialisme oratoire (la milice emploiera bientôt sans pitié les armes contre une nouvelle manifestation d'épargnants, et procédera aux premières arrestations). L'aimable Richter fait là aussi preuve d'indulgence envers les socialistes: ces malheureux, explique-t-il, même avec la meilleure volonté du monde ne seraient pas en mesure de rendre aussitôt les sommes colossales des dépôts, puisque les fonds propres des banques sont toujours moindres que le total de l'épargne. Pour la simple raison que les dépôts ne sont pas conservés dans les sous-sols des banques, mais partent pour "travailler". On les donne à crédit aux divers consommateurs ou, en échange de papiers de valeur, actions, obligations, ils sont investis dans l'économie. Mais sous le régime socialiste, ces titres sur le capital, comme tous les autres signes de confiance, perdent toute leur valeur! C'est-à-dire que Richter accuse la logique même du socialisme, laquelle, par la confiscation des capitaux privés, conduit automatiquement à l'annulation des papiers de valeur et de l'argent, à la banqueroute instantanée du système bancaire, et seulement indirectement à la spoliation des épargnants. Richter met dans la bouche des gouvernants une autre justification: le remboursement des dépôts porterait atteinte à l'égalité, rétablirait la division en riches et en pauvres...

En réalité, les socialistes véritables (de couleur rouge), ne réaliseront pas toutes leurs promesses "assainissantes" : ni la liquidation de l'argent ni celle des forces armées, etc. Mais ils spolieront les épargnants, - sans justification, sans la moindre compensation, car le pillage (non seulement initial, mais permanent, ininterrompu) est l'essence même du socialisme, et la ruine est son premier fruit. Les premières manifestations de protestation seront dispersées sans cérémonies, généralement par le feu des mitrailleuses. Les collectivistes au pouvoir ne perdront pas leur temps à attendre les prétextes ou les occasions pour accroître, comme jamais dans l'Histoire, l'armée et la police. Richter n'a pas compris cette vérité (ou, consciemment, ne l'a pas utilisée comme argument): déjà avant la révolution, les socialistes avaient prévu la résistance des hommes et des choses à leurs plans collectivistes, ils se préparaient donc à l'utilisation de la violence non pas sous la pression des événements, mais préalablement, avec préméditation. Même s'ils planifient la dissolution de l'ancienne police, c'est seulement en vue de la remplacer aussitôt par des organes de terreur d'un type nouveau, totalitaire, inconnu dans le passé. Et à l'avance, dans leurs textes théoriques, ils définissent leur régime comme une DICTATURE, et même pire: comme "un pouvoir qui s'appuie directement sur la violence et n'est lié par aucune loi" (selon l'expression de Lénine dans son article sur Kautsky) (t.28, p.244). Aucune loi! Car il est impossible de réaliser ne serait-ce que l'expropriation initiale, si l'on ne possède pas d'organes de terreur. D'après Marx, déjà pour "l'accouchement" du collectivisme on a besoin de cette "sage-femme de l'Histoire" - la violence. Il est nécessaire surtout d'avoir une police politique. Car cet organe est la colonne vertébrale du socialisme, organe, sans lequel tout ce système n'est en mesure ni de se lever ni de rester debout.

Richter aussi prévoit un telle excroissance des forces armées, mais il la présente comme un processus non pas prémédité, mais forcé. Forcé par la logique même du socialisme. La collectivisation des fermes paysannes rencontre de la résistance? On est obligé d'accroître l'armée. L'égalisation des salaires des manoeuvres et des spécialistes conduit à l'émigration des spécialistes appauvris, qui peuvent bien mieux gagner leur vie dans les pays bourgeois, et en outre échapper à l'oppression des hégémones? On est obligé alors d'interdire l'émigration, de renforcer le contrôle policier. Les mécontents s'évadent à travers les frontières? On est obligé de créer un puissant corps de gardes-frontières et de tirer sur les fuyards. Les conflits avec les pays voisins (y compris avec les pays-"frères") surgissent en raison du non-remboursement des dettes ou pour d'autres raisons? De nouveau il faudra gonfler l'armée. L'effectif de l'armée active est porté à un million d'hommes... La police sera renforcée de "dix fois" par rapport à celle d'avant la révolution. Richter aperçoit ce trait incontournable du socialisme, l'une des raisons de sa misère: une importante partie de la population y est habillée en uniformes, au lieu de blouses de travail. Mais comment pouvait-il imaginer qu'en réalité l'armée serait plusieurs fois plus nombreuse, que l'effectif des forces de répression interne sera multiplié par 20-30, et que leur nature sera radicalement changée? Pouvait-il songer que dans la future Allemagne de l'Est "démocratique", d'où la population fuyait par millions à travers la frontière ouverte à Berlin, le pouvoir "populaire", pour ne pas rester sans le peuple, allait être obligé en 1961 de séparer le pays du monde libre par le Mur de la Honte, avec des clôtures électrifiées et des mitrailleuses à tir automatique? Telle est la logique du socialisme: ce système d'esclavage d'Etat transforme les frontières, qui sont d'habitude une espèce de mur contre les ennemis extérieurs, en de véritables murs de prison pour son propre peuple.

Dans la question de l'habitat, la logique du socialisme engendre aussi ses conséquences particulières. On pouvait supposer que la redistribution des logements, vidés par les bourgeois, allait augmenter la surface habitable du peuple laborieux. Hélas, au contraire, on est obligé de tasser les gens dans les appartements. Car la construction privée a cessé, tandis que le besoin en offices, bureaux, comptoirs, salles de réunion, asiles, casernes, cantines a augmenté tellement que la moitié de Berlin en fut occupée, ainsi la surface habitable diminua. Néanmoins, il manquait de fantaisie à Richter pour prévoir une crise de logement permanente, atroce, état de délabrement avancé des maisons et de leur équipement, la tragédie, si typique pour le socialisme, des "kommounalki", des foyers, des baraquements, des taudis dans lesquels, tel un bétail, sera entassé pour de longues décennies, la grande partie des habitants du paradis socialiste. Car il n'y aura dans ce paradis qu'un seul (et le pire de tous) bâtisseur, réparateur et distributeur des logements: l'Etat bureaucratique, sans âme, pour lequel le souci du confort de ses esclaves se trouve, dans la liste de ses intérêts, loin derrière la masse de ses propres intérêts, autrement dit, des intérêts du Maître de l'Etat - de la classe des hégémones.

Dans le domaine de la production et du travail, Richter a prévu presque tout. Devenu obligatoire, on peut dire, forcé, le travail nécessite une surveillance sévère - c'est la suite naturelle du principe socialiste: "Qui ne travaille pas, ne mange pas". Les déplacements de tout travailleur sont soumis au contrôle de l'Etat. Il se crée un énorme réseau de contrôleurs, d'inspecteurs, de surveillants. C'est d'autant plus nécessaire, que le caractère forcé du travail, ajouté à l'égalisation des salaires, privent le travailleur de tout intérêt pour le travail, de toute incitation à l'effort. La paresse, le sentiment d'irresponsabilité s'emparent des masses. Tout le monde cherche à se soustraire aux travaux désagréables, et pour ces travaux, le gouvernement songe à utiliser les condamnés (le goulag n'est plus loin...). Les hurlements des chefs remplacent mal l'absence de la concurrence, de l'intéressement personnel, de l'oeil du propriétaire. La qualité des produits baisse, l'assortiment s'appauvrit, les malfaçons de fabrication deviennent fréquentes. En raison de leur mauvaise qualité, il est difficile d'exporter les produits, ou on est obligé de les vendre à un vil prix. Par contre, les produits d'importation deviennent rares et leur prix inaccessible. Les paysans travaillent mal sur la terre qui leur est devenue étrangère. La pénurie de marchandises apparaît, on instaure un système de rationnement. Il n'y a que les jours de fêtes politiques ou d'anniversaires de Guides, que les gens du peuple reçoivent une ration de viande plus grosse et un verre de vin.

Pour renforcer la discipline, le pouvoir prend des mesures sévères. Pour la première fois, le Code pénal est étendu à la sphère du travail. On crée des maisons de correction par le travail. Rien n'aide. Voyant que par le travail on n'améliore nullement leur situation et qu'ils ne peuvent obtenir l'augmentation de salaire (égal pour tous, donc invariable), les gens cherchent d'autres voies. Alors se répandent la corruption, le népotisme, le vol dans les entreprises, dans les réseaux de distribution. Ici Richter a tout prévu exactement! Ce qu'il n'a pas deviné, c'est le degré de sévérité de la répression pour les délits de travail. Pouvait-il imaginer, que l'on arriverait jusqu'à la déportation au goulag des ouvriers en retard au travail, ou des paysans affamés pour glanage, dans les champs kolkhoziens, des épis, restés après la moisson? (Rappelons, que le droit de glaner a 33 siècles d'âge: il est inscrit dans la Torah de Moïse, partie centrale de l'Ancien testament et la base de notre civilisation, où un commandement spécial demande même aux propriétaires des champs et des jardins de ne pas récolter jusqu'au dernier épi ou fruit, mais de laisser une part pour que les nécessiteux puissent y glaner!). Richter n'a pas prévu jusqu'à quel niveau de misère descendrait le salaire (et il descendrait nécessairement, car les salaires de misère sont une condition incontournable de "rentabilité", c'est-à-dire de l'existence même de l'économie socialiste). Il a pris au sérieux les assurances de Bebel que sous le régime socialiste les chefs seront élus par les travailleurs... C'est pourquoi, pense Richter, les chefs feront des courbettes devant le personnel, ce qui aura comme effet l'affaiblissement de la discipline... Il n'a pas deviné que, dans un système de travail forcé, les gens forcés ne peuvent pas être électeurs de ceux qui forcent et possèdent tous les leviers du pouvoir, toutes les sources de l'existence. Et si même les élections se font, elles ne sont qu'une mascarade, une comédie, une feuille de vigne de la tyrannie. D'ailleurs, Richter l'avait deviné, mais a oublié ses propres paroles, écrites un an plus tôt, dans sa brochure La Fausse Doctrine de la Social-démocratie :

"De quelle véritable liberté d'élections pourrait-on parler, quand l'électeur, pour tous ses besoins vitaux, se trouve dans une dépendance d'esclave par rapport à l'administration?" (p.44).

Précisons: il s'agit d'une dépendance envers un maître UNIQUE, une classe d'hégémones omniprésente, à laquelle on ne peut pas échapper, car elle a changé tout le pays en une caserne unique et fermée, en prison ou en bagne, et tout homme y est sous sa surveillance, son esclave. Seulement dans un système pluraliste, où le travail est libre, non obligatoire, on peut changer, quitter son patron (et même quitter le pays, temporairement ou pour toujours); ou devenir indépendant ("ergonaire"); ou se reposer du travail, tant que les moyens le permettent; ou ne pas travailler, si le conjoint, ou un autre membre de la famille gagne assez pour la vie de la famille; ou même devenir clochard et vivre d'aumônes ou de charité, etc.

La description magnifique des pauvres magasins d'Etat avec ses vendeuses impolies, peu bavardes, pèche seulement par un certain optimisme. Richter ne pouvait pas imaginer ces magasins comportant souvent rayonnages complètement vides, ou avec interminables files d'attente les jours où l'Etat "jette" (expression employée en russe) au peuple, comme on jette un os aux chiens, le moindre produit inaccessible: farine, savon, saucissons (d'une seule sorte) ou chaussures (de deux-trois tailles, pas plus...). Richter, le "bourgeois" du 19e siècle, pionnier du mouvement des consommateurs, ne pouvait même pas se figurer jusqu'à quel niveau d'abaissement du consommateur et de mépris pour l'homme en général conduirait le monopole socialiste du commerce au 20e siècle!

On ne peut faire le moindre reproche à Richter pour sa description des théâtres d'Etat, avec leur répertoire de propagande et le remplissage des salles avec le publique mobilisé par contrainte. Deviner ces détails en 1891 est en record de perspicacité!

Richter a accordé beaucoup d'attention aux changements dans la vie familiale. Selon Bebel, les cantines d'Etat devaient complètement se substituer aux cuisines familiales, et Richter a très justement deviné les conséquences de l'alimentation monopolistique: l'atmosphère de caserne dans les cantines, les files d'attente, la hâte, la mauvaise qualité des aliments, les problèmes digestifs.

Le mariage, selon Bebel (c'est-à-dire selon Marx), devient une affaire purement privée, se lie et se délie sans la moindre formalité. La famille, en tant que nid, tirelire, pépinière de la propriété et repaire de l'éducation "bourgeoise", en tant que rempart contre l'Etat, doit disparaître avec la propriété privée. La femme, ayant depuis toujours consacré "égoïstement" son activité surtout à sa famille (qui est la principale cellule, le fondement de la société pluraliste), DOIT être "libérée" de la famille (qu'elle le veuille ou non) et servir avec abnégation la "société" (devenue pseudo-société), c'est-à-dire travailler pour l'Etat à égalité avec l'homme (à égalité, au nom de l'égalité, donc aussi dans les travaux durs). Telle est la logique du socialisme - Marx et Engels l'avaient annoncé dans le Manifeste, en égorgeant d'une phrase la famille bourgeoise, et en introduisant par une autre phrase "la communauté des femmes franche et officielle" (chap.2). Pour ce nouvel Etat, la famille (même devenu une ombre de famille) est mise hors la loi, cesse d'exister juridiquement, et l'Etat n'en tient aucun compte, se permet d'envoyer les "époux" travailler dans les différentes extrémités du pays (ou en vacances à des époques différentes de l'année). Quant aux petits enfants, ils deviennent propriété d'Etat, au nom de la cessation de "l'exploitation des enfants par leurs parents" (voir le Manifeste, ch.2).

L'imagination de Richter n'est pas allée plus loin que la description des désagréments causés par la séparation des familles. Il a tout de même imaginé la mort de la fillette de Schmidt à la suite des soins sans coeur données dans l'asile étatique et a exprimé sa désapprobation de la politique antifamiliale par la bouche du grand-père, de tendance antisocialiste: "L'Humanité n'est pas un troupeau de moutons".

La réalité s'est avérée bien plus terrible que les tableaux de Richter. Dans les premières années du pouvoir soviétique, les choses se sont produites, en effet, selon Bebel-Marx. Dès 1918, pour le divorce, il suffisait d'envoyer une carte postale à son épouse avec un avis de rupture (dès 1927, même l'enregistrement du mariage était annulé pour quelques années). Et l'Etat ne se mêlait plus au destin des enfants de parents divorcés. Cet Etat collectiviste, qui met son nez dans toutes les affaires auxquelles un Etat normal ne touche jamais, avait renoncé à sa fonction presque la plus importante: à la protection de la famille, de cette collectivité de base. Il a renoncé à la défense des faibles: de la femme et de l'enfant. Aussitôt a commencé une désagrégation massive des familles, et les femmes divorcées, ayant obtenu "l'égalité" selon Bebel et Marx, c'est-à-dire étant forcées par la loi au travail obligatoire pour un salaire de misère, n'étaient en majorité plus capables physiquement d'entretenir et de nourrir leurs enfants (la situation des femmes mariées n'était pas bien meilleure, et peut-être pire: le socialisme les a transformées en esclaves d'Etat, et en outre, à la maison, elles sont devenues pire que des esclaves: des esclaves d'esclaves). C'est pourquoi, tel un nuage de criquets, s'étaient abattus sur le pays des hordes d'enfants entièrement "libérés de l'exploitation des parents", enfants abandonnés, besprizornyie, en russe (à ce nouveau phénomène on a accolé un mot ancien: selon le dictionnaire de 1891 de l'Académie russe, du temps des tsars cet adjectif se rapportait au bétail, laissé sans soins, mais non sans nourriture !).Ignorant la chaleur du foyer familial, devenant sauvages, ces victimes du système se changeaient par nécessité en voleurs, et souvent en pilleurs, en criminels féroces (car dans un pays paupérisé on ne peut pas survivre d'aumônes). Selon l'aveu de Kroupskaya, femme de Lénine, en 1923 il y avait 8 millions de besprizornyie! Le commissaire à l'éducation Lounatcharsky en comptait 9 millions (les comptait-il tous, comment pouvait-on tous les comptabiliser?)! Au total, il y en avait beaucoup plus, si l'on tient compte de ce qu'ils périssaient vite dans ce pays misérable au climat sévère et que les familles, se désagrégeant sans cesse, ajoutaient toujours dans ce hache-viande de nouveaux malheureux. Peut-être que le total se monte à 20-30 millions en deux décennies. C'est le temps qu'a duré le massacre des innocents. Ils périssaient de froid, de faim, de maladies, d'alcool, de narcotiques, d'assassinats réciproques, de cannibalisme, de la répression impitoyable et du feu des mitrailleuses (oui, on les fauchait aux mitrailleuses, installées sur les trains de marchandises, pour les protéger des bandes de besprizornyie qui préféraient piller le gras Etat criminel plutôt que la maigre population). Dans les asiles étatiques (il n'y en avait pas d'autres) seule une petite partie des enfants abandonnés a survécu. Car les asiles n'étaient pas en mesure d'accueillir une si énorme masse d'abandonnés. Par exemple, en 1925, l'ensemble des asiles n'avait que 101.000 places, et on envoyait beaucoup de besprizornyie ... au goulag, quand on ne les fusillait pas: la peine de mort s'appliquait à partir de l'âge de 13 ans! La loi criminelle du 8 avril 1935 sur la criminalité enfantine a abaissé ce seuil jusqu'à 12 ans et a permis de fusiller même pour un vol! Une petite partie des besprizornyie avaient "de la chance" : on les recrutait dans les écoles des bourreaux-tchékistes et les utilisait pour le travail sanguinaire, en dirigeant la rage, l'abrutissement de la plupart d'entre eux sur les "ennemis du peuple".

Combien de besprizornyie ont péri? 10, 15, 20 millions? Ce cauchemar dura de longues années, et le pays en souffrait atrocement, jusqu'au jour où les dogmatiques au pouvoir, acculés au désespoir, ont finalement décidé de diluer leur dogme, d'abandonner encore un principe du socialisme. En plein déchaînement de leur nouvelle terreur, en 1935-1940, ils ont adopté une série de lois "bourgeoises", destinées à renforcer la famille, à rendre plus difficile les divorces et à assurer la tutelle des parents divorcés sur leurs enfants (pour les familles avec trois enfants ou plus, le divorce fut pratiquement interdit). En 1940, un réseau d'asiles incluant un apprentissage professionnel pour les enfants a été élargi sérieusement. Là seulement, l'afflux de victimes a pu s'affaiblir et être absorbé par le système des asiles, et non pas par la rue ou la mort.

Selon les explications des apparatchiks dans les dictionnaires officiels, ce fléau (quand on daignait le mentionner!) était une conséquence de la guerre civile et de la famine. Non! Ce n'était pas la raison principale! Il y avait dans l'Histoire maintes guerres civiles et famines, mais nulle part les familles ne furent brisées à une telle échelle et les proches ou la société n'abandonnaient si massivement les orphelins sans la moindre tutelle! La nature même du problème est autre, particulière dans le cas socialiste: les besprizornyie n'étaient pas en majorité des orphelins, mais des enfants de parents vivants, de familles brisées par la faute de l'Etat. Car cet Etat a mis la famille hors la loi, l'a rendue misérable, a démoli la charité en démolissant la partie aisée de la population, a dispersé toutes les organisations privées et religieuses de tutelle sur les enfants hors et sans famille! Seules les guerres civiles socialistes, conjointement avec la destruction de la famille, engendrent un abandon des enfants si massif et prolongé! Même les guerres n'en sont pas coupables, puisque ce mal subsistait en URSS longtemps, environ 17 ans après la fin de la guerre civile! Non, ce fléau n'est pas un effet de la guerre, mais celui de l'idéologie socialiste (la preuve: ce phénomène a cessé dès que l'on a adopté une loi "bourgeoise"!). Pour l'étude de cette conséquence du dogme, il faut lire non pas Richter, avec son imagination "bourgeoise" timide, mais Vladimir Zenzinov. En 1929 cet émigré russe, un menchevik, a publié à Paris en russe et en français son livre Besprizornyie (titre français: Les enfants abandonnés en Russie soviétique), terrible livre sur le génocide enfantin, que le monde n'a pas remarqué... Il reste à prolonger ce livre pour les temps d'après 1929 et écrire des livres sur les besprizornyie de la Chine, du Cambodge, de tous les pays où le socialisme a été injecté à fortes doses et où des millions d'enfants sont tombés victimes d'un principe bestial - principe de haine de cette doctrine envers la famille "bourgeoise". Ces millions, peut-être ces dizaines de millions de petites victimes devraient être ajoutées au bilan général des victimes de la maligne Erreur du socialisme.

En admettant l'hypothèse de l'abnégation des socialistes d'avant la révolution, Richter était obligé d'idéaliser les hégémones au pouvoir, et il n'a prévu chez eux que deux défauts: l'acceptation des cadeaux de ceux à qui ils ont procuré des places lucratives, et l'abus par les chefs de leur situation dominante envers leurs subordonnés de sexe féminin. "Beaucoup de directeurs regardent presque les ouvrières comme des esclaves qui leur sont livrées sans défense", car les travailleuses se trouvent en totale dépendance vis-à-vis des chefs, étant privées de la possibilité "bourgeoise" de partir travailler chez un autre patron. Pour le reste, les hégémones sont irréprochables... Certainement, Richter a entendu des échos de débats bien réels parmi les socialistes sur le problème des domestiques et du "cirage de bottes" (on a même posé cette question à Marx, lui qui n'a jamais daigné s'abaisser pour exercer le moindre travail ménager, et avait toujours une servante, et même deux pendant plusieurs années). On peut le deviner selon l'humour, avec lequel Richter imagine dans sa brochure le désarroi et les vifs débats ayant cours à ce sujet dans les cercles dirigeants. La question est donc soulevée au Reichstag en raison de la demande du chancelier rouge, surchargé de travail, de lui adjoindre quelques serviteurs pour le cirage de ses bottes et pour d'autres besoins domestiques, afin d'épargner son temps précieux. Des serviteurs dans le socialisme?.. Le parti ne donne pas son accord pour un tel abandon du principe de l'égalité, et refuse même (au Guide!) le droit à un carrosse personnelle. Le chancelier a donc démissionné!..

Richter est trop indulgent pour les socialistes. En 1895, lord John Acton a exprimé une idée juste: "Le pouvoir tend à corrompre, et le pouvoir absolu corrompt absolument". Dans toute sa vigueur, cette sentence ne s'applique qu'au socialisme. Car lui seul crée un pouvoir absolu, illimité, incontrôlé, indivisible, sans le moindre contre-pouvoir légal. C'est pourquoi partout dans les pays du collectivisme réel, l'élite régnante, ayant obtenu le pouvoir illimité, s'est très vite corrompue, a immédiatement créé son petit monde fermé de privilégiés, d'où les principes oratoires du socialisme égalitaire étaient exclus, et ce petit monde s'est séparé du peuple par un vrai mur invisible, par un système d'apartheid social, avec magasins, restaurants, hôpitaux, wagon séparés, etc. Pour servir les bonzes du Kremlin, par exemple, on est vite allé retrouver les anciens serviteurs du tsar. Eux justement - pas autant pour leurs qualifications professionnelles que pour leur retenue, leur art de se taire (la fille adoptive d'un apparatchik, Lidia Shatounovskaya, témoigne avec intelligence sur cet aspect, comme sur maints autres détails piquants de l'apartheid dans son livre La vie au Kremlin, sorti en russe à New York en 1982, éd. Tchalidze). Quant au "carrosses personnels", ils n'étaient pas interdits aux dirigeants, comme chez Richter, mais au contraire, restaient pendant des dizaines d'années un privilège exclusif de l'élite bureaucratique. Et cela en ce siècle, où l'automobile, dans le monde bourgeois, est devenu accessible pour de simples ouvriers... Du sommet jusqu'à sa base, la classe des hégémones a été presque instantanément et totalement pourrie, par la nature même de son pouvoir. D'autant plus que son caractère bureaucratique, dissimulé, hypocrite, parasite et ses privilèges seigneuriaux dans un pays affamé, avaient tout naturellement, comme le miel attire les mouches, attiré dans ses rangs tous les arrivistes, vauriens, hypocrites et rapaces du pays. C'est ainsi que le parti bolchevique a grimpé de 24.000 membres en février 1917 à 600.000 un an après (ce qui ne signifie pas que déjà parmi les premiers bolcheviks manquaient les arrivistes et les assoiffés de pouvoir).

Pourtant, nous ne ferons pas de reproches à Richter pour sa mansuétude envers les hégémones. Au contraire, il mérite un éloge, car par cette méthode il a prouvé que le socialisme est vicieux même si les hégémones sont sans reproche. Et ainsi personne, nulle part au monde, ne pourra justifier le socialisme, en mettant les vices du système sur le dos des tares personnelles ou nationales des maîtres du système, pour ensuite affirmer qu'avec d'autres maîtres, "chez nous, les purs", le socialisme serait pur comme la neige. Non, cela ne passera pas! Le socialisme n'est pas sale parce que quelqu'un l'a sali. Il n'a pas besoin de recevoir de la saleté de l'extérieur pour être sale. La saleté déferle de ses entrailles, de sa nature collectiviste, asservissant l'homme et divinisant la mafia étatique.

Pour la même raison on peut justifier le choix par Richter de la variante optimiste de la période de transition. Il a accepté de prendre pour l'argent comptant la deuxième partie du programme d'Erfurt, la partie oratoire, promettant de conserver et d'élargir la démocratie, les droits et les libertés. Quand Franz et Agnès déçus s'enfuient à l'étranger, s'installent aux Etats-Unis, la correspondance avec eux se fait librement, sans censure. Le père Schmidt leur envoie ouvertement, par la poste, son journal intime (devenu à la fin séditieux) avec ses excuses écrites pour ses égarements de gauche. Il est vrai qu'en tant que père de transfuges, il est muté de son poste de contrôleur à celui de balayeur de rues nocturne, mais c'est tout - il n'est même pas interrogé par la police... Richter a sous-estimé l'omniprésence de la police dans l'Etat collectiviste et le degré d'intrusion du pouvoir totalitaire dans les moindres pores de la vie privée.

Charitablement, il a imaginé que le Reichstag de l'avant révolution aurait la vie sauve. Mais lucidement il a "permis" sa purge pas très démocratique: tous les députés bourgeois sont privés de mandats (non pas de liberté ni de vie, seulement de mandats). Et il a supposé naïvement qu'assez rapidement, par la volonté du nouveau pouvoir, seraient organisées les élections libres d'un nouveau Reichstag. Comme jadis, avec la participation de maints partis, au scrutin secret. Comme jadis? Pas tout à fait... Puisque le système a bien changé!.. Imprimeries, salles de réunion, journaux, papier, sources de financement - tout est devenu étatique. Et tous les hommes sont devenus salariés d'Etat. Même pas salariés (le statut de salarié suppose un contrat libre, la liberté de choisir son employeur, la liberté de partir). Non, ils sont devenus de travailleurs forcés, asservis au seul Maître monopolistique. Ses serfs. Cela veut dire que devenir candidat de l'opposition, même prendre parole à son meeting ou y être présent devient effrayant... Richter l'a compris, mais il ne pouvait pas imaginer le degré de cette dépendance. Chaque employé, avec ses enfants et ses proches, dépend entièrement de l'Etat, dont les mains de fer détiennent toutes les conditions d'existence de chacun: son travail, son alimentation, son habitat, sa santé, son éducation, son information, ses déplacements. Il se trouve dans la situation d'un otage, dépendant en tout de bandits le détenant, ou dans la situation d'un grand malade à l'hôpital, qui reçoit tous les fluides vitaux de différents appareils par des tubes avec de petits robinets. Dans le socialisme, et seulement dans ce système, tous les robinets vitaux sans exception se trouvent entre les mains de l'Etat. Ferme-t-il un robinet - et l'homme crève de faim. En ferme-t-il un autre - l'homme devient aveugle. Un troisième? L'homme étouffe. Un quatrième? Il est paralysé. Ou l'on ferme les tuyaux de ses enfants, en les privant d'éducation, de travail, de toit. Ou on les arrête. On peut même tuer n'importe qui, il suffit de tourner un petit robinet. Il faut beaucoup de courage à un sujet socialiste - assujetti en toute chose - pour entrer en opposition à l'Etat socialiste, ce Monstre qui contrôle tout et n'est contrôlé par personne et qui, impuissant pour faire le bien, est tout-puissant pour faire le mal. Dans ces conditions, l'opposition a peu de chances de remporter la victoire. Richter trouve tout de même des hommes courageux - courageux par désespoir, par écoeurement infini envers la vie d'esclave. Les partis d'opposition s'engagent dans la lutte, et malgré les énormes obstacles, obtiennent un tiers des voix et un tiers de sièges au Reichstag! Et tout le pays entendra la voix de l'opposition! Dans un discours bouleversant du député de la région de Hagen (circonscription de Richter...), le goulag n'est pas mentionné concrètement, dans le sens littéral. Il y est dit, mais seulement de façon imagée, que le pays tout entier ressemble à "un immense bagne". Néanmoins pour tout le reste, ce discours pourrait être répété sans la moindre mise à jour comme une terrible, précise et concrète accusation dans n'mporte quel procès contre le socialisme. En un siècle, ce discours n'a rien perdu de sa fraîcheur. Et cent ans à l'avance, non seulement il prédit la fin du socialisme, mais devine très justement les raisons de sa fin! En réponse au chancelier de gauche, prétendant que les tares du nouveau régime sont dues aux difficultés de la "période de transition", mais que l'avenir est radieux, le député s'exclame:

"Nullement! Plus la démocratie sociale régnera, plus la situation deviendra mauvaise. Vous n'avez encore descendu que les premières marches qui conduisent à l'abîme; la lumière du jour dont vous vous éloignez, vous éclaire encore. Toute culture, toute expérience, toute habileté pour le travail vous viennent du passé. (...) Vous vivez maintenant sur le capital d'éducation comme sur le capital économique qui vous vient de l'ancien régime" (p. ... de notre édition) (p.71 de l'éd.1985).

En effet, quand les éternelles valeurs morales ont été dénigrées, châtrées, dilapidées, oubliées et les vieilles religions étranglées, quand toute ardeur "bourgeoise" au travail s'est épuisée, quand la terreur a tué tout sentiment d'initiative et de responsabilité "privées", quand l'ancien équipement s'est usé, les vieilles ressources se sont épuisées, et la symphonie a été remplacée par une note unique et lugubre - le système s'est putréfié, s'est immobilisé et, rongé par un sourd mécontentement, par la résistance spirituelle, il s'est écroulé tout seul. Les peuples socialisés se sont réveillé dans un abîme, dans les ténèbres, au milieu de ruines matérielles, spirituelles, morales. Et ils ont commencé une longue marche de retour, de montée vers la lumière, une dure restauration de toutes les structures de la civilisation. Dans ces différents pays, la ruine, comme les difficultés de sortir de l'abîme, du marais nauséabond (sinon du cloaque) se sont avérées proportionnelles à la durée et à la dose du socialisme, c'est-à-dire à l'éloignement de la "lumière du jour" - de notre vieille civilisation, imparfaite, mais tout de même tellement humaine, se perfectionnant sans trêve. Humaine, puisque multicolore, multicellulaire, multisectorielle, à maintes voies, pluraliste. Pluraliste, car créée, pour satisfaire les intérêts divers, par des hommes différents, vivants, et non pas par l'unidimensionnel et utopiste DOGME de nivellement forcé, dogme contraignant les hommes à marcher en colonne unique et grise sur l'unique et étroite voie du collectivisme sous la surveillance de gardes-chiourmes, au nom de l'égalité. De la PSEUDO-égalité. Puisque, étant forcée, l'égalisation étrangle la liberté et engendre non pas l'égalité, mais une tyrannie inouïe des égalisateurs sur le peuple égalisé. Ce dogme ne sème que la ruine et la mort. Y compris sa propre mort.

Richter a saisi non seulement les causes de la future mort du système, mais il a deviné l'une des formes de sa mort: sa variante polonaise. Aux prévisions de Richter correspondent aussi les autres soulèvements de la population laborieuse contre le système de l'esclavage collectif: ceux de Kronstadt, Berlin-Est, Budapest, à Novotcherkassk, Pékin, etc. A la fin du récit de Richter ce sont justement les ouvriers déçus qui s'élèvent contre le pouvoir "ouvrier", car ils ont compris que le socialisme est le pire système d'exploitation. Le relieur Schmidt lui-même est un prototype ordinaire de cette immense Tribu de Déçus, en quoi l'expérience transforme inéluctablement la majorité de la partie naïve du "peuple de gauche", adorant servilement l'idole de l'Idéal du socialisme. Plus précisément, l'Idole de la Grande Tromperie Collective. Il n'existe pas de plus productive fabrique de "rêve", ou plutôt des illusions, que le socialisme théorique. Et il n'existe pas de meilleur destructeur d'illusions que le socialisme réel. Les illusions (à la différence des rêves, qui ne sont pas toujours coupés de la réalité) sont par nature condamnées à périr. Il semblerait donc qu'il suffit de les laisser à leur destin, pour qu'elles disparaissent spontanément. Mais non, il ne faut pas laisser les illusions en paix, il ne faut même pas admettre leur naissance. Car le prix de l'effet qu'elles produisent est terrible, d'autant plus terrible qu'elles sont plus collectives. Victor Hugo avait raison le 29 mai 1848, dans son remarquable discours contre le socialisme et pour la défense des associations laborieuses, lorsqu'il disait: "Ce que je sais de pire au monde, c'est la faute en commun". Si la fabrication des illusions collectives ne coûte pas plus cher que la fabrication des bulles de savon, le coût de leurs conséquences est terrible: fleuves de sang et de larmes, mer de misère et de ruines, milliards de vies brisées.

Quoique Richter combattait la Grande Illusion encore au temps où elle avait l'innocent aspect des bulles de savon, il était bien conscient de son danger. Mais il ne pouvait pas se représenter toute sa monstruosité. L'Histoire de son siècle n'a pas donné d'exemple de régimes totalitaires, et Richter était incapable de songer que derrière le dos de l'apparatchik débonnaire Bebel, incarnant l'idéal socialiste, se cachent les lénines, stalines, maos, castros, pol-pots et autres bebels-au-pouvoir - les cannibales, incarnant la réalité du système cannibale de l'Etat totalitaire. On ne peut pas en faire de reproches à Richter: lui s'est chargé de la tâche de deviner non pas les événements postrévolutionnaires réels, mais uniquement les conséquences logiques de la théorie du socialisme même dans les conditions favorables. Et cette tâche, il l'a accompli merveilleusement. Ses Tableaux se sont avérés, sous maints aspects, proches de la réalité. Certes, il leur manque l'obligatoire goulag. Si l'arbitraire y est déjà visible, si le système commence à ressembler au bagne, la terreur sauvage est encore absent.

Malgré ces imprécisions, la réalité n'a pas trop dévié des pronostics de Richter. C'est parce que la réalité y a apporté deux corrections importantes - avec de signes mathématiques opposés. L'une avec le signe moins: les révolutionnaires victorieux ont évidemment oublié les promesses démocratiques du programme et ont instauré la terreur. L'autre correction, avec le signe plus: nulle part (sauf au Cambodge) ils n'ont pu réaliser complètement leur plans collectivistes. Car les outrances initiales, la cruauté, la brutalité et la terreur des premiers bâtisseurs du socialisme non seulement ont aggravé les tares du système, mais ils ont aussi provoqué une résistance puissante, désespérée de masses insoumises, une guerre civile, une guerre paysanne, menaçant de renverser le nouveau pouvoir (fait qui interdit d'attribuer la nature du régime à "l'esprit d'esclave" du peuple russe, qui s'est soulevé 4 fois en 12 ans!). En 1921, les collectivisateurs effrayés ont reculé, en adoptant la NEP, la "Nouvelle" Politique Economique: ils sont revenus à certains vieux principes de la société pluraliste temporairement, et à d'autres pour toujours. Bref, ils ont dilué leur socialisme rouge-sang par des ingrédients bourgeois, si l'on peut dire, ils ont soutenu par de béquilles bourgeoises cet infirme inguérissable - le socialisme. Les hégémones ont conservé quelque chose qui ressemble à l'argent (outil d'une relative liberté), quelque chose qui ressemble à la hiérarchie des salaires, une pâle copie de la propriété sur les lopins de terre, sur les objets personnels (donc, certains stimulants au travail). Ils ont rétabli, bien que sous une forme rachitique, la famille (mini-forteresse contre l'Etat), les îlots de la production privée, de la vie et du commerce privés. Devenu un peu dilué, disons, réduit à 80%, appuyé aussi bien sur la terreur que sur les 20% restant du système bourgeois, le socialisme a réussi à rester debout et s'est tenu ainsi des dizaines d'années, sans s'écrouler dans le premier temps (comme il s'est écroulé au Cambodge, "pays du sourire" où les timides étudiants en tête du parti, ayant tous appris la théorie du socialisme à Paris, ont réalisé le Dogme à la lettre, selon leurs cahiers d'études, à 100%, jusqu'à la dose cannibale, mortelle du communisme pur, car ils n'ont pas rencontré la résistance du peuple trop placide). Et après l'expérience russe, les collectivisateurs sont devenus prudents partout (sauf au Cambodge). Ils ne faisaient plus "table rase" de l'ancienne société, mais dosaient leur pression en fonction de la résistance rencontrée ou possible des hommes et des choses, guérissaient leur système par des NEP, "dégels", "détentes" qui ouvraient les portes des silos de blé, des technologies et des crédits occidentaux. Le socialisme, système de renversement du monde bourgeois, n'aurait pas tenu une décennie sans ses vieilles béquilles bourgeoises, sans l'aide bourgeoise, sans les fournitures massives pendant la guerre contre les nazis, sans le blé bourgeois, sans la masse salutaire de dollars pour les matières premières exportées, sans les dons humanitaires occidentaux. Si le socialisme avait renversé son ennemi, il n'aurait plus eu rien sur qui s'appuyer, et se serait écroulé après sa victoire à la Pyrrhus encore plus vite qu'il ne s'est écroulé en réalité, de son propre pourrissement.

Après la victoire de la révolution bolchevique, on s'est rappelé temporairement de Richter, et ses prophéties, confirmées, sont devenues de nouveau actuelles, agissantes. En 1919, l'éditeur allemand Loeser a publié le récit de Richter en 20.000 exemplaires. En même temps, à Berlin est arrivée une commande pour 500.000 exemplaires en langue russe. La commande est venue des régions russes sous pouvoir blanc. Mais elle ne fut pas exécutée, en raison de doutes sur la solvabilité du client. Dommage... Un tel tirage aurait eu un effet non moindre que le recrutement de plusieurs divisions pour l'armée de Libération. En ces temps où le pouvoir des bolcheviks tenait à un cheveu, ce fait pouvait être décisif... Car rien n'a une force aussi édifiante ou destructive que les livres. Certains livres. Les livres sur les idées essentielles pour l'Humanité. Certains livres (idées) font périr les hommes et les peuples, les autres sauvent ou préviennent du péril (comme, il y a un siècle, les livres de Richter) ou aident à sortir du malheur (comme les livres d'Orwell, de Soljenitsyne). Ou bien, en expliquant les erreurs passées, ils avertissent contre leur répétition, contre l'engagement sur des voies fausses. Le philosophe américain George Santayana a justement remarqué, en 1905: "Ceux qui ne peuvent se rappeler le passé sont condamnés à le répéter". Le récit de Richter nous rappelle et explique notre passé, et une série de conclusions, tirées de ce récit, peut éclairer notre compréhension des problèmes actuels. Quelles sont ces conclusions?
















5. Que nous enseigne Richter?


- La première conclusion qui s'impose après la lecture du prophétique récit de Richter est celle-là: le socialisme n'a pas été défiguré. On pouvait précisément prévoir son aspect, car il découlait en toute logique de ses principes. Richter a même prédit avec justesse la fin de ce système unidimensionnel, en tout cas une fin telle qu'elle avait eu lieu dans le premier pays, la Pologne, où le socialisme a été aboli. Les murs de la prison socialiste y étaient ébranlés par les coups de boutoir du mouvement des travailleurs. Le monstrueux socialisme réel correspondait partout à la nature monolithique de l'Idée collectiviste du socialisme. Le goulag et la misère du socialisme sont des fruits de son programme opératoire, c'est-à-dire des fruits de la collectivisation forcée, expropriant tout le peuple, ainsi que des fruits de l'égalisation forcée, qui signifie la réduction des masses à "l'égalité des mendiants". Certes, l'abjecte gueule de ce règne d'apparatchiks ne ressemble en rien à son masque - à l'angélique frimousse du socialisme oratoire. Mais ce qui est véridique dans le socialisme, c'est pas son masque charlatanesque, mais bien cette gueule de brute. Elle n'est pas une déformation du socialisme, mais le reflet fidèle de sa brutale, cruelle nature collectiviste, de son "code génétique" de monstre. S'il y a eu déformation du socialisme, ce fut dans un sens positif: proportionnellement à l'ampleur de la résistance populaire, le socialisme a reculé, ne fut pas introduit à pleine dose, et sa gueule de cannibale était légèrement adoucie par quelques traits "bourgeois" conservés du passé. Le socialisme peut avoir un visage humain dans la mesure où ce visage cesse d'être une gueule socialiste et réstitue les traits "bourgeois".



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- A elle seule, l'apparition en 1891 du récit prophétique de Richter dément l'argument que l'on avance souvent pour défendre les cannibales de gauche au pouvoir: ils voulaient, soi-disant, le bien du peuple, ils luttaient pour la justice et ne savaient pas où mène réellement l'Idéal de gauche. Non! Ils savaient ce qu'ils faisaient! Chacun d'eux avait entendu les avertissements des penseurs "bourgeois" (et même des rivaux de leur propre camp: les marxistes et les anarchistes, Marx et Bakounine en personne démasquaient mutuellement leurs théories comme des embryons d'une dictature cruelle et du socialisme de caserne !). Marx et Engels entendaient ces avertissements déjà en 1847: le deuxième, principal chapitre de leur Manifeste est écrit sous la forme et dans la tonalité d'un aboiement enragé contre les Cassandre "bourgeoises" de leur temps, qui avertissaient contre la catastrophe, inéluctable sur la voie du collectivisme. Engels, Bebel, les deux Liebknecht ont lu Richter. Pas moins de 16 ans avant la révolution, Lénine était prévenu. Il a lu attentivement les Tableaux de l'Avenir social-démocrate de Richter. En juin 1901, il se moquait de Richter et de son "économe Agnès" (t.5, p.149). Plus tard, dans le premier article contre le "renégat" Kautsky, écrit en octobre 1918, quand par les efforts de Lénine la Russie était introduite de force dans l'antichambre sanguinaire du socialisme et se tordait dans des malheurs indicibles, ce cannibale ricanait de nouveau à propos de l'Agnès et du "pur démocrate bourgeois Eugen Richter", qui "prophétisait des malheurs indicibles que devait apporter la dictature du prolétariat" (t.28, p.287). Aucun des Apôtres de l'étatisation totale de l'économie ne peut dire: "Je ne savais pas où mène le monopole de la propriété". Tous connaissaient ses conséquences, et désiraient ardemment ce monopole, justement, car il donnait le pouvoir total. Ils ont donc commis un crime prémédité, et il n'y a pas de pardon pour eux.

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- Le récit de Richter nous aide à répondre à la question: qui est coupable pour l'introduction du socialisme? Actuellement en Russie se sont répandues des théories, prétendant que la faute pour les malheurs de ce pays incombe à l'Occident, car le socialisme était, dit-on, importé de là-bas - d'Allemagne ou de France. L'existence même du récit et des autres textes de Richter est une preuve de la fausseté de la thèse de l'importation du socialisme. N'est-t-il pas évident qu'en Occident pluraliste circulaient depuis l'Antiquité toute sorte d'idées, pas seulement collectivistes?! Et qu'en Orient il ne manquait jamais d'éléments de collectivisme ou de théories collectivistes? N'est-ce pas là-bas justement que la propriété communautaire était le plus répandue (en Russie, avec les repartages périodique de terres, rendant la propriété privée instable), et que depuis les temps anciens, tels des abcès, y étaient venus au monde les premiers systèmes de domination étatiste totale! Marx les a remarqués et baptisés, dans ses Manuscrits de 1858 (Grundrisse) de nom de "formes asiatiques" de communauté. Il a même souligné leur principale caractéristique: "la propriété collective du sol". Mais ayant aperçu que cette propriété est immanquablement accompagnée de despotisme, il a pudiquement caché ses conclusions dans ses archive... Pourquoi donc les socialistes russes avaient importé les théories socialistes, et non pas les idées de Richter et d'une multitude d'autres penseurs antisocialistes? Pourtant, ce sont ces penseurs et leurs idées libérales de défense de la société pluraliste qui étaient dominantes en Occident! Car toute l'Histoire démontre clairement, que l'Occident en totalité n'a pas opté pour les idées socialistes, les a rejetées dans les batailles d'idées, et quand les fanatiques du socialisme employaient la force, l'Occident les écrasait par les armes. A une exception près: en 1933, le national-socialisme (une forme particulière du collectivisme, qui commence par la "socialisation des hommes", comme Hitler a résumé son programme) est venu au pouvoir en Allemagne par la voie électorale. Or s'il a réussi cet exploit en se présentant comme un ennemi du communisme, comme un sauveur contre sa menace, il est devenu en réalité non pas son ennemi, mais son complice dans le déclenchement de la guerre mondiale, puis son rival dans le combat pour la domination mondiale.

Non, ce ne sont pas les Marx qui ont vaincu en Occident, mais les Richter. Car les Aristote, les Richter, les Franck ont persuadé les Bernstein et les Kautsky que l'on ne peut renier la liberté pour aucun "idéal" au monde. La liberté est au-dessus de tout (à l'exception de la moralité, car sans elle, sans les commandements de la morale, qui est la gardienne des limites du tolérable, il n'y a pas de liberté). Il y a longtemps déjà, les libéraux en Occident ont misé sur la personne libre, ont averti contre le collectivisme excessif, contre les espoirs que c'est l'Etat qui peut apporter aux hommes le bonheur sur une assiette. Les démocrates enseignaient que l'Etat était un instrument utile, mais dangereux. Comme un marteau, il ne convient pas à tous les travaux, mais pour certaines tâches il est irremplaçable. Il faut toujours l'utiliser avec prudence et ne jamais oublier que beaucoup d'autres instruments existent. Il arrivait que le peuple dans les démocraties confiait le pouvoir aux socialistes, ardents idolâtres de l'Etat, mais uniquement à ceux qui réduisaient fortement la dose du collectivisme dans leur programme, renonçaient pratiquement à la collectivisation massive aussi bien de la propriété que des hommes, et garantissaient la conservation des libertés "bourgeoises", autrement dit, rendaient impossible le passage au socialisme massif. La notion "d'Occident" elle-même est fondée sur les idées et non pas sur la géographie. L'essence de l'Occident, son fondement, c'est une série de principes: droits de l'homme, initiative, responsabilité et liberté de la personne humaine (l'économie multicellulaire, le marché ne sont pas les fondements du système pluraliste, mais les conséquences naturelles de l'autonomie de la personne). Et depuis longtemps déjà on pouvait trouver non seulement à l'ouest, mais aussi à l'est, au sud et au nord les pays, ayant plus ou moins adopté ces principes comme bases de leur civilisation.

Personne n'a obligé les critiques russes (ou chinois, cambodgiens, cubains, éthiopiens, etc.) de la vieille civilisation de choisir, parmi une multitude d'idées et d'idéologies "occidentales", non pas ces principes de base, mais les principes inverses: le socialisme et sa variante "scientifique" - le marxisme. Et quand la Russie a choisi ce faux système en 1917, les démocraties occidentales ont tenté, timidement, il est vrai, de sauver la Russie du bolchevisme, en aidant matériellement les armées blanches et en introduisant des troupes dans une série de ports stratégiques russes (au début non pas pour combattre le pouvoir rouge, mais pour empêcher les Allemands d'occuper ces ports). Seul l'Empire allemand aidait Lénine dans le but de casser l'Entente, le camp de ces adversaires dans la guerre mondiale. Donc c'est absurde d'accuser l'Occident en bloc d'avoir fait naître le socialisme en Russie. L'Occident multicolore est un immense marché où l'on trouve tout: remèdes et poisons, démocratie et tyrannie, liberté et esclavage, richesse et misère, vérité et mensonge, Richter et Marx. Si la Russie a choisi, à la place de la liberté et de la démocratie occidentales réelles, le poison des utopies trompeuses, conduisant à la tyrannie et à l'esclavage, à la misère et à la vie dans le mensonge, alors l'Occident n'y est pour rien. C'est la faute à la Russie seule, non pas à la Russie en bloc, mais à une partie de sa population, à cette minorité de gauche qui lui a imposé par la force l'Erreur du collectivisme. Et cette Erreur n'est pas "russe" ni venant d'une nation quelconque. La voie trompeuse du socialisme a séduit les minorités de maints pays, y compris des pays les plus développés et les plus instruits. Gracchus Babeuf - l'ancêtre français de Lénine, le premier "fondateur "d'un parti communiste réellement agissant", comme le dit Marx - avait préparé une "Révolution d'Octobre" pour le 12 mai 1796, mais il a été stoppé net la veille du putsch. Après l'examen par un tribunal ouvert du programme collectiviste de Babeuf, les accusateurs ont compris, que le succès de sa "conjuration des Egaux" aurait eu comme résultat "d'ensevelir la République sous des monceaux de cadavres, dans des flots de sang et de larmes". Babeuf avec l'un de ses complices a été guillotiné et son parti clandestin de 17.000 "bolcheviks" dispersé.

Si l'Occident n'est pas coupable, qui donc est responsable de la naissance du socialisme au 20e siècle? De sa diffusion sur divers continents, dans des dizaines de pays peuplés par un tiers de l'Humanité, on accuse le premier pays du socialisme - la Russie soviétique, ce qui est juste seulement dans certains cas, surtout en Europe centrale, où le socialisme était importé à l'aide des chars soviétiques. Mais cette explication est fausse pour la majorité des autres pays, étant entrés sur la voie socialiste de leur propre initiative, sans la pression soviétique. Certains de ces pays étaient même hostiles à l'URSS, tels la Yougoslavie, la Chine, l'Albanie, le Cambodge. En fin de compte, chaque peuple doit chercher en son propre sein les coupables de l'introduction de ce système d'esclavage, et non pas jeter le tort sur les autres peuples. C'est vrai même pour les peuples occupés, car s'il ne s'y était trouvé une assez lourde minorité de collaborateurs avec l'occupant, le socialisme n'aurait pas pu s'établir ni se maintenir (la plus puissante armée du monde n'a pas réussi, par exemple, à imposer le socialisme en Afghanistan, comme l'armée nazie n'a pas pu imposer le national-socialisme à la majorité des pays occupés d'Europe).

Pourquoi est-ce justement la Russie qui est entrée la première dans l'impasse? C'est une question compliquée. Probablement parce que la Russie était réellement, comme le dit Lénine, "le maillon faible de la chaîne capitaliste", surtout à la fin de la première guerre mondiale. Et qui donc a concrètement engendré le socialisme soviétique? Evidemment, ces hommes et ces partis qui ont imposé le socialisme au pays. C'est-à-dire que c'est la faute aux collectivistes de toutes les ethnies de la Russie, et non à tout le peuple russe, à quelque autre peuple de ce pays multinational ou aux conditions ou particularités russes. Tous les peuples et même beaucoup des familles étaient divisés, dans la révolution et la guerre civile, en deux camps hostiles, et l'on peut dire avec certitude que dans ce pays, où les petits propriétaires composaient 75% de la population, la majorité était du côté antisocialiste de la barricade. Avait vaincu, hélas, la minorité décidée, violente de la population de la Russie, minorité de gauche qui s'est dégagée des principes limitatifs de la morale "bourgeoise" et avait accaparé le pouvoir par un putsch habile, en dupant momentanément le peuple par des slogans, mensongers dans la bouche de cette minorité, car nullement socialistes: "Paix au peuple, terre aux paysans, usines aux ouvriers, pouvoir aux soviets!" (en effet, tous les slogans socialistes se résument dans celui que Mussolini a formulé le 28 octobre 1925 pour son fascisme: "Tout dans l''Etat, rien contre l'Etat, rien en dehors de l'Etat"). Certains prétendent que la majorité du peuple se trouvait du côté des bolcheviks (qui ont liquidé pour toujours la paix civile et ont accaparé la terre, les usines, les maisons et le pouvoir). Si cela était vrai, il serait impossible d'expliquer pourquoi les nouveaux maîtres avaient étranglé la démocratie, anéanti et interdit toute opposition, instauré la terreur généralisée, jamais permis d'élections libres. Y a-t-il une meilleure preuve qu'ils avaient peur de la majorité du peuple?

Ainsi, la faute pour le cauchemar du socialisme incombe aux partisans de cette idéologie mensongère dans chaque peuple, mais il n'est pas possible d'accuser collectivement, en bloc des peuples entiers. Et encore moins d'accuser "tout l'Occident", cette même civilisation occidentale, dont l'essence s'exprime par ce principe, manifestement antisocialiste: la responsabilité individuelle, non pas collective. Autrement dit: la responsabilité de l'homme en tant que personne - unique, inimitable et non soluble dans la masse. Hors de ce principe, il n'y a pas de vie digne. Et les hommes ou les partis qui de nos jours refusent de copier EN CELA "l'Occident" (terme qui désigne l'ensemble des démocraties pluralistes de tous les continents) préparent à leurs peuples un nouvel esclavage.


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- Une autre leçon importante que l'on peut tirer des textes et des actes de Richter est celle-là: son exemple et ses idées nous aident à nous libérer du piège du schéma bipolaire "socialisme - capitalisme", "gauche - droite", selon lequel tout critique du socialisme est un fieffé réactionnaire, et tout critique du conservatisme est un communiste dangereux. Richter et les idées qu'il exprimait sont une incarnation, un exemple vivant de réalité du troisième principe social, principe de l'indépendance de l'homme, principe ergoniste de fusion du capital et du travail. Les historiens, les biographes de droite et de gauche ne comprennent pas, condamnent Richter, les uns le désignant comme "gauchiste", presque anarchiste, les autres comme droitier, "petit-bourgeois". Mais il n'est ni l'un ni l'autre. Il est un vrai ami de travailleurs et un véritable démocrate. Et pour cette raison, il est ennemi de la réaction et du socialisme. Autrement dit, ennemi de la réaction noire et rouge. Homme du troisième pôle. En tant que tel, il rejette résolument le socialisme, car ce système du Monopole d'Etat change le bourgeois et presque tout le reste du peuple en esclaves misérables, vivant des maigres aumônes de l'Etat. Si Richter admet l'économie d'échange, c'est seulement dans la mesure où elle, depuis longtemps et graduellement, péniblement, mais efficacement, transforme les misérables en bourgeois, en classe moyenne, en ergonaires, en propriétaires - en hommes libres, cultivés, aisés. A l'intérieur du système multiforme de l'économie de marché, Richter était en opposition au camp des gros industriels, seigneurs, généraux ou bonzes de l'appareil d'Etat. Ce défenseur convaincu de la propriété et ennemi de ses abolisseurs était partisan non pas de sa concentration, mais de sa diffusion. Il comprenait le progrès justement comme un processus de diffusion graduelle, pacifique de la propriété et de la responsabilité, tandis que les réactionnaires rouges et noires oeuvrent pour la concentration de ces deux bases de la dignité et de la liberté de l'homme entre les mains d'une minorité.

Pour ceux des anciens homo socialistus qui ont gardé la mentalité d'esclave d'Etat, la sortie des ruines du socialisme vers l'économie d'échange, c'est le retour vers le "capitalisme", l'épouvantail, dont on les effrayait dès la petite enfance. Non, cet épouvantail n'existe pas, le capitalisme n'existe nulle part à l'état pur. Le retour au marché, c'est le retour au libéralisme, plus précisément à l'économie pluraliste, où pour tout homme actif le choix des voies est large. Si quelqu'un est réticent pour travailler chez un patron, choisir la voie de travail salarié, alors la sortie n'est pas dans le retour à l'Unique Patron-Etat. Dans l'économie d'échange, et uniquement dans elle, même la voie du service d'Etat n'est plus un retour au Maître monopolistique sans âme (pourtant, c'est encore la voie de travail salarié). Et dans l'économie d'échange seulement il existe aussi une troisième voie, la voie ergoniste, voie de travail indépendant, non salarié. Voie sur laquelle le travailleur est un propriétaire ou un copropriétaire du capital. Ni esclave ni serf ni salarié. Ni dominateur. Comme disait Albert Camus: ni victime ni bourreau. Tout simplement son propre maître.


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En tant que l'un des premiers politiciens parlementaires professionnels, Richter pourrait être défini par un mot nouveau: politonome (comme on dit: agronome ou astronome). Il n'était pas seulement préoccupé par des questions de pure politique. La définition de la politique comme d'un art de prévision se rapporte très bien à lui. A ce côté de la politique, au choix des voies, il attachait une attention particulière. Et dans ce rôle, il tombe dans la catégorie des penseurs, car il faisait précisément ce qui est considéré comme la tâche des penseurs: en s'efforçant de comprendre le monde, en découvrant la nature des hommes et des phénomènes, deviner les conséquences des idées, des principes, des idéologies. Donc, dans un sens, être un prophète. Et bien qu'il y avait beaucoup de Cassandre du socialisme, les prophètes qui voyaient aussi loin que Richter sont une rareté. Cela fait de lui un grand penseur et prophète. Les pouvoirs des pays socialistes ont élevé une masse de monuments aux faux prophètes, auteurs de trompeuses utopies. Infiniment plus qu'eux mérite un monument le vrai prophète Eugen Richter, auteur de la seule véridique utopie.

Dans le genre des livres prophétiques, il est intéressant de comparer le récit oublié de Richter avec le roman de politique-fiction, mondialement connu, de George Orwell L'an 1984, publié en 1949 et considéré comme modèle des oeuvres prophétiques. Le roman d'Orwell étonne les lecteurs par sa perspicacité dans l'analyse de l'esprit de la société totalitaire. Mais au fond, il est difficile de considérer ce roman comme prophétique: Orwell, un contemporain de Staline et de Hitler, dessinait d'après nature, en regardant les deux échantillons vivants des systèmes sociaux, où la personne est entièrement diluée, broyée dans le collectif, avalée par le Moloch de l'Etat (avalée avec l'économie dans le cas du socialisme, et temporairement, partiellement sans elle dans le cas du national-socialisme). Quelle doit donc être notre ravissement devant la perspicacité de Richter, qui n'avait devant ses yeux aucun modèle vivant d'un tel système et qui, un demi-siècle avant Orwell et un quart de siècle avant la naissance du monstre en Russie, a pu deviner précisément les traits du monstre, maintes conséquences de l'Erreur socialiste, et persuader ainsi une multitude de gens par un texte simple et littéraire, que la voie de la collectivisation massive conduit dans le marais sanguinaire. Par la méthode de l'analyse logique de quelques arides textes théoriques et programmes de la social-démocratie, il a deviné la société "lumineuse" de l'avenir inhumain jusqu'aux petits détails de la vie quotidienne, jusqu'à l'écroulement de ce bagne en raison de sa propre absurdité.

Les idées transforment le monde - les unes égarent, ruinent, les autres sauvent, édifient. Les idées de Richter ont joué un rôle important dans le sauvetage de la démocratie et du pluralisme. Il n'y a pas de doute que ses prophéties à la fin du 19e siècle ont fortement influencé la décision de la social-démocratie allemande, la plus puissante d'Europe, de procéder à la révision de sa doctrine, de désamorcer sa charge idéologique de violence, qui pouvait faire sauter toute l'édifice de la civilisation. Grâce à cela, l'Occident a réussi à rester debout, en tant que rempart de la liberté et preuve vivante de l'idée que seul l'homme libre, responsable peut créer une société de bien-être, de respect pour la personne, d'égalité des droits, et que seul un tel homme sert le mieux les autres hommes et crée les structures et les valeurs véritablement collectives, car librement formées et consenties, au sein de la société pluraliste, fondée sur le droit.

Un tiers de l'Humanité s'est pourtant égaré, est entré dans l'impasse du socialisme, c'est-à-dire du collectivisme de troupeau, forcé et monolithique. Le socialisme (comme le national-socialisme), voie de méfiance envers la personne humaine, s'est avéré une tragédie pour maints peuples, pour un tiers de l'Humanité directement, et pour le reste de façon indirecte, comme une menace, un fardeau, une immense Usine du Mal de toute sorte, dont les effluves se déversaient sur le monde environnant. L'Occident (et avec lui, toute l'Humanité) serait aujourd'hui beaucoup plus prospère, s'il n'avait pas été obligé pendant des décennies couvrir les dégâts de ces rejets, supporter ce mal, aider les millions de victimes. Toutes les conséquences du socialisme frappaient et continuent à frapper l'Occident - guerres civiles, famines, déportations, vagues de réfugiés et d'exilés, dettes non remboursées, infection idéologique, menaces, agressions directes, dépenses militaires colossales, conflits nationaux, catastrophes écologiques, exportation massive de la propagande mensongère, de la désinformation, de la calomnie contre la démocratie, des égarements, des zizanies, de l'espionnage, du terrorisme, des révolutions. L'Occident lui-même s'est infecté partiellement des idées socialistes, sous la pression du "peuple de gauche", qui met tous les espoirs dans leur idole - l'Etat (ou, comme les anarchistes, dans son anéantissement). Cela veut dire que même l'Occident s'est quelque peu étatisé, bureaucratisé, a multiplié les îlots d'irresponsabilité, de parasitisme, et est obligé lui aussi de se soigner de cette contagion, d'une grave hypertrophie de ses Etats. La plupart des maladies de l'Occident sont socialistes. C'est pourquoi la question de la nature réelle du socialisme, des racines de ce faux Idéal, des virus de cette peste concerne tous les peuples, tout homme. D'autant plus que le socialisme en tant que système n'est pas encore mort, ne s'est pas encore partout écroulé. Bien qu'en pratique il a prouvé sa nocivité, ses oripeaux oratoires continuent encore à séduire des naïfs, et comme idée il n'a pas encore disparu: les débris toxiques de ses faux dogmes son toujours bien encrés dans maintes têtes - en Orient comme en Occident. L'étude des causes de la tragédie, en gros révolue, mais non encore achevée, n'est pas l'affaire d'une inutile fouille dans le passé, mais une question pratique d'une actualité brûlante, question de convalescence et de choix des voies de l'avenir.

Voilà pourquoi le clairvoyant Eugen Richter reste notre contemporain. Plus encore - il restera avec nous même dans l'avenir. Car non seulement il avertissait contre les principes qui mènent dans l'impasse du socialisme ou qui arrêtent le progrès de la société pluraliste, mais a éclairé aussi ceux des principes qui libèrent l'homme des restes de dépendance ou de domination et rendent sa vie plus digne. Et ces principes, on peut l'espérer, ont un grand avenir. Car l'homme civilisé devient plus raisonnable, mieux instruit, il tire de meilleures leçons des erreurs. L'expérience tragique du 20e siècle l'a amené à admettre cette vérité simple: pour ne pas retomber dans les vieilles erreurs et ne pas répéter les horreurs du passé, il ne faut pas les oublier. Et il faut attentivement étudier leurs racines. En cela, comme dans l'examen des Plus Grandes Erreurs de notre temps, erreurs socialistes et national-socialistes, Eugen Richter nous apporte une aide immense.




Paris, juin 1996, avril 1998.



BIBLIOGRAPHIE

1. LES PRINCIPALES OEUVRES
D'EUGEN RICHTER

- Die wirtschaftlichen Bestrebungen von Schulze-Delitzsch im Gegensatz zu den sozialdemokratischen Irrlehren von Lassalle. Düsseldorf 1863.
- Die Konsumvereine am Niederrhein und in Westfalen. (Articel im "Arbeiterfreund" 2.Jahrgang, 4.Heft). Düsseldorf 1864.
- Die Geschichte der Sozialdemokratischen Partei in Deutschland seit dem Tod Ferdinand Lassalles. Berlin 1865.
- Die Konsumvereine, ein Not- und Hilfsbuch für deren Gründung und Einrichtung. Berlin 1867.
- Das preussische Staatsschuldwesen und die preussischen Staatspapiere. Breslau 1869.
- Aus der Debatte über die Militärfrage. Rede am 14. April 1874. (Aus dem stenographischen Bericht der "Germania"). Berlin 1874.
- Die deutsche Fortschrittspartei und die nationalliberale Partei. Berlin 1874.
- Notizen zur Militärfrage. Zusammenstellung 27.3.1874). 1874.
- Politischer Katechismus für freisinnige Landsleute. Berlin 1877.
- Die falsche Eisenbahnpolitik des Fürsten Bismarck. Drei Reden am 26. Avril 1876, 12. und 13. Dezember 1877. Politische Zeitfragen Nr.3. Berlin 1878.
- Die Fortschrittspartei und die Sozialdemokratie. (Vortrag gehalten am 9. Mai 1877). Neue mit Anmerkungen vermehrte Ausgabe. Politische Zeitfragen Nr.1. Berlin 1878.
- Die Sozialdemokraten, was sie wollen und wie sie wirken. Politische Zeitfragen Nr.5. Berlin 1878.
- Selbstverwaltung und Beamtenregierung. Vortrag am 4.1.1878. Politische Zeitfragen Nr.4. Berlin 1878.
- Gegen die Steuerprojekte des Reichskanzlers. Politische Zeitfragen Nr.6. anonym. Berlin 1878.
- Attentat und Sozialistengesetz. Reichstagsrede vom 23.5.1878. Politische Zeitfragen Nr.7. Berlin o.J. 1878.
- Gegen Kornzölle. Vortrag am 27.1.1879. Politische Zeitfragen Nr.12. Berlin 1879.
- Die neuen Zoll- und Steuervorlagen. Politische Zeitfragen Nr.13. Berlin 1879.
- Der Kampf gegen die Reaktion und die bevorstehenden Landstagswahlen. Rede in Stettin am 4. September 1879., anonym. Berlin 1879.
- Die Gefahren der Reaktion, inbesondere auf dem Gebiete der Wirtschaftspolitik. Rede vom 24. November 1878 in der Parteiversammlung. Berlin 1879.
- Die steigenden Lebensmittelpreise und die neuen Zölle. Vortrag 1.12.1879 im Landtagswahlkreis IV, anonym. Berlin 1880.
- ABC-Buch für freisinnige Wähler. 2. Aufgabe. Politische Zeitfragen Nr.15, anonym. Berlin 1881.
- Gegen das Tabakmonopol. Rede am 12. März 1882 im Tivoli-Saale. Berlin 1882.
- Gegen Bebel. Die verwerflichen Ziele Bebels und der Sozialdemokratie. Berlin 1883.
- Politisches ABC-Buch. Ein Lexikon parlamentarischer Zeit- und Streitfragen. 1885 (anonym), 1896, 1903 (Richter).
- Die neue Militärvorlage. Berlin 1890.
- Die Irrlehren der Sozialdemokratie. Berlin 1890.




- Gegen die Sozialdemokraten. Vortrag in Hagen-Eilpe am 15. Februar 1890. Berlin 1890.
- Sozialdemokratische Zukunftsbilder, frei nach Bebel. Fortschritt, Berlin 1891.
- Jugenderinnerungen. Berlin 1892.
- Gegen die Militärvorlage! Reichstagsrede am 4.mai 1893. Berlin 1893.
- Richter gegen Bebel. Zwei Reichstagreden über den sozialdemokratischen Zukunftsstaat, gehalten am 4. und 6. Februar 1893. Berlin 1893.
- Im alten Reichstag. Erinnerungen. 2 Bde. Berlin 1894, 1896.
- Gegen die Zwangsinnungen. Berlin 1896.
- Gegen die Sozialdemokratie. Berlin 1896.
- Flotte und Flottengesetz. Berlin 1898.
- Schultze-Delitzsch, ein Lebensbild. Berlin 1899.
- Zur Flottenfrage, ein critisches ABC-Büchlein. Berlin 1900.
- Für die Freiheit des Vereinswesens. Rede am 18. Mai 1897. in: Vorkämpfer deutscher Freiheit, H.27. München 1911.



  1. DIFFERENTS ARTICLES DANS LES JOURNAUX SUIVANTS:

Freisinnige Zeitung, Der Volksfreund, Der Reichsfreund, Hagener Zeitung, Hamburger Fremdenblatt, Kolberger Zeitung, Nordhäuser Zeitung, Frankische Kurier, Königsberger Hartungsche Zeitung, Frankfurter Zeitung.
  1. LES TEXTES SUR RICHTER

- Leopold ULLSTEIN, Eugen Richter als Publizist und Herausgeber, Universität zu Leipzig, Leipzig 1930, 240 s..
- Ina Susanne LORENZ, Eugen Richter, in Historische studien, Heft 433, Matthiesen Verlag, Husum 1980, 264 s.
- Eugen Richter, der fortschrittliche Agitator, in: Der Kulturkämpfer, Bd.9, 1884.
- Eugen Richter als Schriftsteller, in: Der Kulturkämpfer, Bd.9, 1884.
- Eugen Richter, der Führer der deutsch-freisinnigen Partei, Tilsit, 1888.
- Eugen Richter, in: Monattschrift für christliche Volksbildung Jg.3, 1886.
- Albert TRAEGER, Eugen Richter, in: Nord und Süd, Bd.83, 1897.
- Theodor BARTH, Eugen Richter, in: Die Nation Jg.23, 1905/06.


ARTICLES SUR RICHTER DANS LES DICTIONNAIRES:

- Mayers Lexicon
- Brockhaus Enzyklopädie
- Biographisches Jahrbuch und Deutscher Nekrolog, Bd.13, 1908.
- Entsiklopediceski slovar' Brockhaus-Efron (Sankt-Petersbourg, 1899).


Une bibliographie détaillée (la liste de 87 oeuvres de Richter et de 35 textes sur lui et ses idées, voir dans le livre de Ina Susanne Lorenz, pp.239-243, dont les références se trouvent plus haut.



SOMMAIRE


- AVERTISSEMENT CONTRE LE SOCIALISME
(Introduction de Jacob SHER)
............................................................... 3

1. A quoi servent les prophètes .............................................................. 5
2. Comment a débuté la dilution du socialisme
.............................. 12
3. Richter - combien de division?
......................................................... 25
4. Les tableaux du futur cauchemar
.................................................... 31
5. Que nous apprend Richter? ............................................................... 46


Eugen Richter
- OÙ MÈNE LE SOCIALISME ............................................ 53

Préface de Paul Leroy-Beaulieu ................................................................. 55

1. Fête de la victoire
....................................................................................... 63
2. Les Nouvelles lois
.......................................................................................
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35. Dernier chapitre ........................................................................................

NOTES
............................................................................................................. C1
INDEX
.............................................................................................................. C2
BIBLIOGRAPHIE ......................................................................................... C5

ILLUSTRATIONS:
- Eugen Richter (portrait et caricature).
- Page de titre de la 1e édition allemande, 1891.
- Page de titre de la première édition française, 1892.
- Page de titre de la première édition russe, 1895.
- Eduard Bernstein.
- August Bebel.